Un correspondant féminin m'écrivit
un jour avoir retiré beaucoup de bien de mes
livres. Je puis rapporter son éloge sans
orgueil, tout publiciste sachant qu'on n'a pas
toujours le droit de se lier à de pareils
compliments.
Cette dame me disait entre autres ceci : Elle
avait appris de moi à traiter les hommes en
général et en particulier les
serviteurs qui vivent dans nos maisons avec
amabilité ; elle avait surtout appris
de moi que le secret du bonheur consiste à
s'occuper du bonheur des autres. En revanche elle
n'avait jamais pu admettre mes assertions sur la
corruption du coeur humain ; elle pensait ou
que je n'avais pas eu l'intention d'être pris
complètement au sérieux à cet
égard ou, oserait-elle aller jusqu'au
bout ? que je souffrais d'une maladie de foie
sans m'en douter, peut-être le sachant. Or
chacun a pu lire que cette affection dispose au
pessimisme. En s'examinant elle-même, elle devait
avouer à la gloire
de Dieu que son coeur était très bien
disposé pour tout ce qui est noble et
élevé.
Je lui répondis : « Veuillez
me dire si vous n'avez jamais éprouvé
une maligne joie en face du malheur d'autrui ?
N'avez-vous jamais ressenti un vif plaisir
intérieur à entendre raconter des
choses défavorables sur le compte du
prochain. Et si vous devez confesser qu'il en a
été ainsi, ne serait-ce pas le
symptôme d'une goutte de venin dans votre
coeur ? »
La dame répondit naturellement par le
silence. Le silence dura longtemps. Un beau jour
toutefois je reçus ces lignes :
« Des écailles me sont
tombées des yeux ; ma vertu est
à l'eau. Je sens profondément le
besoin que j'ai de devenir une nouvelle
créature, si je veux réellement
plaire à Dieu. »
Lecteur, que pensez-vous de ce récit ?
Cette dame serait-elle une exception, parce qu'elle
avait découvert en elle cette terrible
inclination qui consiste à jouir du malheur
d'autrui ? Votre conscience ne vous
reprend-t-elle point également sur ce
sujet ? N'avez-vous pas, vous aussi, à
adresser à Dieu la prière :
« O Dieu ! crée en moi un coeur pur (Ps. LI, 12.) ! »
Je ne veux pas paraître exagérer. J'accorderai volontiers, qu'à côté de ce penchant au fond monstrueux, il est en chaque âme d'homme une dose plus ou moins grande de pitié naturelle. Mais, auprès de la compassion, il est une tendance à se réjouir de ce qui nuit à autrui. On vous rapporte que votre voisin a laissé échapper une grosse sottise, qu'il vient de faire une spéculation malheureuse, que la fille de votre ami a rompu avec son fiancé, que le dernier livre d'un auteur s'est mal vendu. N'avez-vous pas humé une satisfaction à l'ouïe de ces propos ? Ne vous semblait-il pas que l'humiliation des autres vous élevait ? Bref, le penchant à se réjouir du mal d'autrui est en germe dans le coeur humain, et cette tendance suffit à démontrer notre corruption. Heureux celui que cette connaissance conduira à Jésus, le Roi de lumière et aussi le Roi de charité.
De toutes les paroles que j'ai entendues dans
mon enfance, aucune ne me revient aussi souvent en
mémoire que celle-ci : « Ne
fais pas ceci, ne fais pas cela ! »
Cette parole, que j'entendais alors du matin au
soir, ne provoque actuellement en moi qu'un gai et
reconnaissant sourire. Jadis elle a fait couler de
mes yeux les larmes, des milliers de fois.
J'étais un garçonnet fluet,
menacé de plusieurs maladies, et,
jusqu'à l'époque de ma confirmation,
je figurais, au dire de plusieurs, sur la liste des
condamnés, c'est-à-dire de ceux qui
sont condamnés à mourir à bref
délai.
Trois choses m'étaient
particulièrement et constamment
défendues : premièrement l'air
trop vif, deuxièmement des aliments quelque
peu difficiles à digérer,
troisièmement l'excitation. Ma mère
apportait-elle sur la table une tarte aux prunes,
et nos regards se dirigeaient-ils avec
avidité vers cette pâtisserie,
j'étais sûr d'entendre mon père
dire de sa voix tranquille : « Ma
chère amie, tu sais que notre
garçonnet n'en doit point manger. Donne-lui
un biscuit et une tasse de lait. » Quand
une brillante glace couvrait les étangs du
voisinage ou que mes camarades se battaient avec
des pelotes de neige, j'étais sûr
d'entendre les mots : « Quant
à toi, tu resteras à la maison, sans
cela tu tousserais demain. Le vent du nord va se
lever avec violence... » Lorsque, pour me
distraire, je me dirigeais du côté du
piano ouvert avec le désir d'y jouer quelque
petit air, une main fermait précipitamment
devant moi l'instrument, et l'on me disait :
« Pauvre garçon, pas en ce moment,
tu es trop nerveux ! »
Étais-je plongé dans la lecture de
Robinson Crusoé, quelqu'un s'exprimait
ainsi : « Assez lu ce soir ou bien
tu ne dormiras pas ! »
Comme ces défenses m'étaient
insupportables ! Presque tous mes
désirs étaient
contrariés !
Mais un jour que j'avais entendu plus que de
coutume le désagréable :
« Ne fais pas ceci, ne fais pas
cela ! », un ami de mon père
qui se trouvait là, posa la main sur mon
épaule et dit avec onction :
« Mon cher enfant, console-toi, le
renoncement est la source des meilleures
jouissances. » C'était un Souabe,
un homme très pieux. Il
était envisagé dans le cercle de
piétistes de notre voisinage comme une
espèce d'oracle. Son conseil n'eut pas le
don de me calmer, Et, quand j'y pense, je sens
encore quelque chose de la colère qui en ce
moment s'empara de moi. C'était
l'indignation que peut faire naître la
vérité prononcée sans
sympathie, sans aucun accent miséricordieux.
Je crois que si j'avais osé le frapper, je
l'aurais fait. Je me bornai à
répondre : « Si l'on me
défend tout ce que j'aime en ce monde,
pourquoi suis-je au monde ? »
Mon mouvement de colère était, j'en
conviens, répréhensible.
C'était une explosion de passion. Mais la
parole du piétiste n'était pas non
plus très digne d'éloges. Elle
n'avait pas été d'un sage. S'il
m'avait fait préalablement quelque joli
petit présent pour compenser mes privations,
sa réflexion, appuyée sur une base
tangible et solide, aurait été la
bienvenue. Je l'aurais méditée avec
reconnaissance. On me comprendra mieux si j'ajoute
que le saint homme n'avait point d'enfant et n'en
avait pas eu.
Pourquoi raconté-je ce petit incident ?
Parce que l'expérience et les années
m'ont convaincu qu'une profonde
vérité est cachée dans la
réflexion du piétiste. Je l'ai
pressenti au reste avant d'avoir cinquante ans, et
si la réflexion n'avait pas contenu une
importante leçon, elle ne serait pas
restée dans ma mémoire. Il y avait
là une vérité, quoiqu'elle
fût mal dite et hors de propos.
Cherchons-là. Nous n'aurons pas besoin pour
la saisir de recourir à de longs
raisonnements.
Mon excellente mère prit un autre chemin que
le piétiste, en vue de me préserver
du mécontentement, de remplir mon coeur de
joie an milieu des renoncements auxquels
j'étais obligé.
Elle travaillait incessamment à me
pénétrer de cette
pensée : Dieu t'aime ; tout ce
qu'il fait est motivé par son amour, et
quand il te refuse des satisfactions, qu'il
t'impose des renoncements, il n'a à ton
égard que des pensées de paix et de
bénédiction. Elle évoquait
sans cesse devant mes yeux la
miséricordieuse image de mon Sauveur. Elle
illustrait ses paroles de passages de la Bible bien
choisis. Et elle était elle-même le
meilleur commentaire de ses discours. Au milieu
d'une vie difficile à bien des
égards, elle demeurait constamment sereine.
Je savais qu'elle puisait sa paix dans sa communion
avec Dieu. Comment elle l'y trouvait, je ne m'en
rendais pas nettement compte. Mais je devais
l'apprendre un jour. Ce n'est pas en vain qu'une
mère répétera à son
fils : « Dieu
t'aime » ; le contentement, la joie
du coeur, la liberté de l'âme sont des
plantes qui croissent sur le sol de la foi.
Non, ce n'est pas en vain qu'une mère
chrétienne s'exprime ainsi, quand son
attitude est une preuve vivante de ce qu'elle
avance. Sans m'en douter croissaient en moi, sous
l'influence maternelle, de divines semences. Et
aujourd'hui, grâce à ma mère,
grâce surtout à l'action de l'Esprit
de Dieu, je suis persuadé qu'aucun homme ne
peut être malheureux, dans quelque position
que ce soit, s'il est un enfant de Dieu.
Ma mère était d'ailleurs une femme
pleine de sagesse et pratique. Elle n'ignorait pas
qu'on ne vit pas exclusivement de l'air du ciel.
Elle entendait qu'on fit quelque chose en ce monde,
qu'on s'occupât à un travail utile.
Comme l'étude m'était presque
interdite, elle m'imposait toutes sortes de petites
besognes. J'avais à soigner nos fleurs,
à nourrir nos oiseaux ; j'avais
à dévider ses écheveaux,
à écosser des pois pour la cuisine.
Elle réussit à me faire croire
qu'elle ne pouvait se passer de moi, que je lui
étais indispensable, et qu'un pur bienfait
du ciel à son égard m'empêchait
d'aller à l'école.
Avant tout, elle m'enseignait à
m'intéresser aux pauvres, aux êtres
souffrants. Si j'effilais de la charpie, elle avait
soin de me dépeindre les douleurs de ceux
auxquels ces filaments de linge étaient
destinés. Quand il m'était
arrivé de bourrer, avec le tabac du docteur,
la longue pipe à tête de porcelaine
des patients, qui souvent attendaient pendant des
heures mon père dans la chambre
précédant son cabinet de
consultation ; quand, dans cette chambre,
j'avais égayé quelque enfant malade
par la narration d'une historiette que je tenais de
ma mère ; quand, dans l'un de mes bons
jours, il m'avait été donné de
porter un potage réconfortant dans la
chaumière d'un pauvre homme et de voir
couler ses larmes de gratitude, je ne pouvais
m'empêcher de croire que le véritable
bonheur est moins dans les jouissances
extérieures que dans les oeuvres de l'amour.
Je ne me fais point passer pour un garçon
modèle. Tout enfant, bien dirigé,
à moins d'avoir un caractère
exceptionnel, finira par trouver, comme je le
trouvais, qu'il y a un véritable plaisir
à obliger les autres. Excitez chez vos
enfants le sentiment de la pitié, de la
sympathie ; apprenez-leur à se rendre
utiles. Que les enfants riches surtout sachent bien
qu'ils sont moins heureux en cherchant à
briller et à se grandir qu'en cherchant
à procurer quelque joie à leurs
alentours. Qu'ils songent à donner, non pas
seulement la veille de Noël, mais souvent, et
de nouveaux sentiments s'éveilleront en eux.
Et nous aurons élevé une
génération capable de résoudre
la question sociale, sans le secours des
baïonnettes.
Quant à moi, je fus peu à peu
initié par ma mère à la
connaissance des vérités de la Bible.
Ce qu'il y a de meilleur dans ma théologie,
je le dois à ma mère. Je me suis
souvent amusé des contorsions de certains
théologiens pour arriver à expliquer
un passage tel que celui dont nous parlions :
« Que servirait-il à un homme de
gagner tout le monde, s'il perdait son
âme ? » Certes, je ne me
serais pas hasardé à commenter
oralement ce verset ou tel autre. Mais j'avais
l'intuition du sens des promesses bibliques. Et ma
confiance dans la certitude des déclarations
de la Bible ne fut point ébranlée
plus tard à l'université par les
arguments de Strauss, de Hegel, de Büchner,
pas plus que par les ironies de Renan.
Le vieux piétiste souabe n'avait donc point
tort en me disant :
« Le renoncement est une source de
joie. » Oui, le renoncement et les
privations en sont une, parce qu'ils vous font
soupirer après quelque chose de meilleur,
après quelque chose que le monde ne saurait
donner, que le monde ni la mort ne peuvent
enlever.
Cette réflexion est encore vraie pour une
autre raison. Le renoncement renouvelle en nous la
faculté de jouir. Chaque jour, à
chaque heure nous rencontrons des existences
attristées, vouées au
dégoût. Elles sont en
général le fruit de l'abus du
plaisir. Le pessimisme est inspiré par
l'amertume que distille dans l'âme la passion
du plaisir déçue et lassée.
Les parents qui se hâtent de combler tous les
voeux de leurs enfants, de leur accorder toutes
leurs demandes, qui jamais ne les ont
familiarisés avec le renoncement et les
privations, préparent le malheur de ceux
qu'ils comblent, les blasent et tuent d'avance en
eux la faculté de jouir.
Je ne veux pas dire que les parents ne doivent pas
désirer voir leurs enfants joyeux. Je pense
le contraire. De même que les fleurs se
tournent naturellement du côté du
soleil, de même les enfants se tournent
naturellement vers la joie. Dieu le veut ainsi.
Mais le renoncement momentané à un
bien nous le fait ensuite apprécier
davantage. Puis il s'agit surtout de savoir
où gît la véritable joie.
Un digne pédagogue me dit un jour avoir
coutume de répéter à ses
élèves la maxime suivante :
« Ce qui rend l'homme
heureux ce n'est pas le désir accompli, mais
le devoir accompli. » La pensée
n'est juste que si l'on range parmi les devoirs
l'amour de Dieu, l'amour des hommes. Je ne puis me
figurer le devoir qu'illuminé par la
présence de Dieu et la perspective d'une
bien heureuse éternité. Sans cela le
devoir me laisse froid. Jamais l'homme ne sera
heureux s'il ne se sait sauvé, toujours plus
sauvé, en marche par la grâce de Dieu,
vers la félicité et la gloire
à venir.
Au reste, le bonheur de l'enfant, à
côté de ces réalités
invisibles dont il a lui aussi besoin,
réclame peu de chose. L'enfant auquel il
faut beaucoup d'argent, beaucoup de jouets
ressemble à l'homme auquel Il faut beaucoup
de propriétés mobilières et
immobilières. Tous deux sont des esclaves,
soumis à des conditions qui ne se trouvent
que difficilement. Nos parents nous apprenaient
à nous contenter de peu. Et quand nous
demandions quelqu'un des petits voyages
accordés à nos camarades, et qui nous
faisaient envie, mon père répondait
volontiers d'un ton sec : « Vous
avez le temps de voir cela, d'aller là.
Chaque chose en son temps ! »
Mon père avait raison. J'ai joui doublement
plus tard, à cause de sa
sévérité, à cause des
privations auxquelles me condamnait mon état
de santé. Quand sont venus les jours de
force, passés par des millions d'hommes dans
l'ennui ou l'irritation, je bénissais Dieu
du fond de mon âme. Le monde, ses biens, ses
joies légitimes, à l'heure où
ses trésors me furent ouverts, devinrent pour moi
un
sujet d'admiration. Je n'ai pas eu plus que
d'autres l'occasion de me trouver en face des
beautés de la nature, des chefs d'oeuvre de
l'art, de goûter les distractions de la
société, cependant j'ai joui plus que
beaucoup d'autres, parce que j'étais
préparé à jouir. J'avais des
yeux qui n'avaient pas beaucoup vu, prêts
à s'étonner, un coeur disposé
à la reconnaissance et sensible.
Je conclus : le piétiste souabe m'a dit
une parole dure, mais profonde. J'espère
pouvoir le remercier un jour dans le monde
invisible, au bord du fleuve des eaux vives,
à l'ombre des palmiers éternels. En
attendant, j'espère avoir fait signe
à quelqu'un de mes lecteurs, lui avoir
montré une nouvelle fois le chemin du
bonheur.
Avant de vous engager dans la carrière de
l'écrivain, livrez-vous trois fois à
la réflexion. Il est aujourd'hui tant
d'auteurs, qu'il est bien difficile de se faire une
place parmi eux. Ou bien vous n'aurez aucun
succès, et de cela que
résultera-t-il ? Si vous êtes
modeste, vous sourirez de l'illusion nourrie par
vous sur votre talent, à moins que vous ne
soyez humilié. Si vous n'êtes pas
modeste, vous vous indignerez de
la stupidité du public qui n'a pas su
discerner vos heureux dons. Dans les deux cas vous
aurez perdu votre temps. Mais je suppose que vous
réussissiez - Vous voilà
honoré, me dites-vous !
Assurément, mais l'honneur qui vous
échoit aura sa rançon. Vous obtenez
une influence, et, si vous vous en servez dans
l'intérêt de la vérité,
votre oeuvre pourra être riche en
bénédictions dans le temps et dans
l'éternité. Prenez garde toutefois
à la responsabilité qui
désormais pèse sur vous et qui n'est
pas mince.
Adieu tout d'abord à votre repos !
Quiconque vous a lu se croit obligé de
s'occuper de vous. Vous ne vous appartenez plus,
vous appartenez au public.
Voici d'abord la troupe des admirateurs : ils
manient l'encensoir. Avez-vous la grande
simplicité d'en croire leurs louanges, vous
perdrez bientôt le sens des choses. Vous
contraindrez Dieu à vous faire passer par
d'amères et humiliantes expériences,
par la souffrance, pour vous remettre sur vos pieds
et vous apprendre à fouler la terre à
la façon des simples mortels. Ensuite voici
venir les critiques. Peut-être ne
goûtent-ils point votre manière
d'écrire. Dès lors ils vous
accuseront aisément d'être un
corrupteur des esprits ; le moins qu'ils
diront c'est que votre langue est
détestable. Peut-être aurez-vous
affaire à des gens envieux. En ce cas ils ne
vous laisseront pas un cheveu sur la tête.
Ainsi que vous l'apprend le
proverbe :
- Qui bâtit sa maison sur le chemin public
- Entendra des passants maint méchant pronostic.
Les passants travailleront à vous
dégoûter de votre maison, et y
réussiront plus ou moins, si vous n'avez pas
l'épiderme d'un pachyderme.
Beaucoup imaginent d'exploiter l'écrivain en
vue, et de s'en faire un cheval de renfort. Vous
avez de l'influence. Ils voudront la mettre
à leur service. Celui-ci ou celle-là
(les dames aujourd'hui ne restent pas volontiers
dans l'obscurité) vous envoie un manuscrit
destiné à faire époque. On
vous prie de le parcourir, d'y écrire une
préface, d'intéresser votre
éditeur à sa publication. On oublie
que l'appréciation d'un manuscrit prend du
temps et qu'intéresser un éditeur
n'est pas chose aisée.
Monsieur N. éprouve des embarras d'argent.
Vous recevez de lui les lignes suivantes :
« Auriez-vous l'obligeance de m'avancer
sans intérêt une petite somme. Il
s'agit pour vous d'une bagatelle, seulement d'une
dizaine de mille francs ; je me contenterais
de cinq mille. » Vous avez dans vos
ouvrages montré des sentiments
généreux : Une gouvernante
recourt à vous pour lui trouver une place -
un employé renvoyé vous demande un
poste ; un détenu voudrait que vous
adressiez une requête pour remise de sa
peine. Vous avez à rétablir en selle
ceux qui sont tombés de cheval ; votre
cabinet devient une agence, un bureau de placement.
Vous aurez affaire avec des quémandeurs plus
supportables. Les uns vous écriront dans le
but d'engager une intéressante
correspondance et, pour se faire connaître
à vous, jugeront à propos de raconter
leur vie en quarante pages. D'autres prendront la
plume simplement pour vous avouer qu'ils voudraient
bien avoir votre talent de conteur ; d'autres
viendront à vous pour vous prier de leur
réserver vos timbres rares, attendu qu'ils
collectionnent et qu'il vous arrive des lettres de
toutes les parties du monde. Des derniers, les plus
inoffensifs, se borneront à implorer de
votre obligeance un autographe.
Ce n'est pas tout. De bonnes âmes,
privées d'appui, mettront sincèrement
en vous leur confiance. Elles vous écriront
pour obtenir des conseils. Involontairement vous
serez leur confesseur. Et rien n'est plus
sérieux. Oui, à côté des
expressions d'un fol enthousiasme, de flatteries,
vous aurez à lire les plaintes
désolées d'âmes solitaires,
abandonnées, en quête d'un guide. Or
malheur à qui scandaliserait un seul des
petits, des frères de Jésus-Christ.
Il n'importe que ce petit habite dans un
château, qu'il soit une diaconesse ou un
pauvre prisonnier.
J'aurais, sur tous les ennuis et les
responsabilités que je viens
d'énumérer, plus d'un fait
significatif à raconter. Je me bornerai
à la communication suivante qui est propre
à faire réfléchir la foule des
candidats à l'art d'écrire.
Aucun des nombreux ouvrages que j'ai
publiés depuis trente ans ne m'a
attiré autant de lettres que le simple
article de journal publié sous ce
titre : Confessez vos péchés les
uns aux autres. Je montrais dans ce travail qu'en
beaucoup de cas le pécheur arrive seulement
à la paix du pardon et de la communion avec
Dieu après avoir confessé sa faute
à un homme.
Si j'avais prévu tous les tracas
provoqués par cette thèse, qui est
encore la mienne, j'aurais sans doute gardé
le silence. Des milliers de lettres me sont
parvenues à ce sujet, parties de maisons de
paysans et de palais. Il en est parmi elles de fort
émouvantes. Aux premiers je devais servir de
confesseur. Les seconds me demandaient à qui
leur devoir était de se confesser. Le mari
devait-il s'adresser à sa femme ; le
fiancé à sa fiancée ? Que
de péchés j'ai entendu avouer !
Comme le vieux mot du psalmiste reste
éternellement vrai :
- Tant que je me suis tu mes os se consumaient,
- Je gémissais toute la journée (Ps. XXXII, 3).
On me paria d'infanticide, d'une tentative de
meurtre sur un conjoint, de commencement de
suicide, de captation d'héritage, d'un
incendie allumé, de toutes sortes de crimes
demeurés
ignorés du monde. Et aussi des scrupules qui
peuvent empêcher de participer à la
sainte Cène lorsqu'on a eu de mauvaises
pensées, lorsqu'on a accompli quelque petit
larcin dans sa jeunesse, lorsqu'on a
professé quelque cinquante ans auparavant
des théories immorales. Ah ! la
mémoire a beau s'affaiblir avec les
années, elle ne perd pas le souvenir des
péchés commis. Celui-ci peut dormir
en nous pendant des années, il se
réveillera un beau jour tout à coup
et criera à la pauvre âme :
« Je suis là, toujours
là ! que feras-tu pour
m'effacer ? »
Oh ! que la vie serait insupportable, s'il
n'existait un Dieu pour pardonner. Ce sont les plus
nobles, les plus sérieux qui souffrent le
plus du passé. Heureux qui a bien compris
l'Évangile, qui peut dire avec le vieux
Symbole : « Je crois la
rémission des
péchés. » Heureux celui en
qui la crainte de la sainteté fait place
à la joie de la grâce
reçue.
Mais quelle est la condition du don de cette
grâce ? J'estime que nous serions tous,
les uns comme les autres, absolument perdus si nous
avions à offrir à Dieu autre chose
que la tristesse de nos repentirs. Non, Dieu ne
nous demande rien de plus. Mais il ne demande aussi
rien de moins. Celui qui ne juge pas le
péché comme le péché
mérite d'être jugé, qui
entreprend de s'excuser, celui-là n'est pas
dans la vérité. Il n'est pas non
plus, dès lors, sur le chemin de la
grâce.
J'ai sous les yeux deux vieilles lettres. Elles
confessent toutes deux de graves fautes. Toutes
deux furent écrites à la suite de la
lecture de mon article : l'une du fond d'une
maison de détention, l'autre d'un
château, que le lecteur n'ira pas chercher
sur la carte d'Allemagne.
Celle qui me vint d'un château commence par
ces mots significatifs : « On pend
les petits voleurs, on laisse courir les
grands. »
C'est là sans contredit une
vérité qui chaque jour saute aux yeux
et en même temps crie vengeance. L'auteur de
l'épître est un meurtrier, de plus il
a porté atteinte aux liens sacrés du
mariage. Il a commencé par la seconde faute
et c'est elle qui l'a conduit au meurtre. Il est
vrai que le sang répandu l'a
été dans un duel, et l'on sait que le
duel est accepté dans les hautes classes de
la société. Le grand seigneur dont-il
s'agit prit à un vieil ami sa femme, puis la
vie. En tuant il avait observé toutes les
règles de l'honneur. Il n'en fallait pas
davantage pour qu'il fût gracié.
J'ai déjà invité le lecteur
à ne pas chercher sur la carte le
château dans lequel habite ce personnage.
Sachez-le pourtant : c'est sur la
prière de l'auteur de la lettre que je
raconte ces faits. Il a voulu qu'on les
connût. Il a pensé que sa confession
pourrait être utile à d'autres.
Malgré la grâce dont il a
été l'objet de la part de la justice
humaine, il souffre dans sa conscience, au moment
où il écrit, les tortures de l'enfer
et se sent sous le poids de la colère de
Dieu.
Toutefois la confession n'est pas aussi franche
qu'elle aurait dû
être. Le coupable parle beaucoup d'impulsions
irrésistibles, de passions
héréditaires ; il se plaint
d'avoir connu des heures où sa
volonté était sans forces ; il
rejette sa faute sur des entraînements
extérieurs, sur des tentations auxquelles,
dit-il, un ange même n'aurait pas
résisté. Je lui répondis, et
je cite ici ma réponse pour l'instruction de
ceux qui seraient dans le même cas :
« Une grande culture prédispose
aux illusions sur soi-même. Aussi
Jésus s'écriait-il :
« Je te loue, Père, Seigneur du
ciel et de la terre, de ce que tu as caché
ces choses aux sages et aux Intelligents, et de ce
que tu les as révélées aux
petits
(Matt.
XI, 25.). »
L'histoire de l'auteur de la seconde lettre va nous
prouver la vérité du mot de l'auteur
de la première : « On pend
les petits voleurs, on laisse courir les
grands. » Cette seconde lettre est
écrite par un ouvrier sellier,
condamné à plusieurs années de
détention. Elle est accompagnée de
quelques lignes de recommandation du chapelain de
la prison. Celui-ci raconte que le détenu
est fils de parents pieux, qu'il a
fréquenté une mauvaise
société, ce dont il n'a pas
tardé à ressentir les effets. Un
soir, dans un café, la fiancée du
détenu fut insultée
grossièrement devant lui par un compagnon
menuisier ayant trop bu. Une rixe suivit. Le
menuisier fut blessé grièvement.
Là-dessus arrestation du sellier, jugement,
condamnation à plusieurs
années de détention. Naturellement il
ne fut pas gracié comme l'avait
été le duelliste. Dans la prison le
jeune homme avait fait des réflexions ;
il était rentré en lui-même et
avait retrouvé la communion de son Dieu. Il
accomplissait le travail auquel il était
astreint dans un esprit de soumission et de
prière. Le chapelain l'envisageait comme un
ouvrier modèle.
Mon correspondant, dans sa lettre que je lus
après celle du châtelain, n'essayait
pas de se justifier comme le duelliste. Il
m'écrivait : « J'ai
abandonné mon Dieu et mon Sauveur. C'est
pour cela que j'ai roulé dans l'abîme.
Mais je puis compter, n'est-ce pas, sur le pardon
de la miséricorde
divine ? »
L'ouvrier a donc pris le taureau par les cornes,
j'entends qu'il n'a pas cherché à
atténuer son crime. Il est heureusement vrai
qu'en beaucoup de cas le criminel le devient sans
préméditation. On peut alors lui
appliquer la prière de Jésus pour ses
bourreaux : « Ils ne savent ce
qu'ils font. » Il est encore vrai que
Dieu voit dans nos forfaits les plus
épouvantables, des raisons d'être
clément, des motifs d'accorder le pardon
quand le repentir se produira. Mais le coupable
doit laisser à Dieu le soin de
découvrir dans sa conduite les circonstances
qui pourraient l'excuser.
Malheur à vous, si vous vous servez des
arguments des philosophes déterministes sur
l'irresponsabilité les fatalités
héréditaires, et si vous tentez de
vous décharger de votre culpabilité
en vous posant comme le jouet de puissances plus
fortes que vous. Tel qui ne parle
pas du pouvoir de l'hérédité
parlera du pouvoir du diable. Mais la chose ne vaut
guère mieux. J'admire la simplicité
du compagnon sellier : « J'ai
abandonné mon Dieu et mon
Sauveur. » C'est là le
péché capital, bien que le monde
n'appelle pas cela un péché.
Voilà la source empoisonnée
d'où jaillissent les fautes petites et
grandes, diverses suivant les circonstances et les
tempéraments.
La confession : « J'ai
abandonné mon Dieu et mon
Sauveur » est douloureuse. Pourtant c'est
elle qui ouvre la porte de l'espérance. Qui
cherche Dieu finit par le retrouver. Béni
soit Dieu de s'être
révélé en Christ comme un Dieu
miséricordieux, dont les compassions n'ont
point de limites, disposé à pardonner
nos péchés, si grands soient-ils,
dès que nous nous affligeons
sincèrement sur eux.
C'est au compagnon sellier si profondément
sincère, mais aussi au châtelain,
quand, à son tour, il s'est résolu
à être sincère, que s'applique
le mot de Jésus « Je ne mettrai
pas dehors celui qui vient à moi
(Jean
VI, 37.).
- Reviens, ô pauvre enfant, reviens,
- Retourne enfin auprès des tiens !
- Prosterne-toi repentant, prie
- Le juge divin de la vie !
- Telle qu'est ton âme, offre-la,
- Dis : tel que je suis, me voilà,
- Et le tendre pardon d'un Père
- Reposera sur ta prière.
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