Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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LA MAISON GRISE


Tout à côté du bruyant carrefour, se trouve une Maison Grise devant laquelle je passe chaque matin et chaque soir. Les regards que je jette en passant, soit aux fenêtres, soit à la porte, m’ont appris beaucoup de ce qui passe dans ladite Maison.

Cette maison est devenue, pour ainsi dire, une partie de ma vie journalière, la partie contenue dans le quart d’heure ou chaque jour je longe cette rue. Comme architecture, cette maison n’a rien de remarquable.

De même que les maisons voisines, elle a son petit perron, sa porte d’entrée peinte en brun, son jardin aride. Mais cette maison grise exhale un quelque chose qui la distingue des autres maisons environnantes.

La première chose qui attira mon attention fut l’apparence des personnes qui la fréquentaient. Rentrant tard par une sombre nuit d'automne, je vis deux femmes se lever dans l’ombre du mur près de la maison. Elles attendirent que je fusse passé, puis s’accroupirent de nouveau dans l’obscurité, leurs visages tournés vers la petite lumière brillante, au dessus de la porte.

Un matin, comme je passais, la porte s’ouvrit brusquement; une femme et une jeune fille descendirent les marches du perron. La personne qui ouvrit la porte ne se montra pas, mais une voix douce dit distinctement: «Souvenez-vous qu’il y a toujours de l’espoir»

La jeune fille était élégamment mise, mais sur sa figure il y avait des traces de larmes. Parfois, pendant les soirées d’été, la porte d’entrée restait entr’ouverte, et l’on entendait des voix joyeuses et des rires doux. Ces soirs-là on voyait entrer et sortir des femmes, pour la plupart jeunes et modestement vêtues — et, chaque fois que je passais là, l’accueil fait à l’Enfant Prodigue lors de son retour à la Maison Paternelle me revenait à l’esprit, étrangement.

Derrière quelques-unes des vitres on voyait de petits lits blancs et une femme qui se promenait de long en large tenant entre ses bras, d’une manière toute maternelle, un petit enfant. Au sous-sol, le gaz allumé permettait de voir à la cuisine plusieurs femmes soupant où les doigts occupés à des ouvrages utiles.

Parfois, une fenêtre ouverte au premier laissait pénétrer jusqu’à moi des chants mêlés au cliquetis monotone de machines à coudre. Une voix dominant les autres les dirigeait avec entrain. Je devinais qu’elles travaillaient et que quelqu’un avait entonné le chant pour remonter leur courage et pour combattre la lassitude et le découragement — ; on sentait qu’elles répondaient toutes vaillamment à cet effort.

Un matin — tableau touchant — un petit enfant aux boucles d’or se tenait derrière la fenêtre de la chambre aux petits lits blancs, frappant de ses petites mains sur la vitre, pleurant et criant: «Je veux sortir! — Je veux me promener!» Je pensais à ce «fils de quelqu’un» et au père inconnu qui, — plus cruel qu’un animal — avait tourné le dos au petit être qui lui devait la vie, et qui n’entendrait jamais la petite voix plaintive réclamant ce que d’autres enfants obtiennent de leur père.


Un soir, je vis, étendue sur le perron, une pauvre femme se lamentant amèrement, répétant que cette maison était le lieu le plus béni du monde, — qu’elle y avait été bien heureuse —, mais qu’elle ne pouvait y entrer de nouveau, car, disait-elle, «le Démon de la boisson s’est emparé de moi.»

On vint à la porte, et une voix douce et pleine d’amour lui parla. La femme écouta, resta un instant tranquille, puis prit la fuite, se perdant dans le carrefour. Une seule fois je suis rentrée dans cette maison, où j’avais été faire une commission. La porte me fut ouverte par une femme toute en larmes qui médit: «Nous venons de perdre un de nos petits enfants.»

Une autre femme, la tête baissée, la figure empreinte de désespoir, passa près de moi et sortit. «C'est la pauvre mère», me dit doucement l’officière. «Voulez-vous voir le cher bébé?» Je n’avais jamais vu la mort, mais après quelque hésitation, je la suivis. L’Officière souleva le linceul. Là, dans son berceau, reposait avec un sourire une petite figure pâle comme de la cire. L’oreiller était parsemé de muguets blancs, les petites mains étaient croisées. Cette petite vie, qui avait été le fruit d’un péché, s’était envolée vers le Père Céleste. Dieu lui-même avait recueilli «l’enfant de personne.»

Les larmes de l’Officière coulaient et il me semblait que chacune de ces larmes devait être comme un diamant aux yeux de Dieu et de ses anges. L’enfant n’était pas le sien, il avait toujours été maladif et avait nécessité beaucoup de soins, mais cette femme l’aimait et ses larmes coulaient pour lui et pour sa pauvre mère abandonnée.


Ladite Maison Grise est un des Refuges de l’Armée du Salut, où constamment et sans relâche de pauvres femmes s’entr’aident à être sages et à mettre leur confiance en Dieu.

Des jeunes filles dont les vies ont été des plus pures entourent de leurs bras leurs sœurs tombées et cherchent à les ramener d’abord au Christ, ensuite à les rendre à la Société.

Là, on combat le péché avec prières et cantiques, avec larmes et avec sourires. Ces murs sont des parois sacrées; cette maison est un échelon de l’échelle qui conduit au ciel; c’est un temple de la vertu, pur et sans tache comme la neige blanche que Dieu envoie couvrir la terre noire. Je ne passe jamais devant cette Maison Grise, sans me dire qu’elle abrite les femmes les plus vertueuses que je connaisse, des femmes qui ont assez à cœur la vertu pour la chercher de nouveau, sous le vice, avec travail et avec larmes.

En avant 1899 09 16



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