Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UN VERBE D’EAU FROIDE

Saisissante épisode de guerre américaine.


C’était au lendemain d’une victoire chèrement achetée par des fatigues et des efforts inouïs. On m’avait chargé de porter à l’arrière-garde de l’armée une dépêche importante, quand, au moment de partir, mon cheval, harassé, refusa tout service; ii boitait et ne pouvait avancer.

Sans délai, j’en fis chercher un autre; celui-ci était tellement indocile et rétif que plusieurs minutes se passèrent avant qu’il m’eût été possible de me mettre en selle, puis de le décider au départ. Il se cabrait, ruait, tournait sur lui-même, et, lorsque j’étais parvenu à vaincre sa résistance, s’arrêtait au moindre obstacle et recommençait à se défendre.

Néanmoins, il fallait avancer; l’importance du message dont j’étais porteur ne comportait aucun retard, et la route, encombrée de troupes d’artillerie, de matériel de toute espèce, rendait encore ma course plus difficile,


À midi, j’étais à peine à la moitié du chemin. L’air était lourd, embrasé, des tourbillons de poussière desséchaient mon palais. J’étais épuisé, ma gourde était vide et je me sentais près de défaillir, lorsqu’à un détour du chemin, j’aperçus une source abondante près de laquelle quelques soldats se reposaient ou remplissaient leurs gourdes. Je me hâtai pour descendre et faire de même, mais mon cheval, comme s’il eût pressenti mon intention, fit à ce moment même des bonds tellement furieux que force me fut de renoncer à cette tentative, qui n’aboutissait qu’à exciter les moqueries et les rires grossiers de la petite troupe campée au bord de l’eau.

Furieux de ma déconvenue, je détachai ma gourde, et m’adressant à l’un des soldats, le seul qui m’avait paru ne pas se moquer de mon infortune équestre, je la lui tendis, en le priant de la remplir.


C’était un grand gaillard à la mine sèche et dure; néanmoins, j’étais loin de m’attendre à l’imprécation qui s’échappa de ses lèvres pour accompagner cette cruelle réponse: Remplis-la donc toi-même!

À ces mots, ma colère ne connut plus de bornes: «Malheureuux! m’écriai-je, Dieu fasse que je te retrouve un jour mourant de soif et mendiant un verre d’eau froide, pour avoir l’occasion de te le refuser aussi!»

Puis, je partis d’une allure effrénée, sans prendre garde aux appels des autres soldats, qui me criaient de revenir. Une lieue plus loin, un petit noir compatissant me fournit les moyens d’étancher ma soif et d’abreuver mon cheval: je lui donnai en retour une poignée d’argent; mais en comparant l’empressement qu’il avait mis à m’obliger avec la conduite de mes compatriotes et compagnons d’armes, je sentis comme un ferment de haine brûler au dedans de moi. Le visage de ce soldat se grava en traits ardents dans mon imagination irritée, et je jurai de le chercher jusqu’à ce que j’eusse pu tirer vengeance de lui.


Pendant deux années, au camp, sur les champs de bataille parmi les mourants, je poursuivis sans succès cette recherche impie. À la fin mon jour arriva. Les suites d’une blessure me retenaient à l’hôpital de W...

Sans être encore en état de reprendre du service, je pouvais aller et venir, et j’employais mon temps à soigner les malades et les blessés plus maltraités que moi.

Jamais je ne m’étais senti plus ému de compassion et de pitié pour les pauvres soldats, qu’au milieu de ces scènes de douleurs et de souffrances, dont le champ de bataille ne peut donner aucune idée.

J’assistais parfois à des morts chrétiennes vraiment triomphantes, et je commençais à comprendre l’efficace de la foi, à désirer pour moi-même la grâce dont j’étais obligé de reconnaître les effets; au milieu de ces nouvelles préoccupations, j’oubliais mon ennemi, car c’est ainsi que j’appelais encore celui qui m’avait refusé un verre d’eau froide.


Après la bataille de W..., un nombre considérable de blessés furent évacués sur notre hôpital. Toutes les salles se trouvèrent comblées; la chaleur était affreuse, les malades souffraient cruellement de la soif et de l’atmosphère embrasée des salles. De tous les lits partaient des voix appelant: De l’eau! de l’eau! Je m’emparai d’un verre et d’une cruche d'eau glacée, et j’allai de rang en rang, distribuant la boisson bienfaisante à tous ceux qui en demandaient; le bruit seul du clapotement de la glace au fond du vase ranimait les forces des blessés et faisait briller d’un éclair de joie leur regard troublé par la fièvre.

Comme je m’avançais au milieu des lits, un homme couché à l’extrémité de la salle se leva soudain sur son séant, en s’écriant d’une voix caverneuse: «De l’eau! de l’eau! pour l’amour de Dieu! Je demeurai comme pétrifié. Je reconnus le soldat qui m’avait refusé un verre d’eau froide.

Je m’approchais, mais lui ne me reconnut pas. Il retomba épuisé sur l’oreiller le visage tourné du côté de la muraille. Alors je sentis le diable qui m’étreignait l’âme sous une impulsion de plus en plus forte, et j’entendis comme sa voix me dire très distinctement: «Va! fais-lui entendre le bruit rafraîchissant de la glace, passe et repasse devant son lit; donne à boire à tous ceux qui l’entourent, et pas à lui: venge-toi!»

(À suivre).

En avant 1899 11 11


 

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