Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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BAL...

DE BIENFAISANCE!!


... Alors, cet assemblage de mots ne vous choque pas?

Point du tout! Je trouve cela charmant, au contraire.

Mais enfin, si la bienfaisance est une vertu, pouvez-vous soutenir que, dans le bal, la vertu soit à son aise?

Pour ça, non!

Nous venions de nous arrêter, mon ami et moi, devant une flamboyante affiche où les deux, mots «Bal de Bienfaisance», en lettres énormes, se détachaient. Un dessin fantaisiste représentant une femme impudemment décolletée, dans un geste lascif, relevait l’annonce. Et c’est à propos de cela que notre conversation s’était engagée.


Et ne pensez-vous pas, repris-je, que le bal est plutôt pour la jeunesse UNE ÉCOLE DE LÉGÈRETÉ ET DE DISSIPATION et, pour l’âge mûr, DE LUXURE ET DE SENSUALITÉ?

Il est certain que... on ne va pas au bal pour y apprendre à prier le Bon Dieu!

Alors, encore une fois, puisque la bienfaisance est une vertu et que vous avouez que les bals d'aujourd'hui frisent de bien près la licence, sinon le vice, comment n'êtes vous pas choqué de voir aller ensemble ces deux mots: Bal et Bienfaisance?

À cause de l’idée charitable qui préside à ces sortes de fêtes: la misère n’a jamais été si grande; il s’agit de porter secours à quelques infortunés. Des centaines nous seront reconnaissants pour le peu de bien-être qu'ils récolteront des bénéfices de la soirée, et ainsi, sans aucun sacrifice, beaucoup de bien pourra être fait.

Vraiment! et vous trouvez cette idée morale?

Que voulez-vous dire?

Je vous demande si vous osez qualifier de bienfaisance ou de charité une aumône trouvée de la sorte?

Mais pourquoi pas!

Parce que si vous sentez véritablement que la misère est grande, — et elle est plus que grande, — si vous entendez l'affreuse plainte de l’armée des meurt-de-faim, des déshérités, des parias de ce monde, si, dis-je, c'est en pensant à ces infortunes sans nom, à ces drames poignants, à ces larmes, à ces détresses, que vous organisez vos sauteries et vos bals, il faut vraiment, je l'avoue, que votre égoïsme soit féroce ou, alors, que vous ayez une étrange manière do comprendre la charité!

Comment, vous savez qu’à deux pas de vous, il y a des familles entières qui, faute de pain, vont réunir leurs quatre derniers sous pour allumer le réchaud final;

vous songez à ces enfants transis qui, dans la rue glaciale, tendent leurs pauvres petites mains bleuies par le froid;

vous songez à cette mère qui subit l'atroce supplice d'entendre ses enfants lui dire: «Maman, j’ai faim!» et n'avoir rien à leur donner...

vous vous apitoyez sur tout cela, ces tristes tableaux sont devant vos yeux, hantent votre cerveau, et vous voilà parti, demain soir, à votre bal, gai et pimpant, la boutonnière fleurie, tout sautillant d'aise dans vos escarpins vernis, et là, de gaieté de cœur, vous danserez jusqu’à six heures du matin, vous ferez mille courbettes, mille cabrioles.

Et vous serez l'homme le plus joyeux du monde et vous savourerez les plus délicieux gâteaux, et vous dégusterez les vins les plus exquis! Je vous avoue, mon cher, que vous ôtes pour moi un bien extraordinaire personnage î

Et vous osez appliquer à votre bal l’épithète «Bienfaisance»...:


VOUS APPELEZ ÇA DE LA CHARITÉ?... QUEL MENSONGE!


Existe-t-il donc, continuai-je, une charité sans amour? Mais quelle est-elle cette charité qui ne soupire pas avec ceux qui soupirent, qui ne pleure pas quand les autres pleurent — que dis-je — qui rit quand les autres pleurent? C’est la charité de ce siècle, je pense, la charité du progrès?

Où sont donc passés ces beaux enthousiasmes, ces admirables élans de la charité française? Quels en sont les preux chevaliers?

Ces Messieurs et ces dames corrects, musqués, dernier «chic», exécutant leurs brillantes pirouettes au son de la musique, comme, dans les cirques, certains animaux savants?

Eh! oui, et c'est bien là un des derniers progrès de ce siècle:


UNE CHARITÉ SANS AMOUR, SANS ENTHOUSIASME!


Pardon, ils ont de l’amour les acteurs de cette comédie de charité: ils paraissent s’aimer entre eux, ils s’aiment, en tout cas, eux-mêmes.

Ils ont de l’enthousiasme aussi... quel enthousiasme?

Pour courir, pour voler où s'entend l’angoissante plainte de la douleur universelle?

Mais alors, belles Dames et beaux Messieurs, déposez vos éventails, vos gants glacés, pour présenter aux malheureux le pain noir, salé de la rue. ...Hélas! non, leur enthousiasme, c’est à qui sera le plus admiré le plus adulé, à qui aura le plus grand succès...

Vous avez une sœur, je crois, fis-je à mon ami?

Oui.

Et vous l’aimez bien?

Sans doute.

Elle vous accompagnera au bal, demain soir?

Certainement.

Que diriez-vous si ceci lui arrivait à votre sœur? et je tirai de ma poche le journal du matin où se lisait le fait divers suivant, dans son libellé cynique: Elle aimait trop le bal..., c'est ce qui l'a tuée, dit la chanson.

C’est aussi le cas de Mlle V. B. qui vient d’être victime de son goût immodéré pour la danse. Hier, après-midi, elle se rendait au bal L.., réputé dans le quartier pour son brillant orchestre et on la vit tournoyer pendant une heure dans l’entraînement des valses. Soudain, elle cessa de serrer son cavalier et s'affaissa comme une masse. On la releva et on la transporta dans une pharmacie du voisinage, mais là, en dépit des soins énergiques qui lui furent prodigués, elle expira. Un médecin appelé en toute hâte constata que la mort était due à la rupture d’un anévrisme».

Je suivais sur la figure de mon ami l’impression que lui causait la lecture du tragique récit. — Eh! bien, qu’en pensez-vous, demandai-je. Et lui, d'une voix devenue subitement grave: — «Je pense que c’est bien triste!

J'en profitai pour lui dire: «Et moi, je pense que ce qui est encore plus triste c'est que notre société, ou plutôt le cœur humain, car ce mot de société ne signifie pas grand-chose, — c’est que le cœur humain en soit arrivé à cette déchéance de NE CONSENTIR À FAIRE DU BIEN, À FAIRE LA CHARITÉ QU’AVEC L'APPÂT DU PLAISIR!

Qu'il faille, pour sécher une larme, d’abord faire un tour de polka;

qu'il faille, pour donner une bouchée de pain à un affamé, «faire la noce» tout une nuit durant.

Oui, ce qui est bien triste, c’est que l’on recouvre hypocritement d'un manteau de charité les pires orgies, les plus impudiques folies; et, sous couleur d'amour fraternel, «d'amour du peuple», que l'on conduise à la dépravation et à la débauche les filles du peuple. JAMAIS CELA N'AURA ÉTÉ DE LA CHARITÉ.

Et si la charité pouvait parler, pour protester, nous la verrions se lever, majestueuse en ses vêtements de deuil, et, toute vibrante d'indignation, s’écrier:

«Vous me déshonorez! le pain que vous donnez en mon nom est un pain maudit, parce qu'il est souillé..., il est souillé de votre égoïsme, il est souillé de vos passions impures...»


«Moi, la charité, je suis sainte, je suis pure!»


Je ne crois pas que j’irai au bal demain soir, me dit mon ami.

A. ANTOMARCHI.

En avant 1899 02 18



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