Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UN DES ASPECTS DE NOTRE OEUVRE SOCIALE


Les Refuges

I.


«Move on ! move on ! Circulez! Circulez!» reprend à chaque tour la voix grondeuse qui s’éloigne puis revient; et dans l’obscurité brumeuse du jaunâtre crépuscule, la silhouette da policeman, augmentée du haut casque de drap, semble gigantesque.

Les femmes, quelques-unes portant un bébé dans leurs bras, ou traînant une fillette, un petit garçon aux plis de leur jupe, s’éclipsent comme des ombres, se dérobent dans un angle, puis reparaissent, serrées, suppliantes, sur les marches de cette porte qui est l'entrée d’un des asiles de nuit de l’Armée du Salut.

Officières! Officières! laissez-nous entrer! — Pauvres âmes, soupire la petite Lieutenante debout dans l’étroit passage, et toute pâle de fatigue, de chagrin: Ah! si je le pouvais, comme je vous dirais: «Entrez toutes;», mais il n’y a plus une seule place ce soir...

Elle disparaît; comment écouter ce chœur de supplications, comment voir d’un œil sec cette lamentable théorie défiler sur le trottoir, s’éparpiller lorsque l'inexorable policeman revient avec son monotone «Circulez! circulez!»

Renvoyer dans la nuit humide ces femmes sans asile, ces petits enfants, est-ce une chose qui se puisse concevoir?

Les deux cent soixante couchettes de cet asile sont occupées chaque nuit, et nous avons un nombre double de demandes, pour ce quartier seulement. Nous construirions un nouvel Asile dès demain si nous avions vingt-cinq mille francs.


Une âcre exhalaison de foule humaine vous saisit à la gorge dès que vous pénétrez dans l’immense salle; il s’y mêle heureusement la forte odeur de l’acide phénique, suggestive de propreté et d’hygiène. Tout près de la porte, les urnes à thé fument et glougloutent; on beurre les tartines chères à toute Anglaise, qu’elle soit duchesse ou chiffonnière; un groupe de pauvres créatures s’en va joyeusement vers les lavabos qu’on aperçoit tout blancs, vivement éclairés, dans un long couloir.

Aucun bruit, aucune confusion; partout se révèle le merveilleux génie d’organisation propre à la race anglaise, et qui distingue les innombrables institutions de l'Armée du Salut, dans son œuvre sociale tout particulièrement.

Les couchettes, dont les unes sont sur le plancher, les autres suspendues en l’air comme dans les paquebots, ressemblent à de longues caisses peu profondes; elles sont peintes en brun clair, et la literie, matelas, couvertures de laine, coussins, est enfermée hermétiquement dans des taies de toile cirée brune, qu’on lave chaque matin avec de l’eau phéniquée.

Assises au bord de leur couchette, les femmes causent assez gaiement, grignotent leur pain beurré ou dénouent leurs tristes haillons. Elles ont gagné quatre pence (en 1903) dans la journée à vendre des oranges, des allumettes, des fleurs artificielles, ou à fouiller les caisses de balayures dont elles ont su extraire une collection de débris utilisables... Mais là encore le policeman est intervenu; nouveau règlement sanitaire; défense de toucher à ces détritus...

Et les pauvres âmes se lamentent; si on leur ôte encore les balayures, que leur restera-t-il? Les visages hagards, flétris, se contractent piteusement, pour s’épanouir l’instant d’après, car la petite Lieutenante apparaît, et les bonsoirs partent comme un feu de file. «Venez souper avec moi!» crie l'une en agitant sa tartine. «Ne me chassez pas de mon cottage!» fait une autre, une vieille si ridée, si édentée qu’elle a l'air centenaire. Son cottage, c’est la couchette basse, sous l’angle d'un escalier, qu’elle occupe, nuit après nuit, depuis quinze ans. Il faut qu’elle ait été bien infirme et bien incapable, pour qu’on lui ait permis de considérer l’Asile comme un hospice permanent, car la règle est d’engager chaque femme à trouver du travail, à remonter l’échelle, à se refaire un home pour elle et pour l’enfant... Un cottage! ce mot fait rêver...

Peut-être la pauvre épave submergée dans les tourbillons de ce monstrueux fleuve vivant, a-t-elle commencé son voyage sur les lentes et douces eaux qui coulent à travers la campagne anglaise, parmi les chèvrefeuilles et la clématite sauvage, entre des rives où les chaumières encadrent de rosiers leurs petites fenêtres à rideaux blancs...

Et de là jusqu’à cet enfer de White-Chapel, que de péripéties!

La cause fréquente, même primordiale, du dénuement de tant de femmes, s’écrit en trois lettres: Gin, Gin ou whisky, seconde ou troisième génération.

L’alcool a détruit la famille; filles et garçons se sont élevés sur le trottoir, ont mangé au jour le jour un pain précaire. Personne ne leur a enseigné de métier; de grossières et brèves amours, les rixes du samedi soir, l’horrible mélodrame qu’on s’offre au music-hall quand on a du «poignon» ont été leurs seuls plaisirs.

Avec l'extraordinaire absence de formalités qui facilite le mariage anglais, l’homme se marie, change d’idée, fait peut-être un temps de prison, oublie sa conjointe ou ne la retrouve pas, et contracte parfois trois ou quatre unions, avec les formes légales, dans des paroisses différentes. De là tant de femmes et d’enfants abandonnés.


L’un des départements de l’Armée du Salut emploie de nombreux détectives et hommes de loi à retrouver les maris des pauvres délaissées qui recourent à son aide, et à obtenir enfin une petite pension nourricière pour l’enfant.

Dans le dortoir des mères, chaque couchette est double et divisée par un rebord; une place pour la mère, une place pour l’enfant. De grands baquets d’eau chaude fument sur le plancher, et les petits innocents tout blancs et roses, y clapotent, s’ébrouent, s’éclaboussent comme une bande de canetons. La mère prend plaisir à éponger ces petits membres, et c’est une vraie leçon de bonne maternité que lui donne le bain du soir, ce luxe des enfants heureux. Cependant son visage soucieux, parfois dur, se détend à peine; on surprend peu de sourires, peu de caresses, entre ces jeunes femmes et leurs bébés; rien de l’enveloppante et gesticulante tendresse des mères françaises, même les plus pauvres.

Du reste, aucune d’elles ne semble jeune; les unes bouffies et les autres décharnées, elles n’ont pas d’âge.

De quoi vivent-elles?

Pourquoi vivent-elles?

Et leurs petits enfants sont-ils destinés à une existence aussi misérable?

Tout à coup un cantique s’élève; c’est une mélodie banale, chantée par de petites voix stridentes, avec des battements de mains et une sorte de cri de joie pour finir; la prière enfantine avant d’aller au lit.

Un rayon semble descendre sur cette misère sordide; des anges d’espérance glissent entre les files de couchettes sombres; la charité et la prière sont là, ouvrant un chemin lumineux à cette foule obscure qui ne sait où aller; et les douces petites officières salutistes avec leurs blancs tabliers sur lesquels des mots merveilleux sont écrits: «Victoire! Dieu est ici! Dieu est amour!» semblent incarner les divins espoirs d’un Règne à venir où tant de misère aura disparu.


Les asiles d’hommes sont plus navrants à voir, parce que l’enfant y manque, avec sa grâce et son insouciance. Mais les types y sont plus variés et tous les degrés de la société y trouveraient des représentants. Le jeu et la boisson jettent dans le ruisseau plus d’un gentleman aux mains blanches.

Cet homme à la physionomie intelligente et dont l’accent révèle une bonne éducation, qui récure de bon cœur le plancher ou qui lave des piles de bols parmi les odorantes vapeurs de la cuisine, s’est peut-être jeté, la nuit dernière, dans ce refuge, minable, décavé, mais en habit noir et cravate blanche. On l'a reçu, on lui a donné le bain, la soupe, la couchette et un bon conseil. On lui a dit: «Rien n’est perdu. A partir d’aujourd’hui vous pouvez être un homme nouveau».

Cette idée, exprimée en peu de mots, le frappe et souvent le sauve. Mais des refuges, ce n’est pas assez. Il faut du travail. L’Armée du Salut s’est montrée admirablement ingénieuse dans son utilisation à la fois des bras sans travail et des ressources sans emploi.

(À suivre.)

En avant 1903 11 21



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