Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UN DES ASPECTS DE NOTRE OEUVRE SOCIALE

À Hadleigh, la Colonie agricole


II.


1. La Colonie reçoit ceux pour qui le monde n’a ni place ni travail.

2. La Colonie rend au monde, capables de travail, d’honnêteté, d’économie, ceux qui lui furent livrés comme socialement morts et sans valeur.

La Colonie soulage les prisons, l’Assistance publique, les églises et la nation entière, d’un fardeau pesant, d’un problème terrible.

3. La Colonie vient en aide à la génération future.

Chaque homme, réuni à sa femme et à ses enfants, reconstruit le chez soi et transmet à sa descendance la leçon salutaire qu’il a reçue.

4. La Colonie est une moderne et internationale Cité de Refuge.

5. La direction part d'en haut, mais réside en bas et sait ce qui se passe en bas (The Colony is governed from the top, but the top lives at the bottom).


Cette dernière phrase pourrait servir aux utiles méditations de plus d’une administration, de plus d’un gouvernement.

Le pauvre diable au chapeau défoncé, au pantalon tristement éraillé et plaqué de boue, qui depuis des semaines peut-être erre dans les rues fangeuses de l'East-End, sans travail régulier, réduit à ouvrir les portières des fiacres pour gagner un penny souvent remplacé par une bousculade, ce pauvre diable cache son identité sous un nom banal, et son histoire lamentable dans le grouillement de l’énorme cité.

Qu’il soit Jones, Smith ou Harris, qu’importe?

Un dernier scrupule d’honneur épargne la famille. Il a découvert un des asiles de nuit de l’Armée du Salut; il y retourne chaque soir; il connaît le goût du bouillon, l’odeur phéniquée de l’oreiller l’argot des copains. Il s’est un peu refait; la réunion religieuse à laquelle il assiste par désœuvrement et qu’il écoute d’une oreille, ne laisse pas que d’agir sur lui comme un tonique, car le fond de l’exhortation est toujours: «Votre passé peut être effacé; l’avenir est devant vous...»

Un camarade exhibe avec fierté une paire de souliers neufs: «Je ne bois plus; je regrimpe l’échelle...»


Pourquoi Harris ne la regrimperait-il pas, lui aussi?

Il a entendu parler de la Colonie, il se décide. Il ira à pied; son temps ne vaut pas vingt francs l’heure. Alors, traînant ses souliers éculés sur les interminables trottoirs des quartiers de banlieue, au long des files de petites maisons en briques, toutes pareilles, il gagne la campagne, la vraie, verte et charmante.

L’infernal vacarme, la laideur sordide, la boue noire et la foule glapissante de White-Chapel, tout cela s’est évanoui comme un cauchemar. Le chemin file entre des haies d’où s’élancent les beaux ormes qui forment des arcades en se rejoignant; un moulin à vent bat des ailes sur la colline; dans un enclos, des agneaux trottinent et folâtrent; des vaches rousses ruminent près d’un étang, et partout le sol monte et descend en longues ondulations. Ici un clocher surgit, là des cottages couverts en chaume se groupent au bord de la claire rivière.


Combien de fois Harris s’arrête pour ôter ses souliers, et laver dans le ruisseau ses pieds écorchés, il n’en sait rien, il ne compte plus. Un souffle d’air nouveau lui arrive par dessus les collines, il passa sa langue sur ses lèvres; cette âcreté saline qui vient de la mer, il ne l'a pas goûtée depuis longtemps; depuis le jour peut-être où il a quitté la maison de son père, là-bas sur la mer du Nord.

Des champs encore qui n’en finissent pas, puis un village, puis enfin une longue palissade, puis un portail modeste qui semble à l’homme éreinté une des portes de Canaan.

La première chose qui frappe ses yeux, c’est une petite affiche collée à la fenêtre du bureau d’admission et conçue en ces termes laconiques: «


Si vous avez faim, adressez-vous à l’Officier, il vous donnera à manger.»


Un des principes de l’Armée est illustré là; SECOURIR D’ABORD, S’ENQUÉRIR ENSUITE.

Harris mange, mais il tremble de n’être pas admis. Toutes les portes sont ouvertes; ça n'a rien de pénitentiaire; il voit passer des hommes aussi mal nippés que lui. Un œil scrutateur le transperce tandis qu’il égrène des perles soigneusement choisies dans sa biographie. On n’insiste pas beaucoup; on lui demande s’il connaît un métier. Un métier! et si on allait se douter qu’il a reçu une éducation libérale! On le renverrait peut-être. Ses réponses sont vagues; il travaillera où l’on voudra, dans le jardin potager, à la ferme, à la briqueterie, au poulailler.

On lui explique que son travail sera payé dès le le premier jour, un shilling au minimum, non en argent monnayé, mais en jetons n’ayant cours que dans la colonie.

Sur sa paye, il se nourrira, choisissant les rations à son gré.

Il économisera un sou ou deux si cela lui plaît; ou bien, le soir, il s’accordera des douceurs supplémentaires dans la salle de rafraîchissements et de jeux.

Pas une goutte d'alcool n’entre dans la colonie, cela va sans dire, mais les hommes peuvent fumer leur pipe après le travail.

Les nouveaux venus couchent dans un dortoir qui, par son mobilier très succinct et sa literie en toile cirée, rappelle l'asile de nuit où Harris a remis le pied sur l’échelle qui monte.

Une promotion l’attend, si sa conduite est satisfaisante; le dortoir où les lits ont des draps; puis une seconde et une troisième promotion, la dernière étant son admission dans une jolie maisonnette que dirige une matrone et où l’on redevient un gentleman, même si l’on a pioché et brouetté tout le jour la rouge terre à briques.

L’entourage nouveau, l’air salin, une sympathie amicale qui ne s’apitoie pas, mais qui stimule l’énergie, le travail sain et modéré, cet ensemble de conditions favorables refait vite un homme. 


Si Harris a un tour d’esprit contemplatif, il peut, du sommet d’une petite élévation, embrasser d’un coup d’œil toute la colonie, trois mille acres de terrains qui, il y a dix ans, étaient une friche sauvage.

De grands champs de blé verdoient; plus loin, ce sont les cultures maraîchères, les choux, les laitues, les courges, les fraises, pour lesquelles la colonie trouve un débouché dans la petite ville de South-End, une plage de baigneurs qui devient à la mode.

Une vieille tour en ruine se dresse à l’extrémité d'une sorte de cap verdoyant; le terrain s’abaisse en ondulations qui s’effacent, et les lagunes des grands marais brillent au soleil comme des lignes d’argent; une étendue s’ouvre, c’est la pâle Tamise, large comme un bras de mer, où glissent une quantité de voiles inclinées, et tout à l’horizon le trait d’encre d’une jetée, puis la mer.


Mais Harris aime déjà la colonie, et ses yeux reviennent volontiers au premier plan. Tout un penchant de coteau, bien abrité du vent par une petite futaie, très herbeux, vite séché après la pluie, est semé de maisonnettes minuscules et d’enclos qui sont des poulaillers. Ce domaine spécial est dirigé par un homme compétent, et si Harris aimait les poussins il pourrait en nourrir deux mille cinq cents chaque matin, tous éclos ce printemps et soigneusement séparés, suivant leur race, dans les divers enclos: l’aristocratie comme la plèbe des poules, les modestes Dorking, bonnes couveuses, à côté des Leghom blanches comme des cygnes, des fières Houdan, des mignonnes Barrtam ou des ravissantes Seabright dorées qui ressemblent à des faisans.

La direction expédie des œufs à couver et des volatiles dans toute la Grande-Bretagne et dans les colonies, dans la Rhodésia spécialement. Il est possible qu’Harris préfère le travail plus rude du jardin maraîcher ou de la briqueterie, sur tout l’embarquement des briques, au bord de l’estuaire, sur des bateaux chalands, qui, nonchalants et lourds, remonteront la Tamise jusqu’à Londres. 


En douze mois, Harris peut regagner bien des choses: une santé d’abord et des muscles, des connaissances en agriculture qui lui seront utiles s’il émigre au Canada ou en Afrique comme le font chaque année un bon nombre de vauriens réformés par la colonie; une volonté raffermie par l’abstinence de tout alcool; une conscience qui lui fera mal peut-être et d’où la confession des fautes cachées jaillira un jour; une réputation toute neuve à laquelle chaque journée de bonne conduise ajoute un grain.

Assurément Harris peut encore faire des bêtises et dès qu’au lieu de jetons il sent dans sa poche un vrai shilling ou deux, la dernière lutte s'engagera

Il y a eu des catastrophes à cinquante pas de la colonie, car LA TRAPPE À HOMMES QUI S’APPELLE LE CABARET, tend son amorce dès que le colon, libre de sortir, promène sa monnaie sur le grand chemin.

Mais Harris a entendu dans la jolie salle ornée de fleurs suspendues, où personne ne l’obligeait à aller, le soir, il y a entendu de ces paroles qui volent comme des graines vivantes emportées par le vent et qui germent là où elles tombent.

IL EST UN HOMME NOUVEAU. La femme et les enfants qu’il a abandonnés quelque part, on les lui retrouvera; et s’il désire vivre sur la colonie, un modeste cottage de briques ou de bois abritera la famille réunie.

Sans l’Armée du Salut, où serait Harris aujourd’hui, et avec lui deux ou trois mille pauvres diables de son espèce, que depuis dix ans la colonie a recueillis?

(Extrait de la Suisse libérale.)

T. Combe.

En avant 1903 11 28



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