Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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FAUT-IL BOIRE PAR POLITESSE?


M Picard est toujours fort poli. Il a très grand soin de se surveiller pour n’offenser jamais ni un inconnu, ni un ami; mais quelques-uns le trouvent ridicule parce qu’il ne boit pas de liqueurs fortes.

Un jour, l’un de ses voisins, nommé Valois, le rencontra dans la rue et lui cria:

Bonjour, M. Picard. Bienheureux de vous trouver là. J'allais justement entrer ici pour demander un vermouth. Venez avec moi nous prendrons quelque chose ensemble.

Merci, voisin, je n’ai besoin de rien.

Vous direz merci après.

Non, M. Valois, merci tout de suite.

Allons ne vous faites pas prier. Prenez un petit verre avec moi; je suis heureux de vous l’offrir. Vous ne me refuserez pas cette satisfaction. Entrez, je vous prie, ne serait-ce que par bienveillance et sociabilité.

Je désire me montrer aussi sociable que possible, et ne jamais manquer d’égards pour personne, M. Valois. Mais je ne puis entrer avec vous au café pour y boire quoi que ce soit.

Très bien; si vous refusez de vous montrer sociable, je me passerai de mon vermouth, murmura le voisin en suivant M. Picard.


Après un moment, ils arrivèrent en face de la boutique d’un apothicaire et M. Picard dit à son compagnon:

Je ne me sens pas tout à fait bien aujourd’hui, et je vais entrer chez ce pharmacien pour lui demander un peu d’huile de foie de morue. Ne voulez-vous pas en faire autant?

De l'huile de poisson?

Oui, M. Valois.

Ah! M. Picard, dit avec répugnance le voisin, il n’y a rien que je déteste autant que cette horrible drogue. En même temps il fit une grimace et frissonnait comme si la fièvre l’eut saisi.

Mais, reprit l’autre, vous n’êtes pas obligé d'en prendre beaucoup: rien qu’un petit verre, pour me montrer que vous êtes sociable. Allons, venez avec moi M. Valois.


Et comme celui-ci refusait, M. Picard lui dit:

Le vermouth ou l'eau-de-vie que, d’après vous, je devais prendre pour vous montrer ma sociabilité me répugne tout autant que l'huile que je vous offre vous paraît répugnante. Ne pensez-vous pas que j’aie tout autant de raison de m’offenser de votre refus d’entrer chez le droguiste avec moi, que vous tout à l’heure de ce que je n’ai pas voulu vous suivre au café?

Pour toute réponse, le voisin tendit la main à M. Picard et ne l’invita plus jamais à aller boire avec lui.

La pioche et la truelle N° 40 (1891?)


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