Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LES DEUX AMIS

(EN FACE DE L'ABSTINENCE)


Viens, Jacques! prenons encore un verre. Qui sait quand nous nous reverrons?

Non, Henri, c’est assez. Tu sais, je ne suis pas du tout un ami de la bière. L’intempérance rendrait-elle notre séparation moins triste?

Encore ton intempérance! Tu m’as fait assez de sermons pendant notre apprentissage; tu m’as assez vanté l'eau. Allons, bois!

Tu sais ce que je t'ai dit, et je m’y tiens.


Les deux jeunes mécaniciens avaient cette conversation par une belle soirée, dans le café du faubourg. L’un, Jacques, était sur le point de partir pour l’étranger, et son ami, qui avait déjà le penchant de boire, commandait encore un verre de bière. Mais Jacques ne voulait pas à ce moment solennel devenir infidèle à ses principes.

«À ta santé!» s'écria Henri et il vida, son verre.

Jacques répandit sur le sol le contenu du sien au grand scandale de son compagnon. Ils allèrent plus loin et remarquèrent à une table des personnes qui buvaient du vin.

Alors tu prendras pourtant un verre de vin! dit Henri. Il en demanda un pour lui même, l'avala aussitôt, tandis que son ami regrettait amèrement d'avoir franchi le seuil de cette auberge.


Jacques avait travaillé pendant neuf ans dans le même atelier comme apprenti puis comme ouvrier. Ce qui l'engageait à en sortir, c'était l'ivrognerie de la plupart de ses camarades. Il aurait, voulu décider Henri à partir avec lui, mais celui-ci répliquait qu'il ne quitterait certainement pas une bonne place où les salaires étaient si élevés. Quant à la boisson, il voyait le danger, il s’arrêterait à temps!

À l'étranger, tout alla bien pour Jacques, il lui fut facile de rester sobre, car il entra dans une fabrique ou presque tous les ouvriers étaient abstinents.

Bientôt, il assista à leurs réunions, et s'intéressa à tel point à l'œuvre du relèvement des buveurs qu'il prit lui même le ruban bleu.

Il ne manqua pas de l’écrire à son ancien camarade et de l’engager à suivre son exemple pour se garder de l'ivrognerie. Dès la seconde lettre, Henri ne répondit plus, et leurs relations cessèrent complètement.


* * *


Nous faisons un saut de dix ans et nous nous trouvons un samedi soir en présence d’un ouvrier bien mis, à l’air heureux, qui sort d’une boucherie en tenant à la main un gigot de mouton. Il désire avoir le lendemain un bon rôti, car le médecin a ordonné à sa femme une nourriture fortifiante.

Devant la porte il rencontre un homme très pauvrement vêtu qui porte, dans un mouchoir noué aux quatre coins, sa maigre provision pour le lendemain. Notre ouvrier croise souvent, dans la rue, des malheureux de cette catégorie aussi va-t-il continuer sa route. Mais il remarque que l’autre a l’air interloqué et cherche à cacher son petit paquet; alors il le regarde en face et il lui semble reconnaître... serait-ce possible? Il regarde à nouveau; «Henri Braun, c’est toi?»

Oui, je suis Henri, répond l'autre avec confusion. Je suis un peu changé, c'est pourquoi tu ne m’as pas reconnu tout de suite.

Mais d'où sors-tu? Que fais-tu ici?

Le patron est mort, et son fils, tu sais celui qui travaillait avec nous, a fait faillite. Alors, j’ai cherché fortune à l’étranger.

Es-tu marié?

J’ai une femme et deux enfants. Elle gronde toujours; et pourtant, je fais pour elle ce que je peux. Naturellement, je n’ai pas toujours de l'ouvrage.

C'est que tu ne travailles plus comme autrefois.

Vois-tu, je suis... quoi! je suis en bas!

«En bas!» Ce mot renfermait toute l'histoire des dix dernières années. Jacques le comprenait bien. Avec émotion: Henri, lui dit-il, il n’y a qu’une chose qui ait pu t'amener là.

Henri baissa la tête.

Viens, reprend le brave ouvrier en lui offrant affectueusement son bras, nous causerons ensemble. Je ne te ferai pas de reproche au sujet de la boisson; mais je te montrerai ce que je suis devenu grâce à l’abstinence. En disant cela, il montrait son ruban bleu.

Je ne suis ni riche, ni illustre; mais je suis premier employé dans une bonne maison et nous sommes très heureux en famille. Viens et tu apprendras à faire comme moi; je t’indiquerai le chemin.

Trop tard! soupire Henri.

Tu es encore jeune. Seulement un peu de courage, et tu verras que cette abstinence, avec l'aide de Dieu, n’est pas si terrible.

Le bonheur de Jacques fit une profonde impression sur son ami. Il prit aussi le ruban bleu et entra résolument dans un chemin nouveau, en recherchant chaque jour l'appui du Seigneur.


* * *


Dix nouvelles années ont encore passé. Henri Braun est maintenant un homme considéré, sa famille est dans l'aisance, et la bénédiction de Dieu repose sur eux tous.

La pioche et la truelle N° 40 (1891?)


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