Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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SOUVENIRS ET CONFESSION D'UN VIEILLARD

SAUVÉ PAR GRÂCE


Je vins à Paris, à l'âge de 17 ans, chez un de mes cousins pour apprendre l’état de cordonnier. Mes parents fondaient sur moi de grandes espérances; pendant quelque temps je pensai à eux et le souvenir de ma mère me préserva des tentations les plus grossières; puis les plaisirs faciles de Paris m’entraînèrent peu à peu; je fis la connaissance de jeunes gens de mon pays qui tinrent à honneur de me dégrossir; sous d’aussi habiles initiateurs, le billard et le piquet (jeu de cartes) n’eurent bientôt plus de secrets pour moi, je devins un fieffé joueur.

Mon patron était très dur, j’étais mal nourri, mal couché, mal traité et je me disais; «Quand je serai mon maître, c'est alors que je me paierai du plaisir.»

Il mourut au bout de deux ans et ma situation changea de fond en comble. Son frère avait une petite boutique de rapetasseur les chaussures qu’il me vendit 200 fr (de l'époque). Me voilà donc patron à mon tour, la vie se présentait à moi couleur de rose.


Aiguillonné par ma nouvelle position, je me mis à travailler comme un cheval. Les pratiques venaient, j'étais sur le chemin de la fortune. Malheureusement, je me liai avec des garçons bouchers très rusés et très vicieux qui se chargèrent, disaient-ils, de compléter mon éducation.

Sans expérience et sans piété, comment résister à la séduction?

Ils m’entraînèrent dans les pires lieux de débauche; je me lançai à corps perdu dans cette vie de désordre; je me fis gloire de ma jeune réputation de débauché; j'étais devenu le boute-en-train de la bande; nous courions les bals et les goguettes. Quelle honte! j’en rougis encore quand j’y pense, et un immense regret me monte au cœur, de ces belles années de ma jeunesse si tristement gaspillées et perdues.


Ne croyez pas que je fusse heureux! Oui, dans l'animation du bal, dans le feu de l’orgie! Mais quand je rentrais chez moi, que je retrouvais ma petite boutique qui commençait à être mal notée, couché sur mon mauvais grabat, sans argent, je pensais à ma mère.

Je me rappelais cette vie si paisible du foyer paternel; je la revoyais me prenant sur ses genoux et me faisant lire dans la vieille Bible le récit du mauvais riche et de Lazare, l’histoire de Job, toutes ces pages si captivantes, si touchantes; alors ma vie me faisait horreur, j’avais le sentiment amer de ma dégradation et je prenais la résolution de mieux faire; mais j’étais sans force. Accablé de fatigue, je m’endormais, je rêvais: j’étais encore au jeu, je voyais les boules de billard se heurter et les cartes glisser dans mes doigts.

Nous étions ainsi une quinzaine de jeunes gens de mon village, tous gais compagnons et assez unis, ce qui ne nous empêchait pas de nous ruiner les uns les autres (ils sont tous morts de cette vie de débauche).

Un jour je jouai avec le fils du maire de mon village, je lui gagnai tout son argent et sa boutique en 200 points de piquet.

Une autre fois, c’était mon tour; nous avions tellement joué à boire que nous ne pouvions plus rien prendre, nous appelâmes les passants pour boire plus de quarante verres de vin versés sur la table. Quand les mastroquets (les tenanciers de débit de boissons) nous mettaient à la porte à cause de l’heure, nous allions achever la nuit aux Halles dans les plus mauvaises maisons.

Deux de nos camarades qui avaient fait des économies assez considérables furent ainsi ruinés en quelques jours. À la fin, dégoûté de tout, acculé à la banqueroute, je vendis mon mobilier et ma boutique pour 200 fr. Que je devais au marchand de vin d’en face; c’est; lui qui toucha mon argent.


Je quittai le quartier et j’allai travailler chez un maître cordonnier près des Arts-et-Métiers. C’était un intrépide en politique, un républicain avancé; il m'enmena avec lui dans les Clubs; il faisait partie de la Société des Amis jurés, c’était en 1849.

Après la Révolution terrible de Juin on vint pour l’arrêter; nous fûmes gardés à vue pendant six heures par deux policiers en blouse. Comment nous échappâmes à la déportation, mon patron et moi, alors que voisins furent envoyés à Cayenne, c’est sans doute a la grâce de Dieu que je le dois, car nous étions aussi exaltés et il y avait chez nous de quoi nous faire fusiller; en tout cas, nous étions décidés à nous défendre jusqu’à la dernière extrémité. Heureusement la perquisition mal faite n’aboutit pas et nous fumes relâchés.

Cependant je ne travaillais pas, il n’y avait plus de commerce, la misère était de plus en plus grande: je pris la résolution de retourner chez parents. J’étais bien honteux de venir dans un tel dénuement, je n'aurais pas voulu le laisser voir, et sur la route je faisais encore le brave.

Arrivé à Bar-le-Duc, il me restait 2 fr. 50 pour toute fortune et j’en dépensais 3 chez l’aubergiste où je passais la nuit. Je donnai mes 2 fr. 50 à l'aubergiste qui me fit grâce du reste.

J’avais encore sept lieues à faire à pied avec de mauvais souliers, tout cordonnier que j’étais. Enfin j’arrivai devant la maison paternelle portant sur moi toute ma fortune, mon mobilier et ma boutique. Un moment le cœur me faillit, je ne savais comment me présenter: je n’avais qu’une mauvaise blouse et encore toute sale, Ah! mes amis! que Dieu vous épargne de telles angoisses.

Enfin, je poussai la porte et j’entrai en saluant mon père et ma mère et mes frères et sœurs. Mon père, qui était un homme d’ordre, me demanda où était ma bourse; je ne pus que verser des larmes. Ma mère était tout à la joie de me revoir.


Au foyer, je me remis un peu de mes misères et de toutes mes fatigues; je repris le travail des champs; je regagnai à la longue la confiance et la considération publiques, mais ce ne fut pas sans peine; ma mauvaise réputation m’avait précédé au village. Quand je voulus me marier et que j’allai solliciter la main d’une jeune fille du voisinage, j’éprouvais un refus catégorique.

Jetais sérieusement épris, d’un autre côté je ne déplaisais pas à la demoiselle. À force de persévérance, je réussis enfin à être agréé. Quinze jours après mon mariage, nous décidâmes de venir nous installer à Paris, avec la dote de ma femme, nous louâmes une boutique clans le faubourg Saint-Germain, elle était assez bien achalandée, nos affaires prospéraient.

Hélas! tous les pays revinrent me voir l’un après l’autre, et comme je n’étais pas meilleur qu’avant, je repris peu à peu mes anciennes habitudes de jeu et de débauche. Ma femme m’adressait des reproches, mais d’un caractère emporté, je lui imposais silence ou je partais furieux pour ne plus rentrer de la journée.

Comme elle dut regretter d’avoir cru à mes belles promesses, et comme je regrette à présent les longues souffrances, les dures privations et les larmes brûlantes que ma lâcheté lui valut! Je tombai plus bas que jamais.


Une fois, que Dieu me le pardonne, je restai plusieurs jours sans rentrer. Ma pauvre femme était dans le désespoir et la pensée lui vint de s’ôter la vie pour en finir avec cet enfer dont elle ne prévoyait pas la fin. De mon côté, plus méchant que jamais, poussé par le démon de l'injustice et de l'orgueil, furieux contre moi-même et contre les autres, je rentrai cher, moi la rage au coeur, bien décidé à tout brisera la première observation.

Ma chère femme ne me dit rien, la boutique était ouverte; confus, mais non apaisé, je me mis à me promener de long en large, attendant un mot qui provoquât l’explosion; elle se mit à pleurer silencieusement. Je ressortis alors en fermant la porte avec violence, mais je n'étais pas dans la rue que l’indignité de ma conduite me sauta aux yeux.

Je rentrai, je me mis à l’établi et j’essayai de travailler, mais ma main tremblait; la honte, le remords, la confusion m'empêchaient de voir. Je montai me coucher, mais impossible de dormir; des soupirs, des sanglots gonflaient ma poitrine; toute ma vie se déroulait devant moi avec ses dégradations et ses souillures; j’étais en proie à une tristesse inexprimable! Oh que le péché est amer!


La même, semaine un colporteur de livres qui passait devant ma porte me demanda si je voulais acheter la Bible. Je n’étais pas trop bien disposé, je le reçus fort mal; mais ce digne homme, loin de s’offenser, avec une amabilité qui me surprit, m’offrit plusieurs traités religieux que je lus avec beaucoup de plaisir.

L’un d’eux m’intéressa plus particulièrement; c’était l’histoire du Berger de la plaine de Salisbury; je le relus plusieurs fois. Je voyais ce berger si pieux, ayant au lit sa femme malade, s’ingénier à répandre la joie autour de lui; je le voyais ramassant la laine que les moutons laissaient aux buissons d’épine pour faire des bas à ses enfants, et tout pauvre qu’il était, si heureux, que j’enviais son sort; enfin, je ne pouvais pas lire sa vie sans pleurer.

Le colporteur repassa quelques semaines après et cette fois encore me demanda si je voulais me procurer la Bible. Je m'empressai de la lui acheter; je la lus, ou plutôt je la dévorai, sa morale me ravissait, et quand il m’invita à venir au Temple, rue Saint-Roch, j’acceptai avec enthousiasme.

Le croiriez-vous? le sermon me concernait directement; il me semblait que le pasteur lisait dans ma vie. J’étais tout honteux, mais l’amour de Dieu me poursuivait. Je crois que je me convertis le premier jour.


Depuis, mes chers amis, je n’ai cessé de fréquenter le culte, il y a 35 ans que je suis chrétien. GLOIRE À DIEU, JÉSUS EST MON PRÉCIEUX SAUVEUR.

Oh! quelle ivresse que de se sentir lavé de toutes ses iniquités, quelle gloire de trouver à genoux la force de résister à la tentation et de marcher avec Christ dans le sentier de la justice et de la sainteté.

- Comment Dieu a-t-il pu avoir pitié d’un misérable tel que moi?

- Comment a-t-il pu venir me chercher moi, brebis égarée perdue, près de périr, tombée entre les griffes du diable et sur le point d’être dévorée?

- Comment a-t-il pansé mes blessures, m'a-t-il pris sur ses épaules pour me rapporter au bercail?


C'EST LE MYSTÈRE DE SON AMOUR.


Aussi je l'adore. C’est pour moi une joie et un honneur de le servir; dans la mesure de mes faibles moyens, j’annonce aux autres l'Évangile du pardon.

Dieu veuille, mes amis, vous que je ne connais pas, mais qui avez, comme tous les hommes, besoin de consolation, de force, de sagesse, de pardon et de sainteté.

Dieu veuille que cette confession d'un vieillard vous porte à chercher dans l'Évangile ce que le monde n’a pas pu vous donner, mais que le Seigneur accorde a tous ceux qui se repentent et qui croient à lui, le bonheur véritable et l’assurance du salut.

Lallement.

La pioche et la truelle N° 7 (1890)


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