Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UNE HISTOIRE AUTHENTIQUE


Parmi les membres de notre église de S... il y avait une bonne et aimable vieille dame qui souvent venait me rendre visite. Je voudrais vous la faire connaître telle que je l’ai connue, chers lecteurs, très droite et agile malgré ses soixante-douze ans, et son beau visage régulier encadré de bandeaux bruns. J'aimerais surtout que vous l’ayez entendue causer. Sa conversation était en effet fort intéressante et sous sa parole chaude, même enjouée, le moindre détail ressortait. J’avais toujours grand plaisir à l’entendre et j’ai même retiré beaucoup d’enseignements de mes entretiens avec elle.

Un soir, comme elle était retenue chez moi par une pluie torrentielle, je l’installai confortablement au coin du feu dans un bon fauteuil et je la priai de me raconter son histoire. Elle voulut bien se rendre à mes instances et le récit qui va suivre est celui de la vie de mon excellente amie.

Je me suis appliqué à en reproduire les
 moindres détails. Mais ce que je ne puis rendre, c’est l’accent ému avec lequel cette histoire était racontée, les larmes bien souvent l’interrompaient: ce que je ne puis rendre non plus c’est le charme intime de cette soirée devant la flamme dansante du foyer, pendant qu’au dehors la bise soufflait et que la pluie venait par instant fouetter les vitres avec violence.


Lorsqu'elle eut achevé, ma vieille amie resta un moment songeuse, puis — combien sont merveilleuses les dispensations de Dieu à notre égard, dit-elle, et par quel chemin mystérieux nous avons à passer avant de parvenir à la connaissance de son Évangile! Elle ajouta:

Si je savais écrire, j’écrirais l’histoire de ma vie. Il me semble que la main de Dieu s'est montrée si visiblement dans le cours de mon existence que ceux qui la liraient ne pourraient moins faire que d’en être frappés.

Je ne répondis pas, mais je me promis à part moi de transcrire un jour le récit qui venait de m'être fait, c’est ce que je tente de faire avec l’aide de Dieu en ce jour. Et puisse la vie de l’humble chrétienne, à qui je cède la parole à présent, servir d'instruction à quelques âmes, puissent surtout la paix et la joie qu'elle a trouvées en Jésus-Christ, devenir le partage de ceux qui liront cette histoire.



* * *


«Bien triste fut mon enfance. Je n’ai pas connu ma mère, morte peu de temps après ma naissance. Je pourrais en dire autant de mon père qui mourut lorsque je n'avais pas encore atteint ma sixième année.

À la suite de cet événement, nous fûmes dispersés, mes frères et soeurs, chacun dans une famille différente, les aînés furent, d’après ce que j'ai su plus tard, facilement placés, étant le plus tôt en état de gagner leur vie.

Quant à moi, la plus petite, personne ne me voulait. Cependant je finis par être casée chez un paysan. Là, je fis de bonne heure une triste expérience de la vie.

On m'envoyait aux champs, dès le matin garder les oies avec un morceau de pain sec pour ma journée. Le soir, on rentrant, j'avais la soupe; à condition pourtant que mon troupeau fût complet. Hélas! bien souvent il me manquait quelqu'une de mes bêtes: alors, malheur à moi! J'étais battue sans pitié et on m'envoyait coucher sans souper. Oh! les coups que j'ai reçus en ce temps-là! Encore aujourd'hui, Madame, après tant d'années écoulées, je ne puis voir une oie ou un dindon sans me souvenir, avec un serrement de coeur, des scènes que m'ont valu dans mon enfance ces malheureux volatiles.


Un jour, à bout de forces et de courage, je m'enfuis. Je fus trouvée pleurant, à demi morte de faim, sur une grande route par de bonnes religieuses qui me recueillirent pendant quelques jours. Elles eurent fort à faire, autant qu’il m'en souvient, à me nettoyer la peau. Je ne connaissais pas encore l'usage du savon ni même celui de l'eau, je crois. Ce ne fut donc pas une petite affaire que de faire disparaître la couche de crasse qui me recouvrait tout entière. Quant à débrouiller mes cheveux, on dut y renoncer, et ils furent coupés courts, à ma grande satisfaction.

Séduite par ma bonne mine, une femme qui avait besoin d’une apprentie, offrit de me prendre chez elle. J’appris là à faire des cannelles pour tisser la soie. Mes nouveaux maîtres étaient assez bons pour moi, mais comme ils étaient fort pauvres, j’endurais là encore de cruelles privations. Le travail que l'on exigeait de moi était aussi au-dessus de mes forces, et de jour en jour ma santé déclinait. Je restais dans cette maison jusqu’à l’âge de quatorze ans. Mais, à cette époque, ma patronne, c’est ainsi que je l'appelais, ayant dû s'absenter, je ne sais plus pour quelle raison, je restais seule avec le maître du logis.

J'étais trop jeune pour me douter seulement de ce que ma position avait de périlleux. Cependant mes yeux se dessillèrent bientôt. Éperdue, je m’enfuis, et j'échappais ainsi aux poursuites de ce misérable. Mais je ne savais où me réfugier, ne connaissant personne à S...

Sans parents, sans amis, j’errais une partie de la nuit dans les rues de la ville. Insultée par des jeunes gens, je m’enfuis dans la campagne. Ce que fut cette nuit de détresse, je ne puis y penser sans frissonner. Comment ai-je, moi, faible enfant, supporté de si terribles émotions? Comment ne suis-je pas morte de désespoir?


Cependant le jour se leva. Avec les ténèbres de la nuit s’enfuirent mes terreurs, mes angoisses. Épuisée de fatigue, je m’assis sur le bord d’un talus. Encore une fois j’étais seule, abandonnée, sans personne au monde pour penser à moi. Qu’allais-je devenir?

Non, jamais, jamais, je ne franchirai de nouveau le seuil de la maison maudite que je venais de quitter. Mais alors que faire? À qui m'adresser? Ah! si j’avais connu alors le puissant Ami à qui je puis aller à présent avec confiance! Mais le doux nom de Jésus m’était même inconnu. Personne ne m’avait jamais parlé de lui. Oh! comme je me sentais seule et désolée.

Comme mes larmes étaient amères, mon cœur oppressé. Je pleurais longtemps la tête dans mes mains. Lorsque je relevais les veux, le soleil était tout à fait levé, le ciel était bleu, la matinée était belle. Je séchais mes larmes et je regardais le ciel. Sans bien m’en rendre compte, je sentais que la délivrance ne pouvait venir que de là, et j’élevais mes yeux vers ces montagnes inconnues, vers ces montagnes d’où nous vient le secours.

Et la vue de cette immensité d’un bleu si pur me remplissait peu à peu d'un calme étrange. Oui, quelqu’un là-haut, j’en étais sûre maintenant, quelqu'un veillait sur moi, quelqu'un m'aimait. Et il me sembla entendre une voix qui me disait avec un accent tout vibrant d’amour: «PRENDS COURAGE, JE NE T’ABANDONNERAI PAS!»

J’essayai cependant de me lever, mais mes pieds endoloris me refusaient leur service. Cependant je ne pouvais rester là plus longtemps. La matinée était fraîche: j'étais glacée.

Mille bruits s'élevaient aussi dans la compagne qui me disaient assez que ma retraite sérail bientôt troublée. Déjà un campagnard, sa bêche sur l'épaule, avait passé devant moi et en passant m’avait longuement, curieusement regardée. Il fallait partir, si je ne voulais pas être prise polir une vagabonde. Mais où aller! Incertaine, je me remis en marche, ou plutôt je me traînais jusqu'au village voisin, je marchais sans voir ce qui se passait autour de moi.

La faim, la fatigue avaient mis comme un voile devant mes yeux. Il arriva enfin un moment où je ne pus plus avancer, je tombai sur le seuil d’une porte. Le bruit de ma chute attira les maîtres de la maison. C'était un jeune ménage qui habitait là avec leur bonne; ce fut celle-ci qui arriva la première.

Qu'y a-t-il, s'écria-t-elle, en me voyant, que voulez-vous?

Je la regardais comme dans un rêve.

Je suis bien malheureuse, dis-je enfin.

Êtes-vous malade? Qu'avez-vous!

J'ai faim.

Elle allait rentrer chercher un morceau de pain sans doute quand les jeunes maîtres arrivèrent.

Qu'est-ce donc, Marthe, s'écrièrent-ils.

C'est une pauvre tille qui est tombée d'inanition à votre porte.

Faites-là entrer au plus tôt et donnez-lui une tasse de lait chaud et tout ce dont elle aura besoin, dit la jeune dame dont le joli visage exprimait la plus vive compassion.

Oh! oh! dit le jeune homme, il est fort étrange qu'avec un minois comme le vôtre, ma belle enfant, on puisse mourir de faim!

Je le regardais sans comprendre et répétais:

Je suis bien malheureuse.

On m'aida à me relever, j'étais sans force. Cependant après avoir bu le lait qui me fut présenté et m'être réchauffée auprès d’un bon feu, je me sentis mieux. Je succombais néanmoins au sommeil et mes yeux se fermaient malgré moi. La jeune femme dit alors à la domestique de me faire coucher. Aussitôt la tête sur l’oreiller je m'endormis d’un profond sommeil. Je ne me réveillai que vers le soir.

J’eus beaucoup de peine à me rappeler la réalité en me retrouvant dans un lit bien blanc et une jolie chambre claire et gaie, la première pensée fut celle d’un bien-être inexprimable, la seconde celle d’une reconnaissance sans bornes. Envers qui? Je ne savais. Mais je me souviens fort bien qu’instinctivement je levais les veux au ciel que je pouvais contempler à travers les volets entr’ouverts. Oh! le beau ciel tout doré, tout illuminé par les rayons du soleil couchant! qu’il me parut beau, plus beau mille fois que le ciel que j'avais si longtemps contemplé le matin. Elle était donc finit1, cette journée que j’avais vue se lever si tristement.

La voix qui avait dit: PRENDS COURAGE, JE NE T’ABANDONNERAI PAS, avait dit vrai. Et pour la première fois, dans mon cœur d’enfant, un cri d’action de grâce s’éleva vers l’Ami puissant et inconnu qui s’était révélé à moi: première et naïve prière de mon âme à Dieu, puissant et mystérieux élan vers le Père qui avait veillé sur moi et m’avait protégé de son bras puissant.


* * *


Muette de bonheur, de reconnaissance, je restais ainsi sans bouger à regarder le ciel. Je ne pensais pas à l’avenir. Je ne me disais pas qu’il faudrait quitter bientôt cette demeure hospitalière. Je ne craignais plus rien: j'étais au port. Cependant un bruit léger m'arracha à cette intime jouissance. Je tournais les yeux, c'était la bonne Marthe qui entrait sur la pointe des pieds. Elle rit en voyant mes yeux grands ouverts et fixés sur elle avec une certaine angoisse.

Oh!oh! vous voilà réveillée! Vous y avez mis le temps. Qu’il fait bon être jeune pour dormir comme cela. Cela va-t-il mieux? Je suis venue vous voir plusieurs fois. Vous dormiez à poings fermés. Une seule fois vous avez ouvert les yeux et vous m’avez regardée d’un air étrange, puis vous avez dit: «Je suis bien malheureuse», et vous vous êtes retournée de l’autre côté. Vous dormiez sans doute.

J'avouais que je ne m’en souvenais pas.

Eh bien! continua l’excellente créature, êtes-vous toujours aussi malheureuse? Je ne répondis pas, mais je la regardais d'une telle façon qu’elle comprit ce que je ressentais, c'est bien, dit-elle, je vois que vous vous trouvez bien. À présent laissez-moi vite aller vous chercher une tasse de bouillon. Nous causerons ensuite.

Elle ne tarda pas à remonter avec le bouillon en question. Elle s'assit sur le bord de mon lit pendant que je buvais. Elle m'accablait de questions.

Que vous est-il donc arrivé pour vous être ainsi trouvée toute seule sur les grands chemins? N'avez-vous pas de mère? Ces questions, en me ramenant à la réalité, me déchiraient le cœur. Un moment j’avais oublié ma situation, et à présent elle m'apparaissait: Mes yeux se remplirent de larmes. Elle s'en aperçut.

Je vous afflige, ma petite, me dit-elle, mais il faut pourtant que vous nous disiez votre histoire. Mes maîtres ne peuvent rien faire pour vous si vous ne leur montrez pas d’abord votre confiance. Dites la vérité sans rien craindre et ils vous aideront. Ils sont très bons et sont prêts à vous faire du bien.

Alors je fis mon douloureux récit. Je dis tout: la misère, les privations, le travail au-dessus de mes forces, enfin le honteux motif de ma fuite. Je lui racontais ma nuit de désespoir, mes transes, mes terreurs, mes larmes au bord du chemin.

Quand j’eus achevé mon récit, la bonne Marthe pleurait plus que moi. Elle me serra dans ses bras.

Quel bonheur que ce soit chez nous que vous soyez venue tomber! Sans cela qui sait ce que vous seriez devenue, mon pauvre agneau?

Oui, que serais-je devenue? Quel sort aurait été le mien. J’y ai songé plus d'une fois. Mais, à ce moment, je n'y songeais guère! Je me trouvais si bien serré dans les bras maternels de la brave servante, je trouvais si doux d’être appelée mon pauvre agneau! C’était les premières caresses que j'eusse goûtées de ma vie, c'étaient les premières bonnes paroles que j'ai entendues.

Quoi d’étonnant à ce qu'elles m’aient parues si douces!


* * *


Je dus, le lendemain, répéter ma triste histoire devant le jeune monsieur et la jeune dame. J'étais fort émue. Jamais je n'avais rien vu d'aussi beau que la pièce où ils me firent appeler. Et puis, le maître du logis axait l'air si imposant, sa jeune femme était si jolie! Je me souviendrais toute ma vie des beaux yeux bleus qu'elle fixait sur moi pendant que je faisais ma triste confession.

Ils exprimaient une si douce compassion, une si tendre sympathie que je sentais mon coeur prêt à déborder.

Nous voyons, mon enfant, me dit-elle, lorsque je m'arrêtais, et Marthe nous l'avait dit que vous êtes digne d'intérêt, aussi sommes-nous prêts à faire tout ce que nous pourrons pour vous. Si nous étions assez riches nous vous garderions pour aider Marthe dans les travaux du ménage, mais nous ne le pouvons. Cependant vous resterez avec nous jusqu'à ce que vos forces vous permettent de vous placer ailleurs. D'ici là, je vous trouverai, je l'espère, une bonne place où vous serez bien traitée, cela vous convient-il?

Si cela me convenait! Il aurait fallu que je sois bien ingrate pour ne pas remercier de tout mon coeur l'aimable dame, et c’est ce que je fis de mon mieux.

(À suivre)

Jane

La pioche et la truelle N° 20 (1894)


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