Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UNE HISTOIRE AUTHENTIQUE

(suite)


Quelques jours plus tard, j’entrai chez des amis de mes jeunes bienfaiteurs. Ainsi qu’ils me l’avaient promis, j'y fus heureuse. J’étais traitée plutôt en fille de la maison qu’en servante. C'était de vieilles gens qui s'étaient bien vite attachés à moi. Là, ma santé devint florissante et je ne tardai pas à devenir une grande et forte jeune fille.

Je restai là deux ans. J'étais vaillante et faisais bien mon travail. Pourquoi n'y suis-je pas toujours restée? Vers la fin de ma deuxième année de service, je fis connaissance avec une femme du quartier où j'habitais. Cette femme, je la trouvais toujours sur mon chemin. Il n’y avait pas de louanges qu'elle ne me fit.

Quelle bonne domestique vous faites, me disait-elle quelquefois. Ce ne sont pas toutes les servantes qui sont aussi consciencieuses et font le travail que vous faites, surtout un beau brin de fille comme vous. En ville vous gagneriez le double et vous auriez moins d'ouvrage.


Je la laissai dire d’abord: j'aimais mes maîtres et je redoutais de me lancer dans une nouvelle aventure. Cependant elle insistait, PEU À PEU LE POISON S’INFILTRAI DANS MON ÂME.

La vanité s'en mêla.

J’aurais voulu être bien mise, être admirée. La femme vit bientôt que son oeuvre se faisait. — Je vous ai trouvé une place, me dit-elle un jour triomphante.

La misérable! Il y avait longtemps qu'elle l’avait en perspective pour moi, et SON LANGAGE PERFIDE ET FLATTEUR n’avait pour but que de me détacher de celle que j’avais!

La surprise et le chagrin de mes bons vieux maîtres furent grands quand je leur appris que je voulais les quitter. Ils ne firent néanmoins aucune objection et me souhaitèrent bien sincèrement d’être heureuse dans ma nouvelle position.

Pour moi, j’étais si honteuse de moi-même en quittant cette maison où j'avais été si bien traitée que je ne pouvais comprendre comment j’avais pu prendre une semblable décision. Je ne peux l'expliquer aujourd'hui que par l’ascendant que la malheureuse qui m’avait séduite avait pris sur mon esprit. De peur, sans doute, que je n’apprisse la vérité au sujet de la place qu’elle m’avait trouvée, elle m'accompagna à S... «pour me recommander à mes nouveaux maîtres», disait-elle.


Nous arrivâmes à S... dans l'après-midi. En me retrouvant dans les murs de cette ville, de laquelle je m'étais enfuie la nuit, mon coeur se serra. Ce fut bien pis quand, arrivées devant une vieille et laide maison; je sus par ma conductrice que c'était là qu'habitaient mes nouveaux maîtres. Je sentis à ce moment que j'avais été trompée par les belles paroles de cette femme, et je commençais à me repentir amèrement de m'être laissée ainsi entraînée.

Nous entrâmes dans la maison. Elle était encore plus sombre et plus affreuse au dedans qu'au dehors. Nous fûmes introduites dans une large pièce où une femme, à l'apparence vulgaire et assise à une sorte de comptoir, nous reçus. Après une prompte inspection de ma personne, cette femme m'envoya m'asseoir sur une chaise au bout de la chambre et se mit à causer à voix liasse avec la femme qui m'avait amené. Au bout d'une heure environ, celle-ci vint dire adieu.

La pensée que j'allais être seule dans ce repaire me bouleversa et je lui saisis la main. — Oh! ne me quittez pas, lui dis-je d'une voix étouffée, j'ai peur. Eut-elle en cet instant un fugitif remords de ce quelle avait fait mais il me sembla qu'elle rougissait et paraissait honteuse. Mais elle se remit bientôt et haussant les épaules.

Peur! De quoi pouvez-vous avoir peur? Vous serez très bien, vous verrez. Ne vous importez pas! Et elle me quitta sur ces mots.

Le jour baissait. Depuis que j'étais arrivée dans cette maison, je me sentais oppressée comme si un danger mystérieux, inconnu, et par cela même plus redoutable, planait sur moi. À mesure que la nuit venait, ce malaise augmentait encore. De ma place, je voyais aller et venir dans la cour des jeunes tilles, à l'allure grossière et hardie. Que pouvaient faire là ces jeunes tilles? Était-ce un pensionnat? La femme m’avait pourtant dit que j’entrais chez des commerçants et de fait, la grosse dame du comptoir avait plutôt l’air d’une marchande des halles que d’une directrice de pensionnat.


Depuis que la femme était partie, elle s’était remise à son comptoir et paraissait si fort absorbée dans ses comptes, qu’elle devait avoir oublié mon existence. Je trouvais cela bien étrange. Pourquoi ne me mettait-on pas tout de suite à l’ouvrage? Mais une autre surprise m’était réservée. Tout à coup, une grande jeune tille rousse entra dans la chambre où nous nous trouvions et m’apercevant dans mon coin, elle vint sans plus de façon se planter devant moi, puis après m'avoir toisée d’un air impertinent, elle tourna sur ses talons, fil claquer ses doigts d’une certaine manière et se mit à jurer d’une façon épouvantable. Je me sentais prête à pleurer de honte et de dégoût. Quant à la grosse dame, voyant mon air contrit, elle se mit à ricaner et dit à la jeune fille de me laisser tranquille.

Mais celle petite scène avait fait déborder la coupe et je venais de prendre une décision. Il ne fallait pas que je passe une heure de plus sous ce toit. Mieux vallait, je le sentais, passer une nuit encore à la belle étoile. Mais comment sortir de là? Après quelques instants de réflexion, voici le plan auquel je m'arrêtai et que j’exécutai aussitôt.

J’étais, comme je l’ai déjà dit, assise sur une chaise assez loin du comptoir. Tout à coup je me levais vivement et fit semblant de chercher autour de moi. La dame leva les yeux.

Quel malheur! fis-je à demi-voix.

Vous avez perdu quelque chose? interrogea-t-elle. Oui. Madame, j'avais un petit paquet, je ne le retrouve plus. — Puis comme frappée soudain par un souvenir. Je l’ai oublié sur une banquette à la gare, je m’en souviens à présent. Me permettez-vous d'aller le réclamer? Je ne resterai pas longtemps et la gare n’est pas loin.

La dame hésita et me regarda d’un air soupçonneux. Mon cœur battait violemment. Ma ruse réussirait-elle. J'avais pris mon air le plus naturel pour demander cette permission, mais malgré moi ma voix avait tremblé. Cependant la dame réfléchit que tous mes bagages étaient là et puis, je ne connaissais personne dans la ville, la femme le lui avait dit: Il n'y avait donc rien à craindre, il faudrait bien que je revienne.

Vous pouvez sortir, dit-elle, enfin.


Jamais l’air de la rue ne me parut si bon à respirer. Je sentais que j’échappais à un terrible danger. Mais à présent, quelle détermination prendre? J'étais encore une fois sur les grands chemins et la nuit était venue. Heureusement que je n’étais plus l’enfant tremblante et maladive qui, deux ans auparavant, errait en larmes à travers
les rues sombres.

Je me sentais forte et un cœur plus vaillant battait en ma poitrine. Et puis ne venais-je pas d'échapper, comme par miracle, du lieu maudit où j’avais été conduite? Je dois dire aussi que mes excellents vieux maîtres étaient fort dévots et ils m’avaient appris à avoir recours à Dieu, par l'entremise de la Vierge et des saints, naturellement dans les circonstances difficiles de la vie.

Élèves eux-mêmes dans les erreurs de la religion catholique romaine, ils n'avaient pu m'enseigner que ce qu’ils connaissaient; aussi, comme eux, étais-je bien ignorante. Mais si faux qu'aient été les principes religieux qui m'avaient été inculqués, c'était toujours un embryon de foi qui avait été déposé dans mon âme et par cela même quelque chose de fort et de consolant. J’élevais donc mon coeur en haut et j'entrai dans une église pour y prier, puis ayant achevé ma prière, je demandai à une des dévotes, agenouillées sur leur prie-Dieu l’adresse du curé de la paroisse.

Lorsque j'eus cette adresse, je m'y rendis en hâte.

Je fus reçue par un bon et respectable vieillard, duquel je garderai toujours un souvenir ému. Il m'accueillit avec bienveillance; me questionna avec bonté. Malheureusement dans ma confiance aveugle en la malheureuse qui m'avait conduite dans cette maison encore inconnue pour moi, je ne savais le nom de la rue où j’avais été conduite par elle, mais j'avais remarqué les chemins que j'avais pris pour aller de là au presbytère et j’offris au prêtre de l'y conduire. Il y consentit. Je marchais en avant et Monsieur le curé suivait à quelque distance. Nous avions convenu que lorsque je serai arrivée à la maison en question, je m'arrêterais devant et je reviendrai sur mes pas. C'est ce qui se fît.

(À suivre)

Jane.

La pioche et la truelle N° 21 (1894)


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