Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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AU CIEL


Le petit cercueil vient d’être fermé à jamais et la mère ne verra plus le pâle et doux visage qu’elle ne se lassait pas de contempler. On l’a emmenée dans la chambre voisine, mais si elle ne voit pas elle entend. Elle entend les coups sourds qui retombent sur la bière, et chacun de ces coups en même temps qu’ils clouent l’enfant en son dernier berceau, semblent clouer le cœur de la mère en une prison plus sombre et plus froide encore. Elle souffre en ce moment une agonie sans nom. C’est là l’instant le plus cruel, celui auquel elle ne pouvait songer sans frémir depuis qu’elle a fermé pour leur dernier sommeil les jolis yeux aimés.

Jusque-là elle a été forte, car elle est chrétienne et elle s'est sentie soutenue par une ferme et douce espérance, mais il semble que cette espérance l'ait abandonnée. C'est que LE MOMENT DU SACRIFICE COMPLET EST VENU, c’est qu’il ne lui reste plus rien dès maintenant de ce petit être chéri à qui elle donnait tous les jours la vie avec son lait, et dont le sourire, le regard aimant la payaient si bien de ses soins et de ses veilles.

Elle pouvait encore le regarder la minute auparavant, mais à présent tout est fini. Le petit corps aimé est ravi à sa tendresse et là-bas, bien loin d'elle, on va l'emporter, et sous la terre glacée il reposera, lui qu’elle s'ingéniait à protéger contre le froid il dormira là-bas, si seul, si abandonné, en le grand et morne cimetière.

Cette pensée l’affole et la fait défaillir. Il lui semble qu’elle fait un songe horrible et qu'elle va s'éveiller. Mais non, elle ne rêve point; les coups sourds se font encore entendre, ces coups qui lui meurtrissent le cœur. Et puis, sur la table il y a deux objets qui lui confirment encore la vérité une boucle de cheveux blonds qu’elle a coupée elle-même sur la petite tète bien-aimée et une lettre mortuaire.

La boucle est la seule chose qui lui restera désormais de son enfant chéri. Elle la porte cette boucle soyeuse à ses lèvres avec un sanglot étouffé, puis elle ouvre lentement la lettre bordée de noir.


Elle a choisi elle-même les paroles de l'Écriture sainte qui sont au bas de la feuille. Elle les lit ces paroles divines, tout d’abord sans en comprendre la consolante richesse, le coeur toujours lourd et fermé. «Laisser venir à moi les petits enfants, dit Jésus, car le royaume des cieux est à eux», tels sont les mots qu’elle a sous les yeux.

Mais ces mots semblent n'avoir aucune signification pour elle et tout reste sombre pour son regard voilé. C’est que son cœur est plein d'amertume et d’une sourde et inconsciente révolte. C'est qu’enfin, sa foi si vivante semble avoir tout à coup sombré dans la douleur.

Cependant elle relit encore le message d'amour et cette fois elle relève la tête avec un cri de triomphe.

C’est qu’elle a enfin saisi avec son esprit et avec son cœur le tendre appel de Jésus, – c'est qu'elle a enfin entendu la voix du Sauveur lui demander son doux agneau;

c'est qu’elle a compris que c’était pour la mettre à l’abri de l’orage que le céleste Jardinier avait cueilli la petite fleur;

c'est qu’elle a enfin retrouvé l’amour de son Dieu et de son Père,

c’est que les ténèbres du doute se sont dissipées et qu’elle se sent enfin réchauffée, ranimée par les rayons du soleil de justice.

Non! l'enfant n’aura pas froid en son petit tombeau, l'enfant ne sera pas seul, abandonné, non! l'enfant n'est pas en cette chose horrible qu'on vient de clouer dans la chambre à côté.

Non son enfant n'est pas mort, il vit, et il est en ce moment heureux, souriant dans les bras de celui qui a dit: «Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez point, car le royaume dos cieux est pour ceux qui leur ressemblent.»

Et lorsque, une heure après, le convoi funèbre se mit en marche, derrière le petit brancard couvert de fleurs et de couronnes blanches, la mère, le cœur affermi, le front rassénéré put accompagner l’enfant jusqu'à sa dernière demeure.

J. V.

La pioche et la truelle N° 21 (1894)


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