Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UNE HISTOIRE AUTHENTIQUE

(Suite)


Bénissez Dieu de ce qu’il n’a pas permis que vous entriez là, me dit le bon curé lorsqu'il vit la maison. Retournez chez moi, ajouta-t-il. Je reviendrai bientôt avec vos bagages que je vais réclamer.

Je lui recommandai avec chaleur un certain carton à chapeau, tout particulièrement cher à mon cœur. Il me promit en souriant de ne pas l'oublier et je repris seule et toute joyeuse le chemin du presbytère où je trouvai là la vieille gouvernante de M. le curé, qui m'accueillit d’un air renfrogné. Mais le bon prêtre arriva bientôt, un volumineux paquet dans une main et le précieux carton à chapeau de l'autre. Il avait été fort mal reçu et fort insulté. Je dois avouer ici que je ne m’en tourmentai guère, absorbée comme je l’étais par le bonheur de recouvrer mon bien aimé carton.

J’étais encore bien enfant, je n’avais pas seize ans, et je ne me rendais pas encore bien compte du péril que j’avais couru. Ce n’est que plus tard que je sus que j’avais franchi le seuil d’une de ces maisons infâmes qui sont la honte de notre civilisation.


* * *


Je passai une nuit seulement sous le toit hospitalier de M. le curé. Puis, dès le lendemain, j’entrai en service chez de braves épiciers, qui demeuraient tout à côté et qui avaient besoin d’une domestique.

Il y avait là une petite bande de marmots et par conséquent pas mal de travail. Mais cela m'importait peu: je n'ai jamais eu peur de l’ouvrage, au contraire, je crois que je fais plutôt peur à l'ouvrage, je m’acquittais si bien de ma besogne que je ne tardai pas à être fort appréciée de mes maîtres.

Ils me traitaient avec bonté et me témoignaient une grande confiance. En leur absence, je tenais la boutique et j’avais la clef de la caisse, ce qui ne me rendait pas peu fière. Quelle joie, lorsque je reçus pour ma fête cette clef de la caisse suspendue par une jolie chaînette que je portais accrochée à ma ceinture! Quelle gloire! Je dois dire que je me montrais digne de la confiance qui m’était témoignée et que jamais la pensée de dérober un centime n’a seulement effleuré mon esprit.

J'étais donc heureuse chez ces braves gens. J'avais l’estime de ceux que je servais et les enfants m'aimaient et me caressaient à l'envi. Tout allait bien. Mais, hélas! cela ne devait pas durer ainsi.


Un jour, une vieille bigote, sœur de mon maître, vint s'installer dans le ménage, c'était une vieille fille d'humeur grincheuse et qui avait un talent particulier pour se rendre insupportable partout où elle passait. Pour moi, j'eus vite fait de l'exécrer du fond du coeur. Elle, de son côté, ne paraissait pas avoir une grande sympathie à mon égard. Dans ces conditions un dénouement prochain était inévitable.

La scène eut lieu en pleine épicerie, sans autre témoin que les boîtes de sardines, les harengs saurs et autres denrées commerciales. Je dois dire que Mademoiselle n’avait pas tardé à trouver étrange que j’aie une clef du comptoir, tandis qu’elle n’en avait pas et devait recourir à celle de son frère et quelquefois à la mienne. Un jour, agacée, elle me somma de lui remettre cette clef.

Elle n’avait pas achevé que deux formidables soufflets la renversaient à demi. Le sang s’échappait à flots de son nez et elle poussait des cris déchirants. Monsieur et Madame, occupés dans l’arrière-boutique, se précipitèrent dans le magasin. J'avais encore la main levée. Ils comprirent ce qui venait de se passer.

Comment avez-vous pu faire cela, Marie? me dit Madame. Elle paraissait triste et peinée. Quant à Monsieur, ai-je besoin de dire qu'il était furieux de l’outrage fait à sa sœur?

Le lendemain, je quittai la maison.

Ma pauvre dame qui souffrait de toutes sortes de tracasseries de la part de cette vieille sorcière était fort affligée de me perdre. Elle me trouva une place chez un officier et sa dame.

L’officier était débauché. Je ne voulus pas rester. Seulement je ne me replaçais pas. Découragée par mes derniers mécomptes, il me semblait que je ne pourrais jamais m’habituer à une nouvelle place. Je pris donc le seul parti qui me restait: je me mariai.


Depuis quelque temps, un jeune homme du quartier me faisait une cour discrète. On en faisait beaucoup d’éloges. Il désirait fort m’épouser et avait, disait-il, une petite fortune qui nous mettrait tous deux à l’abri du besoin.

C’était bien tentant pour une pauvre fille comme moi et qui avait toujours vécu sans foyer, sans personne pour l’aimer et prendre soin d’elle. À la vérité, je n’aimais pas encore, mais j’étais prête à aimer et on me disait tant de bien de ce brave garçon, que je ne pouvais m’empêcher de l’estimer. Je mis donc loyalement ma main dans celle de celui que j’avais choisi pour époux, et je promis devant Dieu de l’aimer et de lui être fidèle.

C’est ainsi que je devins Madame B... Tout alla bien les premiers mois du mariage, mais au bout de ce temps, j’appris que cette fortune que mon fiancé avait fait miroiter à mes yeux pour m’épouser n’existait pas et qu’au lieu de cela, il était perdu de dettes, dettes qu’il n’avait pas contractées lui-même, mais que son père lui avait laissées en guise d’héritage.

Ma fureur fut extrême lorsque le premier billet à payer nous échut. Je pris mon mari en haine et lui fis la vie si dure, en lui reprochant sans cesse sa lâcheté qu’il lui fallut, je le reconnais bien tard, toute sa patience, tout son amour pour moi, pour supporter les scènes que je ne cessais de lui faire.

Tu m’as trompé, tu m’as menti, je te méprise, lui disais-je.

Il courbait la tête sans répondre, ou me répondait avec ce regard de tendresse infinie qu’il a toujours eu pour moi: Je t’aimais tant! Tu ne m’aurais pas voulu! Pardonne-moi!

J’aurais dû être touchée, mais j’étais vindicative — et n’avais pas encore appris la douceur qu’il y a dans le pardon, à ceux qui nous ont offensés.

Ah! combien j’avais besoin que l'Évangile vînt m’éclairer et changer les dispositions naturelles à mon mauvais cœur. J'allais, dans ma folie, jusqu'à vouloir le quitter pour me venger. Ce coup, aurait été mortel pour lui, car il m’aimait profondément. La pensée que je serais bientôt mère fut seule capable de m'arrêter dans ce funeste projet. Mon sort m'importait peu, mais celui de ce petit être que j’avais senti tressaillir en mon sein, avais-je le droit d’en disposer? Je défis mes paquets et je restai.

L’enfant vint. Il était beau et robuste. Les joies de la maternité vinrent apporter une heureuse diversion à ma rancune. Et puis, je voyais mon mari travailler jour et nuit pour payer ses malheureuses dettes, tandis qu’il s’appliquait à m'épargner la moindre peine, et je ne pouvais m’empêcher d'en être touchée. Je commençai à apprécier son courage et son énergie.

L’harmonie commençait à régner dans le petit ménage. Une grande douleur vint encore rapprocher nos cœurs. L’enfant, le doux ange, sur le front pur duquel nos baisers se rencontraient chaque jour, tomba malade et mourut. Ce fut un autre coup!

Ah! mères, qui, comme moi, avez perdu un enfant bien-aimé, vous le comprendrez! Que la maison semble vide et triste, sans le beau rayon pour l’égayer! 


Nous étions bien malheureux. Rien ne pouvait nous consoler. Mais à notre foyer désert, quelqu’un devait bientôt venir s’asseoir! Quelqu’un qui ne nous a jamais depuis abandonnés, que la mort ne peut nous ravir!

Une grande joie nous était réservée, cette joie qui fut annoncée aux bergers dans les plaines de la Palestine, cette joie qui est pour tout le peuple: «Un Sauveur, qui est le Christ, nous est né, le Fils nous est donné.»

(À suivre.)

Jane.

La pioche et la truelle N° 22 (1894)


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