Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LA NONNE DE JOUARRE

Charlotte de Bourbon


Jouarre est un petit village du département de Seine-et-Oise à 17 kilomètres de Rambouillet. Il possédait autrefois un couvent célèbre qui depuis longtemps en ruines, est cependant encore renommé comme la demeure de Charlotte de Bourbon, dont nous allons retracer rapidement l’histoire.

Charlotte naquit au milieu du XVIe siècle. Son père, Louis II, duc de Montpensier, était de la maison royale de Bourbon. Comme sa fortune s'était considérablement diminuée au milieu des désastres de la guerre civile, à laquelle il prit une part bien peu honorable et qu'il ne pouvait donner à sa fille une dot en rapport avec son rang, il résolut de la faire entrer dans un couvent. Il accepta dans ce but la désignation que Mme de Givry fit à sa nièce Charlotte de l'abbaye de Jouarre.

Ce fut une terrible décision pour Jacqueline de Longwy, son épouse, qui professait ouvertement la religion réformée. Mais le duc était un catholique romain très fervent, bien résolu à se faire obéir. Toute opposition eût été inutile: elle dut se soumettre.

Avant que l'époque où Charlotte devait sortir du monde fût arrivée, Jacqueline conduisit souvent sa fille dans une chambre retirée de son habitation, et là, dans la solitude, elles pleurèrent et prièrent ensemble.


Treize ans était l'âge fixé pour l'entrée de Charlotte dans cette sombre et austère prison que l'on décorait du nom de couvent de Jouarre. Son jeune coeur s'ouvrait déjà aux joies et aux espérances de la vie; elle aimait la maison paternelle.

Le monde lui apparaissait dans tout son éclat et dans tout le charme de ses brillantes séductions. Sa nature était active, son caractère ardent, et elle entrevoyait dans la société beaucoup de joies à cueillir, une vie appropriée à l'énergie de son tempérament. Mais une autre destinée qu'elle n'avait pas choisie, se dessinait à sa vue; elle était appelée à se séparer de ceux qu'elle aimait et à se consacrer, comme on disait alors, à la vie religieuse.

Lorsque Charlotte eut été enfermée par son père dans le couvent, ses habitudes et ses vêtements subirent un changement complet; on lui coupa sa belle et longue chevelure, on la couvrit d'un cilice et d'un vêtement de toile grossière, et, les yeux baissés, elle dut parcourir chaque jour les cours de son cloître, et reposer la nuit sur le parquet de sa cellule, semblable à un tombeau.

Les règles du couvent étaient si sévères qu'elle n'eut pas seulement le droit d'assister sa mère à ses deniers moments; on lui refusa même la consolation de suivre son cercueil.


Peu après cependant, elle se réconcilia avec son état. On lui fit croire que le renoncement et les souffrances étaient agréables à Dieu, et qu'en retour de sa vie d'humiliation elle recevrait la gloire dans les cieux.

Dès lors, elle se livra sans arrière-pensée à toutes ces pratiques religieuses, et, quoiqu’encore très jeune, elle fut promue, en considération de sa sagesse et de son intelligence, à la dignité suprême dans le couvent, sous le titre de mère-abbesse.

À cette époque, la lumière évangélique pénétra à Jouarre au moyen de quelques traités protestants. La mère-abbesse les lut et ils rappelèrent à son esprit les douces paroles que sa mère lui faisait entendre dans la chambre retirée de sa maison.

La grosse Bible et les vérités qu'elle contenait, les larmes et les prières de sa pieuse mère, tout le bonheur de son enfance lui remontait au coeur avec les simples paroles de ces petits traités: elle se sentit pressée de chercher la paix de sa conscience au pied de la croix du Christ.


Sur ces entrefaites, en l'année 1572, le tumulte d'une bataille livrée autour du couvent de Jouarre entre les catholiques et les protestants vint troubler le calme dont jouissaient les religieuses. Les combattants se rapprochèrent peu à peu, enfoncèrent les portes et se servir du couvent comme d’une forteresse.

Les nonnes épouvantées s'enfuirent dans le bois. Ce fut un moment solennel pour Charlotte de Bourbon. Par un événement imprévu que la main de la Providence avait seule dirigé, elle était rejetée dans le monde d'où son père l'avait expulsée.

N'était-ce pas une occasion unique de profiter de cette merveilleuse délivrance pour agir selon sa conscience et pour ressaisir une liberté qui lui était ainsi rendue contre toute espérance?

Elle ne délibéra pas longuement, oui, le temps était venu de professer les doctrines que son âme chérissait. Mais où trouver en France un asile inviolable? Qu'à cela ne tienne, elle se réfugiera en Allemagne.

Et la voilà qui part à la hâte. Elle se débarrasse de son costume religieux, se déguise soigneusement et parvient à grand-peine à traverser le royaume. De là, elle se rend à Heidellerg, ou elle trouve des chrétiens prêts à la recevoir et à l'affermir dans les doctrines de l'Évangile; c'est alors qu'elle renonça solennellement et pour toujours aux erreurs de l'église de Rome.

Sa fuite, aussitôt connue, avait eu un retentissement énorme, qui aurait supposé qu'une mère-abbesse, la fille d'un duc allié à la famille royale de France, une descendante de saint Louis, abandonnerait l'église romaine et passerait à la foi protestante?

Le père jura de ne jamais lui pardonner; il pleura sur elle comme si elle avait par cet acte déshonoré sa famille. Il la réclama à l'Électeur palatin Frédéric III, qui l’avait accueillie et prise sous sa protection; mais ce dernier refusa de la lui renvoyer, à moins qu'il ne s'engageât à ne pas violenter sa conscience. Le duc n'ayant rien voulu promettre, l'abbesse fugitive resta dans le Palatinat.


Avant de poursuivre notre récit, portons un instant notre attention sur l'état des Pays-Bas, où désormais va se fixer le sort de notre héroïne. Au commencement du XVIe siècle, la foi protestante s’était propagée dans ces contrées et avait envahi les villes et la Campagne. L'imprimerie y avait puissamment concouru. Des millions d'exemplaires de la Parole de Dieu avaient été répandus, et de nombreux prédicateurs réformés prêchaient au peuple les austères vérités de l'Évangile.

Les Pays-Bas appartenaient alors à l'Espagne, dont les souverains étaient les plus violents persécuteurs du protestantisme. De nombreuses bandes de soldats, en tout semblables à ces dragons qui portèrent la désolation et la mort au milieu de nos protestants français, parcouraient ce pays et conduisaient à la mort des milliers d'infortunés, parmi lesquels le plus souvent des vieillards, des femmes et des enfants.

L'inquisition était établie dans toute sa terreur. Des multitudes saisies par ces agents, enfermées dans de sombres donjons, n'en étaient extraites que pour monter sur les bûchers. L'histoire, ce premier vengeur des opprimés, assure que plus de cent mille soutinrent pour la défense de la vérité dans le cours d’un demi-siècle. La patience du peuple, toutefois, était à bout. Il avait enduré les plus grandes injustices avec une résignation exemplaire, mais il était résolu à devenir libre, et se rallia donc sous le commandement de Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et, après une longue lutte, il conquit définitivement sa liberté.


Une fois monté sur le trône, le prince d’Orange, qui avait entendu parler de la piété de Charlotte de Bourbon et des sacrifices qu’elle avait fait pour la cause de la vérité, épris de sa beauté, qui, selon le témoignage de l'historien de Thou, était grande, persuadé qu’elle était digne de figurer à la place la plus élevée du royaume, rechercha sa main et Charlotte devint son épouse.

Ce mariage fut béni à Brielle, le 12 juin 1575, par le ministre Jean Taffin, mais il ne fut approuvé par le duc de Montpensier qu'en 1581.

La nonne de Jouarre fut ainsi élevée par la sage Providence de Dieu au rang de princesse d’Orange. Ses qualités morales ornèrent encore plus son caractère que le trône lui-même sur lequel elle s’assit. Sa douceur, sa charité, sa sagesse et sa piété ne se démentirent point au milieu des splendeurs de la cour.

Elle devint le modèle de toutes les dames qui l’entouraient, et chaque mère de famille de son royaume trouva en elle un guide aussi beau que rare.

Tout semblait lui sourire; mais, hélas! les ombres viennent bien vite se glisser sur les plus brillantes scènes de la vie terrestre. Quelques gouttes amères se mêlent toujours dans la coupe la plus douce de la joie humaine. La princesse en fit bientôt l'expérience.

Une grande récompense avait été offerte à quiconque se chargerait d'assassiner le prince d'Orange. Un jeune fanatique agréa la proposition et se présenta pour tenter cet horrible dessein.

Pour le préparer à son oeuvre, on le fit confesser par un prêtre, et, sous l'influence du fanatisme, il osa demander dans sa prière que Dieu voulût bien donner un plein succès à son entreprise. Il choisit pour son attentat le dimanche.


Le prince et la princesse revenaient du service divin: comme ils traversaient la cour de leur palais, un coup d'arme à feu fut tiré par l'assassin, qui s'y était secrètement introduit. Le prince d'Orange fut atteint au cou. Il tomba à la renverse dans les bras des personnes de sa suite.

Pendant quelque temps sa vie courut le plus grand danger, la princesse veilla sur lui avec le plus tendre amour. Tandis qu’on lui bandait sa blessure, elle lui parlait de Jésus et l'exhortait à placer en lui son espérance. Ses prières furent exaucées et elle eut le bonheur de le voir revenir doucement à la santé.

Cette guérison causa une grande joie dans la ville d'Anvers. Lorsque le prince et la princesse vinrent dans la cathédrale offrir à Dieu leurs actions de grâces pour cette délivrance miraculeuse des mains de l'assassin, nobles et bourgmestres, citoyens et soldats, s'unirent dans une même voix pour entonner le cantique des louanges.

L'église mit ses cloches en branle, des drapeaux furent arborés au sommet de toutes les maisons et des cris de réjouissance s'élevèrent partout dans le pays.


Cependant, peu de mois s'étaient écoulés que la santé de la princesse commença à décliner, sa faible constitution avait reçu un choc trop violent à l'époque de l'attentat. Ses travaux et ses veilles, nuit et jour au chevet du lit de son mari, achevèrent de porter atteinte à sa santé. Ses jours s'acheminaient vers leur fin. Mais, au milieu de ses souffrances, elle connut en qui elle avait cru.

Son âme et sa vie ne lui appartenaient plus; elle les avait données par la foi au Sauveur. Elle avait connu beaucoup d'épreuves et vu bien des vicissitudes, mais maintenant, se reposant sur les mérites de Jésus-Christ, elle regardait en haut à la couronne de gloire qui ne se flétrit jamais.

Sa mort, survenue le 5 mai 1582, fut un deuil général. La multitude suivit en pleurant sa dépouille mortelle, qui fut déposée dans la cathédrale d'Anvers, où elle attend en paix la glorieuse résurrection.


Avant de finir cette courte biographie, nos lecteurs nous sauront gré, sans doute, de leur montrer comment la reine de l'une des plus grandes puissances de l'Europe descend de Charlotte de Bourbon.

Sa Louisa devint l'épouse de Frédéric IV, électeur palatin du Rhin, et fut la grand-mère de Sophie, duchesse de Brunswick. Le fils de cette dernière, Georges de Brunswick, électeur de Hanovre, fut appelé par une décision du parlement à succéder sur le trône de l'Angleterre à la reine Anne, morte sans enfants, et son arrière-petit-fils, le duc de Kent, fut le père de la souveraine actuelle de la Grande-Bretagne. C'est ainsi que la reine Victoria descend de la nonne fugitive de Jouarre.

G. Ducros.

La pioche et la truelle N° 9 (1891?)


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