Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LE PAUVRE TISSERAND


Dans une petite ville de province vivait, il y a quelques années, un tisserand fort pauvre, mais qui, malgré sa pauvreté, avait toujours l’air content et joyeux. Du matin au soir, vous l'eussiez vu assis devant son métier; et tandis qu'il faisait courir sa navette, il chantait à demi-voix des paroles telles que celles-ci:

Jamais Dieu ne délaisse

Qui se confie en Lui

Si le monde m'oppresse,

Jésus est mon appui.

Mais l'ouvrage était rare et mal payé: aussi, malgré son assiduité au travail, le pauvre tisserand avait-il bien de la peine à payer son loyer et à faire aller son ménage.

Ce ménage n’était pourtant pas bien compliqué. Mathieu (c’était le nom du tisserand) était veuf, et sa soeur Victoire, veuve aussi, habitait avec lui. Mais, hélas! bien loin de contribuer au bonheur de son frère, elle avait toujours été pour lui comme une épine douloureuse, comme une écharde en la chair...

Il était laborieux, elle était paresseuse;

il était patient et doux, elle était mécontente et irritable;

il réglait sa conduite sur la Parole de Dieu, elle méprisait les choses saintes.


Et la langue de Mme Victoire, comment vous en décrirai-je l'intempérance!

Pour peu qu’une contrariété quelconque eût mis la chère dame en colère, c’était un flot de paroles, un déluge d’invectives à vous faire prendre la fuite. Oh! que le roi Salomon a eu raison de dire: «Une femme querelleuse et une gouttière continuelle, c'est tout un!... » (Prov. 19, 13; 27, 15)

Quelque débonnaire que fût le pauvre Mathieu, il avait parfois de la peine à supporter sa sœur. Toutefois, en homme prudent et avisé, il se gardait bien de lui répondre, ce qui n’eût servi qu’à l’exaspérer, il se bornait à chanter plus fort et à faire tout le bruit possible avec son métier et sa navette: de cette manière il parvenait généralement à faire taire Mme Victoire, ou du moins à couvrir sa voix glapissante.

D'ailleurs, quoi qu’il arrivât, le bon tisserand n’était jamais sans consolation, car il savait toujours trouver dans l’Évangile quelque bonne parole qui relevait son courage. Il était aussi un homme de prière; et:


CELUI QUI PRIE ET QUI AIME LA PAROLE DE DIEU

PEUT ÊTRE SÛR DE JOUIR DE LA PAIX DU CŒUR.


Quand les choses marchaient bien, la bouche du pauvre tisserand était pleine de louanges: quand, au contraire, elles marchaient mal, il allait déposer son fardeau aux pieds de son Père céleste. «Tout s’arrangera avec le temps» se disait-il à lui-même:

Jamais Dieu ne délaisse

Qui se confie en Lui.

Les deux objets les plus précieux, que possédât notre humble ami étaient
 d’abord sa grosse Bible, qui avait appartenu à son père et à son grand-père avant lui, puis, son métier à tisser.

Le métier lui fournissait les moyens de gagner sa vie:

La Bible lui procurait des consolations inépuisables.

Mais tout ce qui est terrestre est incertain; notre vie elle-même n’est «qu'une vapeur qui paraît pour nous un peu de temps et s'évanouit ensuite». (Jac. 4, 14)


Un soir que le pauvre tisserand était à l’ouvrage dans la mansarde qui lui servait d’atelier, Mme Victoire, toujours négligente, sortit sans fermer la porte. Pendant son absence, un voleur s’introduisit dans la maisonnette, s’appropria quelque monnaie éparse sur la cheminée et emporta aussi la grosse Bible. Mathieu fut atterré.


«Eh bien, mon vieux, que vas-tu faire à présent, demanda Victoire d’un ton railleur. Comment pourras-tu vivre sans ton vieux bouquin?

Dans le fond de son coeur, Mme Victoire était plutôt contente que fâchée de la perte de la Bible.

«Ce que je ferai, répondit son frère avec douceur; j'achèterai une Bible de petit format en attendant que je puisse remplacer la grande. Dieu soit béni de ce qu’aujourd’hui les saints livres ne sont pas chers comme autrefois!»

«Un malheur ne vient jamais sans l'autre,» dit un proverbe. Pour ma part, je suis de ceux auxquels les dictons populaires n’inspirent qu'une confiance très limitée; cependant, il faut convenir que, dans cette occasion, celui que je viens de citer ne se vérifia que trop bien pour le pauvre tisserand.


Peu de jours après la perte de sa Bible, une autre épreuve l'atteignit. Il avait dû se rendre à un village voisin pour chercher du travail: quand il rentra chez lui, il trouva son métier presque réduit en cendres! Toujours par suite de l'incurie de Victoire, le feu avait pris dans la cuisine et les flammes avaient gagné la mansarde au-dessus, où se trouvait le métier.

«Eh bien, que vas-tu faire à présent, demanda encore Victoire, en faisant semblant de rire. Ta Bible te donnera-t-elle un métier neuf?

Mathieu soupira.

Non, répliqua-t-il; mais elle m’enseignera, je l’espère, à supporter la perte du vieux sans murmurer. Quand Dieu juge convenable de nous enlever quelqu'un de ses dons, nous devons apprécier d’autant plus ceux qu'il nous laisse. Heureusement que j’ai du crédit en ville; on me louera un métier, j’en suis sûr, à de bonnes conditions».

En effet, le tisserand acheta une petite Bible et loua un métier. Toutefois, les soucis semblaient s’accumuler autour de lui: sa position matérielle devenait de plus en plus précaire, et l'humeur de Mme Victoire de plus en plus grincheuse. Mais notre pauvre ami n’était pas encore au bout de ses peines, comme vous allez voir.

Un jour que sa sœur et lui s’asseyaient pour prendre leur maigre repas, le facteur entra et remit une lettre au tisserand. Tout étonné (car il ne recevait que très rarement des lettres), il déchira l’enveloppe et lut à haute voix ce qui suit:

«Mon cher oncle,

Quand ces lignes vous parviendront, je ne serai probablement plus de ce monde. Vous savez que depuis
 le départ de mon mari pour l'Amérique, ma santé était ébranlée. Voilà deux ans que je n’ai aucune nouvelle de lui, aussi vous comprenez ce que j’ai dû souffrir. Les inquiétudes, les angoisses m’ont tuée. Je meurs à vingt-quatre ans, d’épuisement et de chagrin.

Heureusement, mon oncle, que j’ai suivi vos conseils: j’ai cherché auprès de Dieu le secours et le pardon. Je crois qu’il m’a exaucée et qu’il me recevra dans son Ciel.

En quittant la terre, je n’ai qu’un seul regret: celui de me séparer de mon enfant. Mon oncle, mon bon oncle, pardonnez-moi; mais savez-vous ce que j’ai fait? J’ai pris toutes mes mesures afin que ma petite fille vous soit conduite dès que j'aurai rendu le dernier soupir.

J’ai remis à une personne qui l’accompagnera, l’argent nécessaire pour le voyage. J’ai même préparé pour la petite un modeste trousseau, sans oublier les vêtements de deuil...

Cher oncle, je sais que vous n’êtes pas riche, et que ma petite Éva augmentera vos charges, toutefois, je vous en supplie, accueillez-la bien, pour l’amour de moi.

Souvenez-vous que vous êtes mon plus proche parent, que je suis la fille de votre sœur alitée qui vous a tenu lieu de mère.

Souvenez-vous aussi qu’Éva est votre filleule, que vous avez promis devant Dieu de veiller à ce qu'elle fût élevée chrétiennement...

Mon cher oncle, la plume me tombe des mains. J’ose compter sur votre bonté et vous remercie de tout ce que vous ferez pour mon enfant. Dieu vous aidera, car II bénit les orphelins et ceux qui les protègent. Ma dernière pensée, ma dernière prière est pour vous et pour ma fille.

Votre nièce affectionnée,

Marie»


Un sanglot étouffé monta à la gorge du pauvre tisserand quand il eut terminé cette lecture. De grosses larmes sillonnaient ses joues, et il murmura à plusieurs reprises: «Pauvre petite! Pauvre petite!»

Quant à sa sœur, elle gardait le silence, mais ce silence était de ceux qui précèdent les orages.

«A-t-on jamais vu un pareil aplomb? s'écria-t-elle enfin toute gonflée de colère. Est-ce notre faute à nous si cette sotte de Marie a épousé un vaurien qui l’a plantée là et si maintenant elle laisse son enfant sur le pavé? C'est vraiment trop commode de mettre des enfants au monde et puis de charger les autres du soin de les nourrir! J’espère que tu ne vas pas être assez benêt, assez nigaud pour t’empêtrer de cette petite. Qu’on la mette à l’hospice, c’est tout simple. D'ailleurs, si tu la prends, je te quitte!

À deux, c’est tout au plus si nous avons du pain à mettre sous la dent; à trois, ce serait bien pire. Si tu veux mourir de faim, à ton aise, mon bonhomme! Pour moi, je n’en suis plus. Ainsi donc, te voilà prévenu: je pars, si tu reçois cette enfant.»


Par nature et par principe, le pauvre tisserand était le plus débonnaire des hommes: néanmoins, quand on le poussait à bout, il ne manquait ni de formalité ni de décision.

Victoire, répondit-il froidement, tu es libre ou de partir ou de rester chez moi, à ta convenance; mais j’entends aussi conserver toute ma liberté et agir en toute occasion selon ma conscience. Surtout pas de scènes, pas de crieries. Je ne les ai tolérées que trop longtemps, et Dieu seul sait combien j’en ai souffert!... »

En achevant ces mots, le pauvre tisserand sortit de la chambre. Il monta tout droit à son atelier, qui était en même temps son oratoire, et répandit son cœur devant son Père céleste. Il resta plus d’une heure en prières.

Que se passa-t-il entre Dieu et lui?

Nul ne saurait le dire; mais ce qui est certain, c’est que, lorsqu’il redescendit, une douce paix, une sérénité parfaite se lisait sur son visage.

Quelques jours plus tard, la maisonnette du tisserand possédait un habitant de plus, en la personne d’une gracieuse petite fille de six ans, aux boucles blondes, aux yeux bleus et aux vêtements noirs. Elle parut d’abord un peu triste et dépaysée: mais elle fut bientôt dans les meilleurs termes avec «l'oncle Mathieu,» qu’elle connaissait évidemment de nom et de réputation, avant de l'avoir vu. De son côté, celui-ci reçut l’orpheline à bras et coeur ouverts.

«Pauvre petite colombe! se disait-il souvent en la pressant contre sa poitrine; comme le pigeon de Noé, elle n’avait pas de quoi poser la plante de son pied: pouvais-je donc me refuser à lui donner asile?»


Rien n’était touchant comme de voir les soins vraiment maternels dont le bon tisserand entourait la petite Éva, les raffinements de tendresse qu’il lui prodiguait. Quant à Mme Victoire, qui n’était pas encore revenue de la surprise que la verte réplique de son frère lui avait causée, elle se tenait sur ses gardes, et si elle était guindée et taciturne, du moins avait-elle mis un frein à sa langue et à son humeur.

La vie brave du tisserand eut donc coulé plus tranquille, plus unie, plus heureuse, plus gaies si la gêne, une gêne très proche voisine de la misère n’eut lourdement pesé sur lui. Il avait beau se coucher plus tard, se lever plus matin, travailler avec un redoublement d'ardeur: rien n'y faisait. Le chiffre des dépenses dépassait toujours celui des recettes, et le moment approchait où le pauvre Matthieu devait choisir, semblait-il, entre ces deux alternatives: vendre une partie de son mobilier ou s'endetter.

Mme Victoire était toujours d'une extrême réserve, mais il était aisé de deviner qu'elle triomphait intérieurement. Une fois même que son frère paraissait plus soucieux que de coutume, elle lui avait décoché ce trait:

«Que t‘avais-je dit!...  »

Néanmoins, la foi du tisserand ne défaillit point. Il continua à prier, à croire, à espérer: et Dieu est glorifié par la confiance humble et filiale de ses serviteurs, lui fit voir enfin sa délivrance.


Un de ses parents, infirme et très âgé, mourut à cette époque, et dans son testament se trouvait un paragraphe ainsi conçu:

... Désirant témoigner à mon cousin Matthieu mon estime particulière et lui prouver combien j’admire le dévouement dont il vient de faire preuve en adoptant une orpheline, je lui lègue: 1° une somme de 500 francs; 2° la maison que je possède dans la ville qu’il habite.»

La reconnaissance du pauvre tisserand ne saurait se décrire. Avant tout, il rendit grâce à Dieu pour ce secours inattendu; il bénit aussi avec larmes son généreux bienfaiteur.

«Tu es bien bon de t'attendrir pour si peu, maugréa sa sœur. Ce n’est pas cinq cents francs, c’est cinq mille francs que le vieux cousin aurait dû te laisser.

Victoire! Victoire! s’écria le tisserand, tu me navres en parlant ainsi. Pense au peu que nous méritons et à tout ce nous avons reçu. Quand donc apprendras-tu à reconnaître que Dieu sait mieux que nous ce qui nous est bon, et que:


«Toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui l'aiment?»


Les épreuves du bon Matthieu étaient-elles enfin terminées?

Pas encore. À peine venait-il d’entrer en possession de la maison de son cousin, qu'un négociant de sa connaissance proposa de la lui acheter. II accepta cette offre avec joie. Mais le jour même où l’acte de vente allait être passé, l'architecte chargé de visiter la maison prévint le négociant qu’elle était en très mauvais état. Les fondations même ne semblaient pas solides. Le marché fut donc rompu, au grand regret du tisserand.

«Je te disais bien que le vieux cousin ne t’avait laissé rien qui vaille! ricana Mme Victoire. C'est fini; tu ne retireras pas un sou de ta vieille bicoque.»

Le pauvre homme baissa la tête et ne répondit rien. Il ne murmurait pas, mais il était abattu et découragé. Cette nouvelle déception était un échec pour sa foi...

Or savez-vous qui arriva?

Peu de mois après une compagnie de chemin de fer, voulant agrandir une gare de marchandises, eut besoin de l’emplacement occupé par le vieil immeuble: en sorte que le tisserand retira, pour le terrain seul, le double de la somme qu’il eût volontiers acceptée pour la maison!


DIEU MÉNAGE SOUVENT DE TELLES SURPRISES À SES ENFANTS.

IL FAIT TOURNER À LEUR AVANTAGE ET À LEUR BONHEUR

LES CIRCONSTANCES LES PLUS DÉFAVORABLES EN APPARENCE.


Les vœux du vieux tisserand étaient donc dépassés. Non seulement il pourrait élever convenablement sa fille adoptive, sa «petite colombe,» comme il se plaisait à l’appeler, mais encore il aurait la joie, quand Dieu le rappellerait à Lui, de ne point la laisser sans ressources.

Il acheta la petite maison qu’il habitait depuis longtemps, il la fit réparer. Il acheta aussi (car il ne voulait pas rester oisif) un beau métier neuf. Enfin, chose surprenante et tout à fait inespérée, il rentra en possession de sa belle grande Bible, qu'il eut la chance de retrouver à l'étalage d'un bouquiniste.

Ainsi comblé des faveurs de son Dieu, le tisserand, qui n’est plus pauvre aujourd'hui, ne se lasse pas de le bénir. Sa louange est continuellement dans sa bouche; il rend témoignage à sa fidélité, et c’est avec plus de conviction, avec plus d’ardeur que jamais qu'il chante tout en travaillant:


JAMAIS DIEU NE DÉLAISSE

QUI SE CONFIE EN LUI...


P.S. J'allais oublier de dire que Mme Victoire ne se moque plus de la foi, de la piété de son frère. Celui-ci commence même à espérer que Dieu accomplit en elle un travail béni.

La pioche et la truelle N° 28 (1894)


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