Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LA "CONVERSION" DE BORIS


Un bloc de marbre était si beau

Qu’un statuaire en fit emplette.

Qu’en fera, dit-il, mon ciseau?

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?


Ces vers de la fable me hantaient obstinément l’esprit ces temps derniers, tandis que les échos nous rebattaient les oreilles de la conversion du prince Boris. Le fait est qu’ils expriment assez bien l’embarras de Ferdinand de Bulgarie.

Qu'allait-il faire de son fils: un catholique ou un grec?

Placé entre les traditions de sa famille, tout entière fidèle à la papauté, et les aspirations de son peuple qui est de religion orthodoxe, le prudent politique ne savait quel parti prendre: il voyait des difficultés des deux côtés. À tout hasard, il commença par le faire baptiser catholique; ceci sous bénéfice d’inventaire.

Lorsque Stamboulow, en effet, avait proposé à la Sobranié de modifier l’article 38 de la Constitution qui obligeait le prince régnant et ses descendants à professer la religion nationale, il avait pu se rendre compte des hésitations de l'opinion publique.

Depuis, malgré tous ses efforts, Ferdinand n’avait pas réussi à se faire agréer de la Russie, et il avait à craindre, dans ce pays fertile en révolutions, de ne jamais affermir sa dynastie sur le trône bulgare.

Ne serait-ce pas un coup de maître que la conversion de son fils à la religion de ses sujets?

Son arrière-grand-père, Henri IV, dans des circonstances identiques, n’avait pas hésité à abjurer en disant spirituellement que Paris valait bien une messe. À quoi se résoudre? Ferdinand était perplexe.


Pour préparer les esprits à son abjuration et en atténuer le mauvais effet, il consulta humblement parents et alliés.

Sa femme, la princesse de Parme, menaça de le quitter.

Il se tourna du côté du pape; le pape agita les foudres de l’excommunication.

En désespoir de cause, il demanda l’avis du Grand Turc, son suzerain nominal; Abdul-Hamid, en diplomate habile, lui conseilla de faire le saut.

La Russie, elle, touchée par cet acte de soumission finale, ouvrait les bras à l’enfant prodigue.


Tout le monde fut consulté sur l’opportunité de la conversion de Boris — sauf Boris lui-même. Boris, en effet, au milieu de toute cette agitation, gardait un calme imperturbable, pour la bonne raison qu’il n'a que deux ans et que les arguties (subtilités) de la politique ne le troublent guère.

On aurait aussi bien pu le convertir à l’islamisme ou au mormonisme qu’il n’en aurait pas été plus ému. Bref, les intérêts de la politique l’emportèrent. Cédant à la raison d’État, désireux de plaire au peuple, à la Sobranié, aux ministres, de gagner enfin la Russie à sa cause, Ferdinand annonça son intention de faire baptiser son fils dans la religion orthodoxe.

La cérémonie a eu lieu le 14 février — et le prince, revêtu d’une splendide robe blanche et porté dans les bras de sa nourrice, vient d’abjurer solennellement les erreurs du catholicisme entre les mains d’un évêque grec.

Deux baptêmes en deux ans! Ce sont luxes de princes. Pour le coup, il ne doit plus rester grand-chose en lui du péché originel, et si Boris n’est pas chrétien, après deux estampilles aussi authentiques, on se demande qui le sera jamais.

Et pourtant, il n’est pas chrétien, le petit Boris: C'EST LA FOI PERSONNELLE SEULE qui nous rend chrétiens.

Il n’est pas non plus converti, car la conversion suppose au moins un changement de conceptions intellectuelles auxquelles Boris est bien étranger.

Bien mieux, il n’est pas même baptisé, car le baptême véritable, le baptême apostolique, ne s’administre ni dans la forme ni à l’âge où il l’a reçu.

L’ÉVANGILE N’ACCORDE LE BAPTÊME QU’AUX CROYANTS — et à supposer que la conscience se soit éveillée très tôt chez Boris, il m’a plutôt l’air d’un sceptique que d’un croyant.


Au fond (nos lecteurs ont facilement dégagé notre pensée sous l’ironie de la forme), cette histoire est bien triste. Il y a assez d’exemples de capitulations de consciences, sans que nous ayons besoin de celle-là pour nous démoraliser.

Combien il eût été plus digne de Ferdinand de garder l’intégralité de sa foi, quitte à descendre de son trône royal. Les politiques admirent la sagesse de son action qui lui vaut la reconnaissance officielle des puissances, car il sort le pays des troubles où il se débat depuis dix ans et affermit sa dynastie dans le cœur de la nation.

Pour nous, chrétiens, nous ne pouvons nous empêcher de déplorer des palinodies (revirements) qui n’ont pour mobile que l’intérêt matériel, nous souvenant de la parole du Christ:


«À quoi servirait-il à un homme de gagner le monde, s’il perd son âme?»


Du temps des premières persécutions. Je ne sais plus quel haut dignitaire de l’Empire romain embrassa le Christianisme. Il fut jeté en prison et condamné à être décapité. Le jour de l’exécution, au moment où le licteur levait déjà la hache, le proconsul arrêta son bras. — Abjure, dit-il au condamné, au nom de notre vieille amitié, au nom de ta femme et de tes enfants chéris: dis un mot, et je te rends tous tes biens et tous tes honneurs.

Sans seulement remuer les lèvres, le chrétien alla poser sa tête sur le billot.

Samuel Vincent.

La pioche et la truelle N° 45 (1896)


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