Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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SCÈNES D’HÔPITAL


Toute pâle sur son lit d'hôpital, aussi blanche que l’oreiller qui soutient sa taille frêle, elle repose, immobile, et le regard languissamment levé vers le coin de ciel gris qu'on aperçoit de la fenêtre la plus proche. Ce n’est encore qu'une enfant, seize ans à peine, et cependant elle va bientôt mourir, ainsi que chacun le sait dans la grande salle.

Consomption, a murmuré le docteur en chef dès sa première visite à la malade, et à son ton, à son regard, les internes et les infirmières ont tout de suite compris que c'était un cas désespéré: la pauvre fille seule s’y est trompée.

Consomption! c’est là un grand mot qu’elle ne comprend guère, mais ce ne peut pas être quelque chose de bien grave, car elle ne se sent pas très malade, seulement bien lasse, oh! si lasse! et faible. Mais le repos la guérira bientôt.

Arrivée de la veille, elle a déjà hâte de sortir de cette grande maison de souffrance où il fait si triste, où l'on meurt. Aussi le docteur parti, elle appelle bien vite sa voisine de lit:

«Savez-vous ce que c’est que cela, une consomption?» lui demande-t-elle avec anxiété.

«Mais certainement, répond la malade avec assurance, c’est de l'anémie, rien de plus.»

Et cette parole rassure pleinement la pauvre enfant. De l’anémie! À la bonne heure! Voilà un mot qu’elle comprend et qui ne lui fait pas peur. Ses cousines ont été anémiques, elles aussi, et à présent elles se portent bien puisqu’elles peuvent suffire au travail fatigant de leur atelier de couture.

Mais, depuis deux mois qu'elle est à l'hôpital, les forces de la jeune fille.au lieu de revenir, ont décliné rapidement et à présent elle a grand-peine à se soulever sur l'oreiller pour arranger ses cheveux blonds.

Elle n'a plus seulement le désir de s’en aller.

Elle ne sent plus qu'un immense besoin de repos et elle reste là, étendue sans mouvement sur sa couche, indifférente à tout ce qui se passe autour d’elle et le regard attaché sur le ciel gris, le ciel d'hiver qu’on aperçoit par delà les grandes fenêtres de la salle.

Le dimanche, lorsque sa tante et ses cousines viennent la voir, c’est avec effort qu’elle essaie de leur parler, de leur sourire: leurs propos bruyants la fatiguent tellement qu’elle redoute plus ces visites qu'elle ne les désire.

Elle se sent pourtant si seule, si abandonnée!

Et toujours la même pensée flotte en son cerveau douloureux, le même mot monte de son cœur à ses lèvres:

«Maman, maman». Oh! l'amour de sa mère, il saurait la défendre contre cette chose affreuse dont elle sent les approches et dont elle repousse l’idée avec terreur. Elle irait comme un oisillon se blottir sous l’aile maternelle et rien ne pourrait l’en arracher. Elle était bien petite lorsque sa mère est morte, mais elle n’a pas oublié son doux visage et ses baisers. Les scènes de son enfance lui sont revenues d'ailleurs ces jours-ci avec une étrange lucidité.

Elle se souvient de la prière du soir que sa mère lui faisait répéter et qui commençait par ces mots: «Notre Père». Elle se rappelle aussi un joli tableau qui ornait leur chambrette. Il représentait un berger portant un agneau dans ses bras. Que de fois à propos de cette image, sa mère ne lui a-t-elle pas parlé de ce quelqu’un, si bon, si doux, dont elle lui avait appris à balbutier le nom «Jésus» et dont elle voulait être, elle, la petite Lucie, le petit agneau bien aimé.

Il lui semblait voir aussi la prairie qui entourait leur chaumière où croissaient par milliers les pâquerettes étoilées, les peupliers aux cimes élancées, et le clair ruisseau bordé de genêts d’or. Ce sont là les seuls doux et riants souvenirs de son existence.

Le reste est bien sombre; c’est la mort de sa mère, son départ pour Paris avec cette tante, étrangère venue pour l’emmener. C’est enfin son arrivée dans la grande ville qui lui a paru si froide, si triste et où elle s’est sentie bientôt dépérir d’ennui et de langueur.


Pendant que l’orpheline s’absorbe ainsi dans ses souvenirs, la salle se remplit peu à peu de bruit et d’animation. C’est jeudi, jour de visites et les parents et amis des malades affluent autour des lits. Il se passe là bien des scènes touchantes:

ici, c’est une jeune mère couvrant l’enfant qu’on vient de lui apporter, de ses caresses et de ses baisers;

là un fils arrangeant avec tendresse les oreillers qui soutiennent sa vieille mère;

ailleurs deux époux, la main dans la main, causaient à demi-voix.

Il s’y passe aussi des drames intimes et poignants; c’est une pauvre ouvrière s’arrêtant, pâle et défaillante, près de la couche de sa fille, bouleversée en voyant les ravages faits par la maladie depuis sa dernière visite, ou un homme fort, sanglotant comme un enfant devant le lit de mort de sa femme.....

«Me permettez-vous de vous offrir ces quelques fleurs?»

À l’ouïe de ces mots qui lui sont adressés par une voix jeune et fraîche. Lucie détourne lentement son regard morne de la fenêtre et l’arrête avec étonnement sur le gracieux visage qui se penche sur elle. C'est celui d’une charmante jeune fille qui se tient debout près d’elle, quelques roses à la main.

Vous ne me connaissez pas, dit-elle, en réponse au regard surpris de la mourante, mais moi je vous connais et je vous aime. Je suis venue plusieurs fois dans cette salle voir une amie malade et j’ai déjà eu bien souvent le désir de m’approcher de vous pour vous dire quelques mots, mais je n'ai pas osé le faire.

Aujourd'hui cependant je vous ai apporté ces fleurs espérant que vous me permettriez en même temps de vous exprimer ma sympathie. Cela vous fatiguera-t-il beaucoup de m’écouter quelques instants?

Non, cela ne fatiguera pas Lucie, car la voix est si douce! et elle fait signe à sa visiteuse de poursuivre.

Je m’appelle Marguerite, continue alors celle-ci avec un sourire encourageant. Et vous?

Lucie.

Quel joli nom! Je ne l’oublierai pas.

Eh bien! Lucie, en vous voyant si triste et souffrante, j’ai pensé à venir vous parler de Celui qui peut seul consoler et guérir les cœurs souffrants. Peut-être ne le connaissez-vous pas. C’est Jésus, le Fils de Dieu, venu au monde pour nous sauver.

Vous savez, sans doute, comment il est mort, mais peut-être n'avez-vous pas encore compris que c’était pour vous, tout particulièrement, qu’il s'était laissé crucifier et avait versé son sang.

C’est pour vous, Lucie, comme pour moi, qu’il s’est offert en sacrifice afin d'expier nos fautes à l'une et à l'autre et nous ouvrir la porte des cieux. Je suis si heureuse depuis que j’ai compris ces choses et depuis que j’aime et sers ce bon Sauveur!

Je voudrais que vous le connaissiez aussi; vous ne seriez plus si seule, ni triste. Il aime ceux qui souffrent et leur dit: «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés».

Il se compare aussi lui-même à un bon Berger qui s'en va chercher sa brebis égarée et la porte dans ses bras. N’aimeriez-vous pas être portée ainsi et vous sentir dans ses bras?

Oh! oui, cela semblerait bien bon à l'enfant fatiguée, sans mère, et les paroles de vie tombent sur ce coeur altéré d’amour comme la rosée sur une terre desséchée. Ses beaux yeux bleus ont perdu leur expression de morne apathie et se fixent tout brillants sur ceux de la jeune chrétienne.

Encouragée par ce témoignage de muet intérêt, Marguerite continue d’une voix émue à lui annoncer le message de paix et quand, au moment de se retirer, elle demanda à la malade:

«Voulez-vous que je revienne vous voir?»

Une petite main amaigrie saisit la sienne et une voix faible murmura ces mots:

«Oh! oui, s’il vous plaît, revenez encore».


Mais lorsque Marguerite revint, la semaine suivante, elle apprit avec un serrement de cœur la mort de la pauvre Lucie.

«Nous l'avons ensevelie hier. Mademoiselle», répond l'infirmière à laquelle la jeune fille demande quelques détails, les larmes aux yeux.

«C’était bien la plus douce de nos malades. Elle n’a pas beaucoup souffert, car dans ces sortes de maladie on s’éteint plutôt doucement, comme une lampe qui manque d'huile. Pauvre petite!

Les derniers jours elle avait un air heureux que nous ne lui avions jamais vu, et ses yeux brillaient d’une lueur étrange. Elle s’en est allée sans bruit pendant la nuit. Le matin nous l’avons trouvée toute froide, les yeux fermés et les lèvres souriantes. Elle semblait faire un beau rêve.»

C’était plus qu'un beau rêve, c’était une glorieuse réalité qui avait ainsi fait rayonner le visage de la morte par delà le sombre passage.

Les quelques paroles prononcées par la jeune messagère du Seigneur, son témoignage vivant, avaient été le moyen de salut pour une âme précieuse Maintenant la pauvre enfant fatiguée a trouvé te repos, l'orpheline avide d’affection se réchauffe au séjour de l’amour même, et une étoile brillante est réservée à la couronne de Marguerite.

Jeanne Vincent.

La pioche et la truelle N° 46 (1896)


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