Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LA VOYANTE


Notre société n’est sceptique qu’à la surface. On pourrait même assurer que le véritable incrédule n’existe pas. Entendons-nous: je ne prétends pas qu’il n’y ait personne pour faire étalage de matérialisme et clamer sur les toits qu’il ne croit à rien, il ne manque pas de gens, au contraire, qui font les esprits forts et se déclarent dégagés de toute foi religieuse.

La vérité, c’est qu’ils ne crient si haut que pour essayer de se persuader eux-mêmes et qu’ils sont les premiers à douter de leurs négations. On le voit bien à leur lit d’agonie, ou seulement quand ils se trouvent dans la détresse.

J’ai encore dans l’oreille la profession de foi d’un homme très distingué que les erreurs du siècle avaient entraîné dans la libre-pensée militante et que la perspective d’une mort prochaine avait obligé à prier. Il revenait d’Algérie quand le vaisseau qui le portait fut assailli par la tempête.

«Je n’ai jamais assisté à pareil changement à vue, disait-il. La veille, tous les matelots juraient et l’on n’entendait que paroles légères et chansons obscènes. Mais quand le capitaine eut déclaré qu’il n’était plus maître du navire et que déjà les vagues en balayant le pont eurent emporté les embarcations, tout le monde se mit à genoux.

Moi-même, je me cramponnai au pied du mât et j’essayai de me rappeler les prières que ma mère m’avait apprises.»


Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié l’accident arrivé à la machine du Transatlantique français, la Gascogne, il y a un peu plus d’un an, et qui fit croire pendant plusieurs semaines qu’il était perdu corps et biens. Les premiers jours de la traversée, c’était fête tous les soirs au salon. Mais quand l’hélice s'arrêta et que le navire s'en alla à la dérive, tous les passagers devinrent sérieux et le bal du soir fut remplacé par un culte public.

Voici maintenant qu’une jeune fille, Mlle Couedon, déclare recevoir la visite de l’ange Gabriel et se met à divaguer en prophéties mirlitonesques. Immédiatement la presse, aussi bien religieuse que mondaine, s’occupe passionnément de son cas. Qu’y a-t-il de fondé dans ces inspirations? Et non seulement prêtres et religieux de tous ordres, mais encore reporters, interviewers, artistes, danseuses, assiègent son salon. C’est presque une émeute dans l’escalier de la maison. On fait queue à la porte et le propriétaire effrayé par cette invasion d’un nouveau genre, est obligé de signifier son congé à l’ange Gabriel qui déguerpit, alors que 4000 personnes attendent leur tour d’audience.

Cependant les journaux commentent les faits et gestes de la visionnaire. À table d'hôte, il n’y a pas d’autre conversation.

«Oui, monsieur, elle a prédit la chute de Crispi.»

«Attendons, elle prétend qu’avant mai le ministère Bourgeois sera par terre...»

Bref, l’affaire fait le tour du monde. Messieurs les sceptiques sont ébranlés et se regardent en pâlissant.

Règle générale, il n’y a rien de plus superstitieux qu’un matérialiste.


Dans un train de courses, j’entendais les joueurs (gens étrangers à la piété la plus élémentaire) déclarer n’avoir jamais eu de chance quand ils ne descendaient pas du pied droit.

D’autres croient aux amulettes; on conjure le sort en portant une petite corne d’ambre ou de corail à sa chaîne de montre.

Les extrêmes se touchent; pour n’avoir pas voulu s’incliner devant la vérité, on accepte la sottise et tel qui nie l’existence de Dieu croit au mauvais œil.

À Paris, la ville-lumière selon Victor Hugo, les somnambules font toutes fortune; sur vingt personnes réunies dans un même lieu, il y en a au moins deux qui vous prédiront votre sort d’après les lignes de la main, comme on vous dira votre caractère d’après l’angle de votre nez.

On ne compte plus les fanatiques du marc de café et dix personnes pour une sont en mesure de vous tirer les cartes selon la méthode de Mlle Lenormand.

Maintenant qu'un cas aussi bruyant que celui de la voyante de la rue de Paradis se produise, c’est la traînée de poudre et vous êtes sûr qu’il s’en produira immédiatement en vingt endroits différents.

Il y a actuellement une petite commune du département du Calvados tout entière visionnée.

Ici, c’est la Sainte Vierge qui apparaît, derrière un arbre isolé au milieu d’une plaine; quelquefois elle se pose dans les branches. Des jeunes tilles, des enfants de quatre ans, le maire, un homme sérieux, un voyageur de commerce (!), prétendent l’avoir vue.

Le reporter du Figaro expédié sur les lieux trouve une population fanatisée, et a assisté lui-même à l’extase d’une demoiselle de 14 ans, laquelle dura trois heures; lui-même ne vit rien.

Le curé de l’endroit n’a rien vu non plus, mais il songe qu’une basilique n’est pas de trop pour rappeler l’endroit privilégié et y recueillir les pèlerins qui accourent du fond de la Bretagne.

Soyez persuadé qu’il l’aura, sa grotte ou sa cathédrale, et que des miracles (?) s’y produiront.


C’EST TOUT BÉNÉFICE POUR LA SUPERSTITION.


Mal dirigé, le sentiment religieux dévie et aboutit aux pires absurdités. Et il en est ainsi chaque fois qu’on contraint la nature. Il n’y a sottise que l'homme ne croie plutôt que de ne croire à rien. Que vous le vouliez ou non, le genre humain a le sens de l’infini, parce qu’il a été créé à l’image de Dieu et que suivant le beau vers de Lamartine:

L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.

Pensez-vous que le catholique prosterné devant sa statue ou l’indigène océanien à genoux devant son fétiche, pensez-vous qu’il s’imagine avoir affaire à un être animé? L’un comme l’autre savent parfaitement n’être que devant de la pierre ou du bois. Mais ils préfèrent adorer cela que rien du tout.

Et voilà pourquoi la libre-pensée est vaincue d’avance; tous les instincts de la nature humaine conspirent contre elle. En religion, plus que partout ailleurs, on ne détruit que ce qu’on remplace. Messieurs les beaux esprits, ce ne sont pas vos sourires qui tueront la superstition, c’est la superstition qui vous tuera.

Elle vous a toujours tués. Il y a cent ans, à la suite de la campagne acharnée des Encyclopédistes, et à la faveur de la Révolution, on vit porter sur un pavois à travers les rues de Paris, une belle actrice, drapée dans les plis de la robe antique et qui symbolisait la déesse Raison; on l’intronisa sur le grand autel de Notre-Dame à la place de l'hostie et on l’offrit à la foule comme la seule divinité qui restât debout.

Trente ans plus tard se produisait la formidable réaction qui porte dans l’histoire le nom de Terreur Blanche: c’est l’époque des missions et de rétablissement à grand fracas des crucifix et des chapelles à tous les carrefours.


LA FOI SEULE EST CAPABLE DE REMPLACER LA SUPERSTITION.


Et voilà pourquoi nous sommes croyants. La foi simple, la foi normale, celle qui donne aux facultés naturelles leur place légitime et assure leur développement harmonieux, LA FOI DE L’ÉVANGILE PUR.

Cette foi-là ne mutile pas l’homme, comme le fait l’incrédulité, elle ne l’avilit pas comme le fait la superstition.

Elle donne satisfaction aux besoins éternels de l’âme humaine en lui parlant de Dieu, du ciel, de la justice à venir et en même temps elle le met à l’abri de l’illuminisme aveugle en le retenant dans les vertus pratiques de la justice et de la charité.


«La religion pure et sans tache, devant Dieu notre Père,

consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions,

et à se préserver des souillures du monde.»

(Jacques I, 27)


Samuel Vincent.

La pioche et la truelle N° 47 (1896)


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