Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LE PENDU

(spectacle de la bêtise humaine)

Nous sommes, paraît-il, le peuple le plus spirituel de la terre. J’y consens volontiers; mais, à franchement parler, en connaissez-vous de plus badaud?

J’ai toujours été surpris de voir à Paris, la facilité avec laquelle la foule s’amasse, le plus souvent sans motif appréciable.

Un homme s’arrête au milieu de la chaussée, ôte son chapeau et le pose à terre; puis il le regarde fixement et lui adresse la parole. En un clin d’œil, il a 500 personnes autour de lui. On sait parfaitement à quoi s’en tenir. Ce n’est pas un fou, c’est un camelot qui va vous proposer un bibelot quelconque; mais on s’arrête, on écoute, on fait foule.

C’est Victor Hugo qui parlait de l’intérêt que présente une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose. J’ai vu de mes yeux sur le boulevard stationner du monde au pied d’un arbre pendant toute une journée, simplement parce que, le matin, un perroquet, échappé de sa cage, s’y était posé une minute. Depuis ce temps, tous les passants, voyant des gens scruter le feuillage successivement, essayaient à leur tour de se rendre compte du drame qui s’y passait.

Cette badauderie endémique est savamment exploitée par les barnums de tous genres; c’est à qui trouvera un numéro sensationnel, une attraction inédite. Un succès de quelques semaines, un clou, comme on dit, c’est la fortune.


Madame Duclerc, directrice d’un café-concert en vogue, crut avoir trouvé ce clou dans l’exhibition d’un pendu; oui, d’un pendu. C’était une veine inexplorée. Justement l’artiste était là: un peintre marseillais en rupture de badigeonnage. «Il lui arrivait parfois, raconte-t-il naïvement, au haut de son échelle, même quand l'ouvrage pressait, de rester deux heures immobile, le pinceau à la main, dans la même attitude.

À quoi pensiez-vous dans cette position?

À rien; j’étais là, parfaitement éveillé, mais «Écoutant sans entendre et regardant sans voir» à trois mètres au-dessus des vicissitudes de la vie et du train de ce monde. Je compris que j’avais le don.

Le don de quoi?

Le don de ne pas bouger. Pour m’entraîner, je commençai par rester 15
jours debout sur une colonne. Remarquez, monsieur, que Siméon Stylite passa trente-six ans de sa vie sur des colonnes, mais assis. De là à songer à me pendre pendant 13 jours consécutifs pour le plus grand amusement de mes contemporains et mon profit personnel, il n’y avait qu’un pas.

Cela vous rapporte gros?

Non; seulement, quand je me dépends, les spectateurs se disputent les morceaux de ma corde, ce sont mes petits bénéfices. Vous n’ignorez pas la valeur de la corde de pendu comme talisman.

En effet; à ce titre, monsieur, vous devriez être déjà millionnaire.»

On ne sait qu’admirer le plus, de l’ingénuité de l’artiste ou de la sottise de ses clients; car il a eu du succès, un succès fou. Le pendu déclare avec orgueil que tout le faubourg Saint-Germain a défilé à ses pieds, le prince Henri d’Orléans en tête.

Un grand nombre de curieux espéraient le voir trépasser, car la corde finissait par serrer à la longue, et le bonhomme, à partir de 10 heures, tous les soirs, se mettait à gigoter et à faire des grimaces en haut de sa potence. Des médecins aussi épiloguaient sur son cas, prétendant les uns qu’il avait un tube d’argent dans le gosier et les autres qu’il se suspendait par le menton, comme on fait pour le traitement des ataxiques. Bref, mis en goût par la gloire et le gain, le barbouilleur marseillais parle de se faire enterrer pendant 15 jours.


Je ne sache pas que personne ait protesté contre une pareille exhibition. Cependant elle est loin d’être indifférente, et tout cela réagit tristement sur les mœurs publiques.

Tout spectacle qui a pour effet d’exalter les passions malsaines (la paresse lucrative et la curiosité niaise en sont), devrait être rigoureusement banni, et sous une République plus que sous tout autre régime, car la République qui est le gouvernement de tous, ne se soutient que par les vertus de chacun. Il y a bien une ligue pour le relèvement de la moralité, mais à peine ose-t-elle donner signe de vie; on sait de quelles avanies est journellement couvert l’honorable sénateur Bérenger qui en est le président, pour avoir protesté contre des scandales pourtant abominables.

Le défaut des gens de bien, c’est la timidité.

Cela explique la médiocrité morale de la majorité des hommes publics; à part d’heureuses exceptions.

Il n’y a que les braillards, les gens qui n’ont réussi nulle part ou qui n’ont aucune considération à perdre, qui affrontent les réunions électorales. Les autres, pour n’être pas bafoués, ou ne pus voir traîner leur famille dans la boue, préfèrent rester à l’écart et voilà comment ceux qui font les lois sont le plus souvent sans foi ni loi.

Il faudrait une immense ligue de tous les honnêtes gens pour faire rentrer dans l’ombre les aventuriers sans scrupules.

Dans une société bien organisée, le marseillais serait condamné à 13 jours de travaux forcés, car il est immoral qu’on gagne mieux sa vie à rester pendu qu’à manier son pinceau; ou, si vous ne voulez pas aller si loin, interdisez au moins des exhibitions pareilles, comme vous interdisez tout attentat à la morale publique.

Ne laissez pas seul l’honnête homme qui crie «au voleur» en présence d’un vol, ou «à l'immoralité» devant une œuvre obscène. Vous êtes au fond de son avis, ayez le courage de joindre votre voix à la sienne.

Lecteurs, mes bons amis, il pourrait bien se faire que nous soyons responsables des malheurs que nous déplorons.


Celui donc qui sait faire ce qui est bien,

et qui ne le fait pas,

commet un péché.

(Jac. IV, 17)


Samuel Vincent.

La pioche et la truelle N° 48 (1896)


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