Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LA VEILLÉE DE CLAIRE


Tu sors encore ce soir?

Ces mots prononcés d’un ton lassé par une jeune femme à demi étendue sur un sofa, sont accompagnés d’un regard tout chargé, lui aussi, d’un muet découragement.

Le jeune homme ainsi interpellé achève de prendre son café, debout près de la table, l’air pressé. Saisissant sans doute dans la question qui lui est adressée une nuance de reproche, il hausse les épaules avec dépit:

Tu ne prétends pourtant pas, Claire, que je doive passer toutes mes soirées à la maison, et renoncer à toutes mes relations uniquement pour te tenir compagnie!

Non, Henri, je ne te le demande pas, mais...

Mais, la voix devient tremblante et les yeux de la jeune femme se voilent soudain.

Mais tu es nerveuse et fatiguée ce soir, voilà tout. Un bon sommeil te remettra. D’ailleurs si tu t’ennuies, qui t’empêche d’aller passer la soirée chez nos voisins, les L... qui sont de nos amis. Tu as aussi des livres, de la musique et je ne puis pourtant pas t’emmener au cercle avec moi.

Elle essaie de sourire, la pauvre Claire, mais les larmes ont décidément le dessus ce soir-là et la voix du mari se fait de plus en plus grondeuse.

Voyons, Claire, qu’est-ce que cela signifie? Je ne te reconnais plus depuis quelque temps. Lorsque je veux t’emmener dans le monde avec moi, tu préfères rester à la maison et lorsque je sors seul, tu pleures. Ce n’est guère raisonnable de ta part, tu en conviendras. Allons, bonsoir et sèche vite ces vilaines larmes qui ne te rendent pas jolie.


Un baiser, la porte se referme et Claire se trouve seule, le cœur bien lourd. Ce n’est pourtant pas la première fois que son mari s’en va passer dehors sa soirée; mais jamais cela ne lui a semblé si dur que ce soir-là.

C’est qu’elle entrevoit seulement à présent le danger de cette vie conjugale qui consiste pour les époux à se créer chacun de son côté des goûts, des habitudes opposées.

Elle voyait depuis peu son mari échapper à l’intimité si douce du foyer, elle le sentait entraîné dans ce tourbillon mondain où elle ne pouvait le suivre. Elle avait essayé quelquefois de l’accompagner au théâtre et à quelques soirées, mais là elle n’avait rien vu ni entendu, si ce n’est le trouble de son cœur.

Quelque chose d’inconnu résistait en elle à cette vie mondaine, QUELQUE CHOSE QUI ÉTAIT PEUT-ÊTRE LES PRIÈRES ET LES INSTRUCTIONS DE SA MÈRE.

Dans les visites ou les dîners elle retrouvait souvent cette impression étrangement douloureuse. Elle entendait sans les comprendre les propos qui s’échangeaient autour d’elle, absorbée dans le sentiment d’un vide immense. Parfois pourtant la pensée que son mari devait la trouver bien insignifiante en la comparant aux femmes élégantes et hardies de sa société, la portait à faire un effort, mais cet élan était vite réprimé.

Elle s’apercevait avec quelle affectation d’indulgence pleine de dédain ces dames la traitaient.

C’étaient toujours les mêmes réponses qu'elle avait à faire aux mêmes questions:

«Avez-vous lu le dernier roman de X...?».

«Avez-vous remarqué la toilette de Mme K...?»

Il fallait bien qu’elle avouât, la petite fleur des champs, qu’elle n’avait ni lu le dernier roman de X... ni remarqué la toilette de Mme K...»

D’auteurs à la mode elle n’en connaissait guère, n’ayant fait avec sa mère que de fortes et saines lectures; pour la toilette, nouvelle mariée installée dans la capitale, elle ne s’y entendait guère, et s’en remettait à sa couturière pour ce soin. Au fond ces bavardages féminins lui semblaient vides et oiseux.

Lorsqu’il lui arrivait de comparer ces femmes du monde et leur fatras, leur vernis de savoir, avec la solide instruction de sa mère, leur babillage avec sa conversation élevée, elle souriait avec orgueil, sentant de quel côté étaient la noblesse de l’esprit et la grandeur de la pensée.

Oh! la voix chérie de sa mère, leurs longues causeries à deux, à l’ombre des ormeaux, leurs courses à travers champs, leurs visites aux malades et aux pauvres, toute cette vie intime et familiale dont le souvenir lui est resté comme celui d’un nid bien chaud, comment avait-elle pu s’en arracher?

Elle se souvenait avec un serrement de cœur de ce dernier soir passé dans sa chambre de jeune fille, alors que la pensée poignante du départ l’avait jetée toute en pleurs dans les bras de sa mère:

«Ô maman! vous viendrez me voir, vous m’écrirez, vous ne laisserez pas votre petite Claire!

Non, ma chérie, avait répondu la voix tremblante de sa mère, je ne te laisserai pas; mais, tu le sais, il y a quelqu’un qui peut mieux que moi t’aider et te diriger, dans la vie. Quelle joie ce serait pour moi de savoir que mon enfant bien aimée a trouvé enfin EN JÉSUS UN GUIDE POUR SA JEUNESSE, UNE RETRAITE SÛRE POUR LES MAUVAIS JOURS.»

Elle n’a pu répondre, secouée par ses sanglots; mais ces paroles se sont gravées ineffaçablement dans son cœur.


Ce soir-là, dans sa solitude, la jeune femme y pense d’une façon toute nouvelle. Jusqu'ici elle avait vécu dans l’insouciance, la quiétude du bonheur, passant sans grande transition, de sa douce vie de jeune fille aux joies d’un amour partagé.

Pour la première fois une ombre s’est glissée sur son chemin et elle s’aperçoit à quoi tient peu le bonheur qu’elle s’est choisi.

Elle repasse en elle-même toutes les circonstances de son mariage, sa première entrevue avec Henri pendant un séjour chez des amis communs, son trouble, son bonheur en se voyant l’objet des attentions et de l’empressement du jeune homme.

C’était enfin la demande en mariage et les angoisses de sa mère en apprenant que celui que sa fille aimait était UN HOMME DU MONDE SANS PRINCIPES RELIGIEUX.

Pauvre mère! Elle s'était d’abord opposée de toute la force de son amour à cette union; mais Claire avait supplié, pleuré, montré un tel désespoir que la mère avait cédé. Claire avait vaincu.

Les premiers mois de son mariage avaient été illuminés de tant de tendresse et de joie, son mari était si attentif et si respectueux envers elle que Claire, tout bas, s'était applaudie de son choix. Certes elle avait pu s'apercevoir bien vite combien ils différaient de vue sur un grand nombre de points, avec quelle indifférence et quelle légèreté il traitait les questions les plus hautes et les plus saintes; elle avait alors soupiré, s’était repliée sur elle-même avec un peu de tristesse, mais le bonheur d’être aimée lui avait fait oublier bien souvent le chagrin de n’être pas comprise.


Ce ne fut qu’après leur installation à Paris que les yeux de la jeune femme s’ouvrirent et que le véritable caractère de son mari lui fut révélé.

Il avait bien vite retrouvé ses amis et ses plaisirs et Claire n'avait pas tardé à se rendre compte de l'abîme réel qui la séparait de son époux. Cette vie dissipée et bruyante dans laquelle elle le voyait se plonger, l’effrayait; elle ne pouvait se résigner à l’y suivre, se sentant appelée à quelque chose de meilleur: les paroles de sa mère retentissaient toujours au fond de son être le plus intime et la sauvegardaient sans qu’elle s'en doutât.

Mais alors, que serait-ce de leur vie, tous deux suivant un chemin différent?

Quel bonheur serait le leur, quel avenir?

Toutes ces pensées et ces craintes l'agitent ce soir avec angoisse. Elle a peur, peur de l’existence qu’elle s'est faite, mais peur avant tout de sa faiblesse. Que peut-elle dans cette lutte de tous les jours, de tous les instants, qui va être la sienne?

Elle est sans aucune force, désarmée, impuissante, semblable à une pauvre feuille détachée que balaye le vent d’automne. Hélas! elle ne sait que pleurer; pleurer, c’est-à-dire fatiguer, importuner inutilement son mari, comme elle avait pu le voir ce soir même.


Qui lui donnera cette force, ce calme dont sa mère savait faire preuve en toute circonstance?

Qui?

Ne le sait-elle pas bien, elle qui a vécu de si longues années aux côtés d’une chrétienne d’élite, elle qui l’a vue prier, chercher auprès de Dieu et dans sa Parole tous les secours et toutes les délivrances.

«Quelle joie ce serait pour moi de savoir que mon enfant bien-aimée a trouvé enfin en Jésus une retraite sûre pour les mauvais jours.»

Ces dernières paroles de sa mère, elle s'en souvient, comme si elles venaient de retentir à son oreille! «Une retraite pour les mauvais jours.» Hélas! ne sont-ils pas venus, ou tout au moins ne se préparent-ils pas?

Jésus! c'est celui qu’il lui faut dans son isolement, sa faiblesse.

Jésus! Celui qui fait des faibles, des forts, du cœur tremblant un cœur vaillant;

Jésus qui relève et qui console;

Jésus qui aime les souffrants et les brisés,

ce Jésus dont elle a entendu si souvent la voix à travers ses rebellions et ses résistances: «Mon enfant, donne-moi ton cœur

Alors ce que n’avaient pu faire son heureuse vie de jeune fille et l’influence bénie de sa mère, cette heure de détresse morale le fit: elle abattit la jeune femme repentante au pied de la croix.


Claire, agenouillée, pria pour la première fois avec toute son âme.

«Ô Dieu, j’ai marché jusqu’à présent au gré de mes désirs, j’ai suivi mon propre chemin, j’ai résisté à ton amour, mais voici maintenant, JE VEUX CE QUE TU VEUX ET JE TE DONNE MA VIE...»

Lorsqu’elle se releva après avoir longtemps prié, Claire pardonnée et sauvée, avait sur le front un rayonnement étrange.

EIle ne se sentait plus seule à présent, l’avenir ne lui paraissait plus sombre, elle n’avait plus peur; son esquif n'irait pas à la dérive, un pilote était à la barre.

Elle était à Jésus, elle avait abandonné entre ses mains les rênes de sa vie et elle savait qu’il prendrait soin de son bonheur. Ses craintes pour son mari s’étaient évanouies et elle pensait maintenant à lui avec une tendresse toute nouvelle.

Lui aussi, après s'être abreuvé aux citernes crevassées, connaîtrait la source d'eau vive, il goûterait aussi les joies du ciel. Elle en avait la confiance: Dieu lui donnerait un jour l’âme de son bien-aimé.

Et au moment de s’endormir, tout en posant sa tête blonde sur l'oreiller, elle murmura: «Ô maman, chère maman, votre prière est exaucée; votre petite Claire a trouvé Jésus; votre petite Claire est heureuse.»

Jeanne Vincent.

La pioche et la truelle N° 48 (1896)


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