Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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L’ÉPAVE


C'était, autant qu’il m’en souvient, vers le milieu du mois de mars dernier. Je traversais lentement les jardins de l’avenue de l'Observatoire, aspirant à pleins poumons la brise du soir, jouissant, dans l'intimité de mon être, de ce calme délicieux, avant-coureur de la nuit qui berce la nature en l’endormant; prêtant l’oreille à ces mille bruits confus: chants d’oiseaux, bourdonnements d'insectes, insaisissable mélopée qui fait toujours vibrer mon cœur, car je lui trouve le recueillement et les charmes d’une prière montant des infiniment petits vers le trône du Tout-Puissant, à l’heure où la nature semble se taire et s’apaiser dans les premières torpeurs du sommeil.

Franchissant la grille du jardin, j’allais en sortir, quand, soudain, quelqu’un me frappe sur l’épaule: me retournant vivement, je reconnais Félix, un ami des plus chers, que dans les vicissitudes de la vie de Paris j'avais perdu de vue depuis deux ans. Mais combien changé pendant cette longue absence.


Ce n’est plus l'homme au front soucieux, aux vêtements en désordre, aux regards hébétés que j'ai connu jadis; mais un grand et solide gaillard au front haut, aux yeux clairs et brillants de contentement, me serrant avec effusion les mains à me les broyer, comme s’il eût voulu me communiquer la flamme intérieure dont il brûlait.

Il ne m’avait habitué ni à cette joie ni à cette étreinte, lui, la pauvre victime d'une passion que j’avais vue avec terreur et dégoût grandir en lui chaque jour, malgré mes amicales et pressantes admonestations:

Je veux parler de la plus épouvantable des dégradations humaines de l’ivrognerie.


* * *


Ainsi Félix était guéri, délivré! Je n’en pouvais croire mes yeux; et nous voilà remontant bras dessus bras dessous, la rue Denfert-Rochereau pour gagner l'avenue d'Orléans: lui me contant les étapes successives de cette conversion miraculeuse; moi, joyeux et m’exclamant, atteint cependant d’un brin d’incrédulité. Nous gagnons ainsi l’église de Montrouge dont les cloches sonnent à toute volée, tandis que les premières étoiles scintillent au firmament.

Ainsi tu ne me crois pas, dit Félix tristement.

Dame! j'en ai bien un peu le droit.

Veux-tu me suivre?

Où cela? à l’église?

Non! ici.

Une vaste cour, quelques marches de bois que nous gravissons lentement et nous voilà assis dans une salle de dimensions moyennes, aux murs blanchis à la chaux, ornés d'affiches de calicot rouge, sur lesquelles flamboient en lettres d’or de pieuses et consolantes maximes. Au fond, un harmonium et une tribune.

À ça, tu es protestant?

Tais-toi, je t’en prie, et écoute.

L’orgue s’éveille sous une main habile; les assistants se lèvent, entonnant un cantique dont les paroles trouvent le chemin de mon cœur.

Tiens, qu'ai-je donc? Voilà une chose que je ne connaissais plus depuis de longues années: Je pleure!

Les cloches de l'église sonnent toujours; elles ont perdu pour moi toute leur poésie; ce n'est plus qu’un bruit assourdissant qui blesse mes oreilles; et mon esprit se reporte bien loin, dans le temps et dans l'espace, vers ces demeures souterraines que j’ai visitées si souvent, où les ancêtres de ces chrétiens dont je suis, l’hôte en cet humble logis, adoraient Dieu en esprit et en vérité, tandis qu’à quelques pieds au-dessus de leurs têtes, les prêtres de Cybèle et de Vénus-Astarté brûlaient dans les encensoirs d'or la myrrhe et l'encens, et, sur les autels ornés des gemmes les plus rares, immolaient des victimes.

Le silence s'est fait: mon ami se lève et se dirige vers l'estrade qui domine l’assemblée. Il va parler; j’écoute.

Mes amis, mes frères.

«J’ose vous appeler ainsi et ce nom est doux à mon cœur; mais c'est la honte au front que je viens devant vous mettre à nu les plaies de mon âme et offrira vos yeux les débris de mes chaînes.

Mais je serais un oublieux et un ingrat envers Celui qui m’a délivré, si j'hésitais un instant à vous dire ce qu’il a fait pour moi indigne; les changements apportés par sa grâce dans une créature souillée.

J'ai longtemps vécu loin de Dieu, aveugle, désolé; blasphémant son saint nom, me riant de sa grâce; n'ayant au cœur, dans le présent, que haine et vengeance; pour patrimoine à recueillir, que les effets de son implacable justice; mes jours étaient noirs; mes nuits sans sommeil, emplies d’angoisses et de remords.

Un jour le voile qui couvrait mes veux s'est déchiré; je me suis mis à la place de ce larron, qui suspendu à la droite de Jésus lui demanda, à la dernière heure, une part d'héritage dans le royaume de son père.

Le divin Crucifié du Golgotha n'a pas changé; les siècles ont passé, son cœur est resté le même. Il a eu pitié de moi; IL M’A LAVÉ, PURIFIÉ DANS SON PRÉCIEUX SANG, RELEVÉ, TRANSFIGURÉ, GUÉRI. J’ai de nouveau connu la joie; la paix et l’abondance sont rentrées dans mon logis.

Qu'ai-je donc fait pour mériter tant de bonheur? Pour trouver des grâces aussi abondantes sur mon chemin, hier encore, empierré, boueux?

Un soir, dans une assemblée pareille à celle-ci, sur les instances d'une âme charitable et fidèle, j'ai promis de fuir l’ivresse, de m'abstenir de toute boisson alcoolique. Je me suis abrité sous la croix de Jésus-Christ, et en aimant mon Sauveur j'ai trouvé la force de vaincre mon péché.»


* * *


Nous sortîmes silencieux et nous nous séparâmes sans mot dire. Mais Dieu, poursuivant son œuvre bénie, venait de changer mon cœur.

Carolus.

La pioche et la truelle N° 50 (1896)


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