Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UNE PAGE DE MON JOURNAL PERSONNEL

(LE CHARME DANGEREUX DU MONDE)


4 Décembre 189..

C’est une date bien chère que j'inscris aujourd’hui sur ces pages, une date qui marquera pour moi à jamais, pour la vie et l’éternité puisque ce jour est celui de mon salut, de ma nouvelle naissance en Jésus-Christ, mon Sauveur.

Heureuse! oh! je le suis!

La pensée de l’amour de mon Dieu me réchauffe et me pénètre parfois jusqu’au fond de l’âme comme d'un lumineux rayon et fait battre tumultueusement mon cœur. La vie m’apparaît grande et belle avec les horizons nouveaux qui s’ouvrent devant moi, le but que je me propose dès maintenant: SERVIR CHRIST.

Il me semble que j’entre à pleines voiles dans un monde nouveau. Pourtant j’ai déjà eu des moments d’angoisse et de découragement en considérant ma faiblesse et les tentations que je vais rencontrer.

Serai-je une servante fidèle?

Glorifierai-je toujours mon Maître par la pureté de ma conduite?

Saurai-je le faire aimer en moi?

J'ai besoin dans ces instants de trouble de recourir à la Parole de Dieu où j’ai déjà trouvé bien des déclarations, des promesses qui m’ont relevée et encouragée, eu particulier ces lignes de Paul aux Philippiens:

«Celui qui a commencé en vous cette bonne œuvre la perfectionnera jusqu’au jour de Christ»,

et cet autre beau verset:

«Lui qui n’a point épargné son propre Fils, ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec Lui!»


C’est hier soir, ou plutôt ce matin en rentrant du bal, qu’agenouillée près de mon lit j’ai trouvé au pied de la croix le pardon et la délivrance.

Pourquoi a-t-il fallu que ce soit dans le tourbillon d’une soirée dansante que j'entende l’appel de Jésus?

Pourquoi ai-je dû aller à cette fête pour comprendre le néant de tous les faux plaisirs que le monde peut donner, et combien valait mieux l’humble service du Maître que le brillant mirage de Satan?

Pourquoi est-ce précisément dans l’étourdissement de ce premier bal que j'ai compris que j’aimais Jésus et que ma place n’était pas en ces lieux mondains, mais à ses pieds?

Tous mes doutes, mes perplexités avant d’accepter d'aller à ce bal et que j'exprimai plus haut dans ces pages, n’étaient-ils déjà pas l’indice que je me sentais vaguement appelée à quelque chose de meilleur?

J’ai résisté et je suis allée à cette fête, mais avec quel trouble intérieur, quelle fièvre d'anxieté! Je pensais que toute cette angoisse était due à mon ignorance du monde, à ma crainte de ne pas y faire assez bonne figure. J'attendais beaucoup de mon joli costume de crépon blanc pour me donner plus d'assurance. Mais ceci même ne m'a donné aucune joie, lorsque devant la glace j’eus achevé d’attacher mon bouquet de corsage, je me regardai tristement.


Eh quoi! était-ce là tout?

Je ne me trouvais pas plus jolie qu’auparavant, seulement toute autre, au point que je ne me reconnaissais guère. Ma coiffure extravagante me déplaisait: mes cheveux simplement arrangés comme de coutume me semblaient bien mieux; ma robe d’intérieur me paraissait aussi plus séante que mon costume élégant.

Mes cousines qui arrivaient à ce moment pour me chercher ne le trouvèrent point ainsi et s’exclamèrent gracieusement sur la métamorphose de la chenille en papillon! Elles me plaisantèrent sur mon air grave:

«Quelle mine étrange et solennelle! Ma chère, on dirait que tu vas à un enterrement.»

Je les laissai dire, absorbée par mon trouble qui allait en grandissant à mesure que l’heure du départ approchait. J’aurais voulu que quelque obstacle survînt pour empêcher mon départ, mais mes vœux furent vains et il nous fallut bientôt monter en voiture. J’allai auparavant embrasser mes parents.

Papa sommeillait dans son grand fauteuil au coin du feu. Il s’éveilla, me regarda avec satisfaction et me dit: «Amuse-toi bien, ma petite fée aux roses.»

Maman m’embrassa avec tendresse et d’une voix qui me parut tremblante: «Dieu te garde, ma chérie,» me dit-elle tout bas.

Nous partîmes. Mes cousines qui en temps ordinaire sont de bonnes et aimables
 jeunes tilles, étaient si follement excitées à la pensée de ce bal qu elles se montraient bruyantes et désagréables à l’excès, ce n’était que propos légers et malveillants à l’égard du prochain.

Voilà donc ce que la seule approche du monde peut faire, me disais-je en les entendant, et je songeais au long baiser de ma mère et à tout ce qu’il renfermait de tristesse et de crainte.

Je pensais à ce Jésus qu elle m’avait appris à aimer dès mon enfance et dont le regard ce soir-là semblait me pénétrer jusqu’au fond du cœur. Mes larmes étaient prêtes à jaillir. Ah! comme j’aurais voulu retourner en arrière, reprendre ma place à notre tranquille foyer. Mais je n’osai parler et je restai dans le fond de la voiture, muette et absorbée, jusqu'à notre arrivée chez les K.


Bientôt après je faisais mon entrée dans le salon brillamment éclairé. L’éclat des lumières et des fleurs, le tourbillonnement dans la valse des toilettes claires... je restai un moment éblouie. Je compris alors ce qu’un tel spectacle peut avoir de charme dangereux sur une âme jeune et, éprise de beauté. Une invitation à la valse vint m'arracher à mes réflexions. Je balbutiai quelques mots de refus qui ne furent sans doute pas compris, car bientôt après je tournoyais avec les autres couples aux bras de mon danseur. Il me sembla alors que le regard que je sentais peser sur moi se faisait plus profond et plus triste: mon malaise redoubla.

Le regard que rencontra Pierre après son reniement ne pouvait être chargé d'un plus doux reproche et voici que des mots, toujours les mêmes, se mirent à danser en lettres de feu devant mes yeux: 


«N'aimez point le monde, n’aimez point le monde.»


Ces mots, je ne les voyais pas seulement, je les entendais aussi, dans le motif de la valse, le murmure des conversations, dans tout le brouhaha confus de la salle de bal. Enfin l'interminable valse prit fin.

Lorsque je me retrouvai tout étourdie à ma place, je me promis bien de ne plus la quitter. Je n'acceptai plus aucune invitation malgré le mécontentement de ma tante et les instances de mes cousines. Je restai avec les dames et les mamans. Mais là j’eus à essuyer une épreuve d'un autre genre.

Tout ce que j’entendis là une heure durant d’insinuations perfides et de fines railleries sur le compte des unes et des autres, sur les infirmités de Mlle X. et les légèretés de Mme Z., me révolta au point que je quittai la place en quête d’un refuge contre ce flot de médisances. Je trouvai enfin une embrasure de fenêtre où je pus me glisser. Laissant retomber derrière moi l’épais rideau, je me trouvai enfin isolée de la foule. Je regardai au-dehors avec un vrai soulagement.

Oh! la belle nuit d'hiver, sereine et claire! Comme la lueur des étoiles me parut douce, après l'éblouissement de la salle de fête, et le silence de la nuit reposant, après le bruit de la musique et de la danse. Le calme se refaisait peu à peu en moi.

Dépassant en moi-même mes impressions de la soirée, j’essayai de m’expliquer la souffrance morale que je venais d’éprouver et j’arrivai peu à peu à cette conviction que, si je n’avais pu trouver aucun plaisir à ce bal, c’est que j’avais déjà conscience de joies plus hautes et meilleures et que le Seigneur m’y appelait.

Je comprenais avec une émotion solennelle que cette heure devait être décisive et que j’avais un choix à faire:


CHRIST OU LE MONDE!


Christ, Christ seul, criait mon âme dans un élan d'amour, mais quelque chose résistait encore en moi. J’avais peur de tout ce à quoi j'allais m’engager: je ne voulais pas me donner pour me reprendre. À ce moment douze coups sonnèrent à l’église voisine. C'était un jour nouveau qui commençait et ce jour c'était celui de l'Éternel, le saint et beau dimanche.

Et tout à coup la pensée qu’il m'allait fallait rentrer dans la salle de bal et que je devrais commencer le jour du Seigneur au milieu de cette foule et de ce bruit de musique et de danse me fut insupportable.

Je me décidai à rentrer au logis coûte que coûte aussitôt. Quittant ma retraite, je m'avançai résolument vers ma tante.

«Tante, lui dis-je, me permettez-vous de disposer de la voiture pour rentrer?»

Tante se récria comme je le pensais: La soirée était à peine commencée; je ne pouvais pas partir seule; j’allais déranger tout le monde par ma sortie intempestive.

Heureusement le secours me vint quoique du côté où je m’y attendais le moins. Ma cousine Berthe, l’aînée et la plus mondaine de mes cousines, passant près de moi eut l’air touché de ma détresse.

Voilà bien du bruit, dit-elle. Cette enfant est fatiguée. Je la reconduirai. Ne t’inquiète pas, maman.

Un moment après la voiture nous emportait toutes deux sur le chemin de ma demeure.

Eh bien! ma petite Blanche, me dit ma cousine, tu n'aimes donc pas le bal? Que signifie cette fugue, cette soudaine disparition?

Sa bonté m’avait été au cœur, et je me sentais pour la première fois en pleine confiance avec elle. J'essayai, sans aucune fausse honte, de lui expliquer mon trouble et tout ce que je venais d'éprouver.

Elle m'écouta sans mot dire. Je pensais qu'elle me trouvait peut-être très ridicule et qu’elle allait éclater de rire lorsqu'à la lueur d'un bec de gaz j’entrevis sur son visage une expression de souffrance telle que je me tus toute saisie. II se fit un grand silence; puis comme nous étions arrivées à destination et que je la remerciais de sa complaisance, elle m'embrassa, et rapidement:

«J’ai éprouvé AUTREFOIS tout ce que tu as éprouvé toi-même, me dit-elle, mais J'AI RÉSISTÉ à la voix qui m’appelait, et maintenant je donnerais tout au monde pour y avoir répondu; mais IL EST TROP TARD, TROP TARD ET JE NE M'APPARTIENS PLUS. Va, petite cousine, tu as choisi la bonne part.»

J’aurais voulu lui dire une bonne parole, mais la surprise m’avait rendue muette. Pauvre cousine Berthe! Toute cette bruyante gaieté qu’elle affichait dans le monde ne servait donc que de masque à une souffrance réelle et cachée?

Je n’oublierai pas l’expression désespérée de son regard alors qu’elle pensait que personne ne la voyait.

Arrivée dans ma petite chambre, je ne pris pas même le temps de sortir mon manteau pour m’agenouiller devant Dieu et lui donner tout mon cœur.


Mon choix était fait pleinement:

J'AVAIS ASSEZ CALCULÉ LA DÉPENSE.


Et Dieu qui ne repousse personne, pas même une faible enfant, m’accepta, me donna l'assurance de mon pardon en Jésus.

Lorsque je me relevai le cœur plein d’une joie sereine, j'essayai de comparer ce que j'éprouvais avec cette fiévreuse agitation que j'avais remarquée dans le monde. Mais qu'y a-t-il de comparable entre cette étourdissante gaieté et le bonheur intime et profond que goûte le disciple de Jésus?

Berthe avait raison lorsqu’elle me disait: 


«Petite cousine, tu as choisi la bonne part.»


Jeanne Vincent

La pioche et la truelle N° 52 (1896)


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