Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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DENIS LE BUVEUR


Le vieux pasteur du gros village de Santy était, un mardi matin, courbé sur son bureau, en train d’écrire une lettre, quand il lui sembla qu’on frappait à sa porte. Il leva sa plume, prêta l’oreille, et n’entendant plus rien, il crut s’être trompé, et se remit à écrire. Mais aussitôt deux nouveaux coups bien faibles et pourtant distincts, furent frappés par un doigt qui devait être extrêmement craintif.

Entrez, cria-t-il.

Le bouton de la porte tourna lentement, puis la porte s’entrebâilla, enfin elle s’ouvrit, et une jeune tille s'avança, timidement en rougissant jusqu'aux oreilles.

C’était Marie, la fille de la lingère. Elle était toute proprette dans sa jupe de mérinos bleu, et son corsage de surah (de soie). Sa mère, veuve de bonne heure avec trois enfants en bas âge, avait réussi, à force de coudre des ourlets et de se confier en Dieu, à les pourvoir d'une bonne éducation et d’un bon métier.

Marie, l’aînée, était couturière. Elle ne s'était pas encore jointe à l’Église, mais elle assistait régulièrement aux réunions, faisait partie du chœur, contribuait selon ses petites ressources à l’évangélisation, et manifestait une réelle piété.


Le pasteur comprit tout de suite le but de sa visite. Il se leva, lui présenta une chaise, la questionna sur la santé de sa famille, puis il attendit.

Monsieur le pasteur, excusez-moi de vous déranger, dit enfin Marie en baissant les yeux; je voudrais vous demander un conseil.

Je serai très heureux de vous être utile, mon enfant.

Vous savez déjà ce que c’est, monsieur le pasteur. Monsieur Denis me demande en mariage. Qu’est-ce qu’il faut faire?

Ah!... Êtes-vous déjà fixés sur l'époque?

À peu près Ce serait pour la fin du mois..... Samedi en quinze...... à midi et demi.

Votre mère a donc donné son approbation?

Eh bien! monsieur le pasteur, j'ai eu beaucoup de mal à la décider. Elle ne voulait pas en entendre parler; mais j'ai tenu bon.

Et quel conseil puis-je vous donner? C'est une affaire tout arrangée.

Si vous m'approuviez, monsieur le pasteur, je serais encore plus contente.

Mon enfant, vous m'avez entendu dire cent fois ce que je pense à ce sujet.

Je le sais, monsieur le pasteur. Mais M. Denis ne boit plus du tout depuis deux mois. Au lieu d'aller au cabaret avec ses camarades comme autrefois, il vient chez ma mère tous les soirs, et vous l'avez vu au culte tous les dimanches. Il m’a promis de continuer à y venir une fois marié, et m’a juré de ne plus mettre les pieds dans une auberge. Il a le caractère faible; il se laissait entraîner par les autres; mais je l’entraînerai à mon tour. J'ai de l'influence sur lui, allez.


Le jour du mariage étant fixé, le pasteur n'avait qu’à en prendre note. Une longue et douloureuse expérience lui avait appris ce que pèsent les meilleurs arguments dans un pareil cas. Il se contenta donc de soupirer profondément et de dire d'un air angoissé:

«Si seulement vous, Marie, vous continuiez à venir au culte régulièrement!»

Le mariage eut lieu. Denis et sa femme s'installèrent dans une gentille maisonnette qu’ils avaient louée au bout du village. Devant eux, de l’autre côté du chemin, s'étendait une jolie prairie au bout de laquelle serpentait un ruisseau ombragé de saules. Marie croyait avoir reconquis le Paradis; et même, était-ce pressentiment, ou bien, nos joies terrestres les plus profondes sont-elles nécessairement mêlées de craintes secrètes? elle se demandait si ce n’était pas trop de bonheur.

Le lendemain de la noce, tandis que son mari était assis à table, et que pour la première fois elle lui servait une soupe à l'oignon toute dorée, son mets favori, tout à coup, transportée d'une inspiration soudaine, elle lui prit la tête à deux mains, la serra contre elle, et, pleurant sans savoir pourquoi, elle le couvrit de baisers et lui dit:

«Mon Denis, jure-moi que jamais, jamais, tu ne retourneras au «Lion d'Or».

Denis, à son tour, ne put retenir ses larmes:

«Comment, tu n'as pas encore confiance? lui dit-il. n’aie pas peur, ma petite femme, jamais on ne m'y reverra.»


En réalité, il semblait être un homme nouveau. Son amour pour sa femme doublait son activité. Il était peintre en bâtiment, d'une taille mince et élevée. Il se sentait la force de faire, sans boire, le travail de deux. Il se levait de bon matin, passait par-dessus son veston une longue blouse blanche qu’il laissait entièrement ouverte par-devant, et il s’élançait dehors. Sa femme prenait plaisir à l'accompagner longtemps du regard et à voir les basques de sa grande blouse flotter au vent et suivre de loin.

Le premier dimanche, on alla visiter tous les parents, et le second, tous les amis. Denis tenait à faire honnêtement les choses et à présenter sa femme partout. Tant de visites mettaient bien en danger la tempérance, mais Marie veillait; elle disait: Assez, quand c'était assez, et Denis lui obéissait comme un enfant.

Les dimanches suivants on arrangea le jardin qui, en vérité, était dans un état pitoyable; et enfin, on se mit à décorer la maison elle-même. À diverses reprises, la pensée vint à Marie de laisser Denis à ses pinceaux et à son pot de colle, et d’aller au culte toute seule; mais elle était prudente; un camarade pouvait passer et inviter son mari; il valait bien mieux rester près de lui et le garder.

Le vieux pasteur ne fut pas sans s’inquiéter; il vint s'informer des motifs d’une si longue absence.

«Voyez-vous, Marie, lui disait-il, aucun homme ne peut devenir vraiment sobre sans la grâce de Dieu. Il faut que M. Denis ait recours à l'Évangile et qu'il vienne au culte. Tant qu’il ne vient pas au culte, je ne suis pas rassuré, et vous ne l'êtes pas plus que moi. Or, le meilleur moyen de l'y amener tôt ou tard, c’est d’y venir vous-même dès maintenant, avec ou sans lui.»

Marie promit de faire tout ce quelle pourrait. Ses dimanches commençaient à lui peser. Habituée, dès son enfance, à considérer comme un péché grave envers Dieu que de manquer au culte, elle y avait été assidue jusqu'à son mariage; après sa longue absence, elle éprouvait un réel besoin d'y retourner. Elle s’étonna même de n’avoir pas mieux apprécié autrefois le bonheur de se rendre régulièrement à la maison de Dieu. Elle se mit donc à chercher quelque plan pour décider son mari à l'y accompagner; elle y réfléchit tous les jours pendant plusieurs semaines.

Hélas, elle ne devait pas réussir.


Depuis longtemps déjà, les camarades de Denis complotaient. Ils étaient trois, et travaillaient avec lui chez le même patron. Ils se trouvaient bien privés de lui pour leurs parties de billard au «Lion d'Or», l’après-midi du dimanche ou le soir des jours de semaine. Tant qu'il resta fiancé, ils prirent patience, et se contentèrent de le goguenarder:

«Il avait vite été domestiqué! Il était passé pilier d'église!»

Après sa noce, ils lui laissèrent encore achever sa lune de miel, puis leurs invitations devinrent plus pressantes:

«Quand est-ce que nous ne serons plus en quarantaine?»

Le malheureux fut obligé d'avouer qu'il avait sérieusement juré à sa femme de ne plus mettre les pieds au cabaret. Ils trouvèrent la situation extrêmement grave, et avisèrent au plus tôt.

Leur plan fut vite tiré. L’un d'eux avait été sauvé par Denis deux années auparavant. Saisi d’un étourdissement sur un échafaudage au haut d'une maison, il tombait à la renverse et se serait brisé sur le pavé si Denis ne l’avait pour ainsi dire saisi au vol, au risque d'être entraîné dans la même chute; puis il l'avait pris dans ses bras et l'avait descendu à terre par l'échelle. Le réchappé remercia son bienfaiteur en payant à tous de nombreuses tournées. L’année d’après, il voulut célébrer l’anniversaire de la même façon. Cette fois-ci, on décida de se cotiser pour une fête formidable en l'honneur de Denis. Denis ne pourrait pas refuser, et sa femme n’aurait rien à dire.

Ils attendirent le grand jour avec une impatience incroyable. Ils laissèrent Denis tranquille dans l'intervalle, mais ils se rongeaient. L’avant-veille, n’y tenant plus, ils se mirent à le flatter, à lui rappeler combien il avait été bon camarade jusqu'alors:

«C'était bien juste, ajoutèrent-ils, que chaque année, il acceptât une politesse.»

Denis ne répondit rien.

La veille, comme si leur invitation avait été acceptée, ils ne parlèrent que des parties qu'ils allaient faire ensemble, et disposèrent leur ouvrage de façon à ne travailler que la matinée du lendemain. Enfin le grand jour arriva. Denis était bien perplexe: refuser l'invitation de ses camarades, c'était rompre pour toujours avec eux et sans doute s’attirer leur haine et mille désagréments dans son travail, l’accepter, c'était violer les serments solennels qu'il avait faits à sa femme.

Il balançait le pour et le contre dans son esprit en se rendant à l’ouvrage; il n’avait aucun principe religieux qui le fit pencher d'un côté plutôt que de l'autre, et à la fin, ennuyé, agacé, ne sachant que décider, il prit en arrivant une humeur massacrante et se mit à rabrouer ses camarades; enfin il se fâcha pour de bon, et les accabla des paroles les plus vexantes. Puis il rentra chez lui à midi, irrité, désolé.


Mais, quand il revit son intérieur si propre, sa petite femme si gentille, sa table si bien servie, il se calma, puis il se demanda s'il n'avait pas été trop dur pour ses compagnons de travail; puis, passant à l’excès contraire, il s'effraya de sa violence, et retourna tout honteux au magasin. Les autres y étaient déjà, la mine exaspérée. Denis ne put s'empêcher d’aller vers eux et de leur tendre les deux mains en disant:

Sans rancune, n'est-ce pas?

Oui, sans rancune, mais pourvu que tu trinques.

Eh bien! trinquons, une fois n'est pas coutume.

Denis prononça ces mots d’une voix étranglée; mais il pensa que jamais, jamais le «Lion d’or» avec ses rideaux rouges, ses murs crasseux et son odeur de pipe, ne pourrait rivaliser comme attrait avec son chez-lui, et qu’il pouvait bien, sans danger de rechute, contenter pour une fois ses braves camarades.

On laissa les outils au magasin.

Le gros débitant du «Lion d'or», voyant venir de loin ses quatre clients bras dessus bras dessous, quitta le comptoir qu’il remplissait de son énorme personne, et vint coller derrière la vitre sa trogne avinée. Il frottait ses mains épaisses:

«À la fin, ricanait-il, ils ont donc réussi à le ramener, l’enfant prodigue!»

Il leur fit mille grâces, leur servit lui-même ce qu'il avait de plus capiteux, pour fêter le salut de l'un et surtout le retour de l'autre. Une seule tournée fut loin d'épuiser l'argent de la cotisation. On redoubla, on s'attarda, on entra dans la salle de billard, on joua, on s'anima, on s'oublia.

De temps à autre, Denis pensait bien à sa femme; mais, se disait-il, cet anniversaire était la seule chose qui put me tenter, et d'ailleurs j'ai bien averti les camarades qu'une fois n’est pas coutume. Et le malheureux continuait de boire.


Un peu plus tard, il eut le sentiment qu'il faisait un mauvais coup; il lui sembla voir sa femme pleurer; puis, ses remords s'embrouillèrent avec l’histoire d’un voisin qui s’était battu et avait été conduit en prison. Et ses amis, comme pour se venger de sa longue abstinence, le faisaient boire de plus en plus.

Quand la nuit vint, il voulut partir. Il ne tenait plus debout. Ses camarades le prirent par les bras pour le reconduire. Mais le malheureux tremblait à la pensée de rentrer chez lui. La peur de faire pleurer sa femme se changeait, dans sa cervelle d’ivrogne, en la peur d’être attendu par quelque ennemi.

Il n’avançait qu'à grand-peine. Ses tentateurs eurent la lâcheté de le déposer dans une autre auberge non loin de sa maison. Il y but pour se donner du courage, puis il fut poussé dehors par le cabaretier. Il reprit sa route en titubant; il lui semblait qu’une force irrésistible l’entraînait à la guillotine.


Sa femme l’attendait sur sa porte. Tout à coup, elle voit dans l’obscurité une forme qui vient sur elle en chancelant. Elle pousse un cri de terreur, et sans se douter que c’est son mari, elle referme violemment la porte. L’Ivrogne déjà apeuré, devient fou d’épouvante. Il s’enfuit de son pas lourd sans savoir où, il se dirige à travers la prairie vers le ruisseau. Il lui semble qu’un saule lui tend les bras, il veut s'y réfugier, il fait mille efforts pour grimper; hélas! il y réussit. Il crut y trouver la vie, il y trouva la mort.

Cependant, la pauvre Marie, lasse d'attendre, prend le chemin du magasin. Elle arrive, elle apprend que les ouvriers n’ont pas travaillé l'après-midi. Son cœur commence à battre. Elle va rôder autour du «Lion d’or»; elle tâche de regarder par les intervalles des rideaux; enfin, surmontant sa honte, elle entre, et apprend que son mari est sorti ivre deux heures auparavant. Elle court chez un camarade; il lui dit qu'il a laissé Denis dans le cabaret près de leur maison. Elle y vole; on lui révèle à quelle heure on a dû le chasser. Elle reconnaît enfin, avec désespoir, quel est l’homme chancelant qui l’a tant effrayée, et à qui elle a fermé si subitement sa porte.

Où le chercher maintenant? Elle s’informe dans d’autres cabarets; elle va voir d’autres amis de son mari, puis tous leurs parents. Vaines recherches. Pendant ce temps les voisins, avec des lanternes, explorent tous les alentours. Enfin, une pensée terrible s’empare de tous:

«Il s’est jeté dans le ruisseau!»

On s’y dirigea, rien n’y remuait. On appela, rien ne répondit. Il fallut attendre le lendemain matin.

Quelle nuit de détresse pour la malheureuse femme! Dès la pointe du jour, on explora le ruisseau jusqu’à une très grande distance; tous les efforts semblaient inutiles.

À la fin, un voisin remarqua que l’écorce d'un saule était écorchée en plusieurs endroits, et comme martelée de coups de pied. Il se recula machinalement pour en examiner le sommet, et fut bien surpris de voir un soulier qui se tenait tout raide la semelle en l’air. Il appela, on grimpa. L’arbre était creux, et le pauvre Denis, sans doute en voulant explorer de la main la profondeur du trou, y était tombé la tête la première jusqu’au fond, et y était mort. (Le fait est authentique; il est arrivé en 1887)

On eut beaucoup de peine à le retirer de là. Sa face était toute égratignée, tuméfiée, et souillée de vin et de poussière de bois pourri. Marie, affolée, s’était laissé tomber près du cadavre, et voulait quand même l’embrasser. On put à peine l’en empêcher pendant que quelqu'un courait tremper son mouchoir dans le ruisseau pour laver l’horrible figure. Alors, Marie, hors d’elle-même, put donner un libre cours à sa douleur. On la ramena chez elle presque aussi morte que son mari.

Philémon Vincent.

La pioche et la truelle N° 54 (1896)


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