Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LE VIEUX MUSICIEN

(EN FACE DE LA FOI, DE L'ESPÉRANCE ET DE LA CHARITÉ)


Charles Gounod, dont le monde musical regrette si profondément la perte, possédait un bon cœur aussi bien qu’un grand génie de compositeur. L'histoire suivante, qui le concerne, a le mérite d’être strictement vraie dans tous ses détails.

Un soir de Noël, c'était en 1837, un vieillard s'avançait lentement, appuyé sur un bâton dans le quartier le plus aristocratique de Paris. Son bras droit pressait contre son côté un objet long, enveloppé d'un mouchoir à carreaux. Il était vêtu pauvrement; décharné, il tremblait. Bousculé par la foule affairée, il semblait incertain sur le chemin qu'il devait prendre; enfin, déliant le mouchoir à carreaux, il en sortit un violon et un archet, puis levant l'instrument, il commença bien à jouer un air sentimental, mais... il ne put en tirer que des sons durs et sans harmonie, et les gamins de la rue se mirent à se moquer de lui. Le malheureux vieillard, avec un sanglot, se laissa tomber sur les pierres d'une porte, en disant lamentablement: «Mon Dieu! je ne puis plus jouer!»

Trois jeunes gens qui descendaient la rue, chaulant un air populaire parmi les étudiants du Conservatoire de Musique, viennent à passer tout contre lui. Accidentellement, l'un d'eux fit tomber son chapeau et un autre donna du pied contre l'une de ses jambes. Le malheureux s'étant levé:

Pardon, dit le troisième en lui ramassant son chapeau, j'espère que nous ne vous avons fait aucun mal?

Non; telle fut la seule réponse.

Le jeune homme apercevant le violon;

Vous êtes musicien?

Je l’étais. Et deux grosses larmes roulèrent le long des joues du vieillard.

Qu'avez-vous! Êtes-vous malade?

Le vieillard bégaya un instant, puis leur tendant son chapeau:

Donnez-moi quelque chose l’amour du bon Dieu. Je ne puis plus rien gagner par mon travail. Mes doigts sont raides et ma fille meurt en ce moment de consomption et de faim.»

Chacun des trois étudiants fouilla dans sa poche. Ils étaient pauvres, ils ne purent, ensemble, ne trouver que 16 sous, et encore, ce ne fut la contribution que de deux d'entre eux: le troisième n'avait trouvé qu'un morceau de colophane.

Ceci ne suffit pas, déclara celui qui avait déjà fait les excuses. Il faut plus que cela pour venir réellement en aide à notre confrère. Ensemble, nous pouvons y arriver. Toi, Adolphe, prends le violon et accompagne Gustave, tandis que je promènerai le chapeau.


Un éclat de rire suivit ces paroles. Mais ils enfoncèrent leur chapeau sur leurs yeux et relevèrent le collet de leur habit pour qu’on ne puisse pas les reconnaître; Adolphe prit le violon des mains tremblantes du vieillard; Gustave se redressa et, un moment après, les premières notes du «Carnaval de Venise» s’élevèrent dans l'air froid de la nuit.

Semblable musique de maître ne sortait pas généralement d'instruments de joueurs ambulants; les fenêtres des maisons princières s'ouvrirent et des têtes s'y montrèrent, les promeneurs qui descendaient la rue s'arrêtèrent, et ceux qui s'étaient éloignés revinrent sur leurs pas. Bientôt, une assez grande foule les entoura.

Gustave chanta la cavatine favorite de la «Dame blanche» d'une façon telle que l'auditoire fut émerveillé, et il plut de l’argent quand le chant fut terminé.

«Encore un air, murmura le trésorier de l'entreprise, fais-moi sortir tes belles notes d’en bas, Adolphe; et toi, Gustave, notre brave ténor, je vais l'aider en faisant le baryton. Nous finirons avec le trio de «Guillaume Tell» Et maintenant pensez bien que nous allons chanter pour l'honneur du Conservatoire aussi bien pour l'amour de notre frère artiste».

Les trois jeunes gens jouèrent et chantèrent probablement comme ils ne jouèrent et ne chantèrent plus jamais. Les moins bienveillants dans l'auditoire étaient charmés.

La vie revint au vieillard. Il saisit sa canne, s'en servit comme d'un bâton de chef et il s'en servit en maître. Le chant fini, il demeura fasciné, la figure en feu, les yeux étincelants.

On avait recueilli 500 francs. Beaucoup de riches auditeurs avaient jeté des pièces d'or dans le vieux chapeau délabré.

Les jeunes gens ayant donné au malheureux le chapeau et son contenu, ayant replacé le violon dans le mouchoir carreaux:

Vos noms, vos noms, demanda le vieillard. Donnez-moi vos noms que je puisse les bénir jusqu'à mon lit de mort!

Mon nom est LA FOI, dit le premier.

Le mien est l'ESPÉRANCE, dit le second.

Je suis LA CHARITÉ, dit le troisième.

Mais vous ne savez même pas le mien, dit le vieillard, retrouvant la voix. Ah! je pourrais vous paraître un imposteur: mais non, ce que je vous dis est vrai. Je suis Chapuce, pendant 10 ans, j'ai dirigé l’orchestre de l'opéra de Strasbourg. C'est moi qui y dirigeai «Guillaume Tell». Depuis que j’ai quitté mon pays natal, l'Alsace, l'insuccès m'a poursuivi.

Avec cet argent, ma fille et moi nous pourrons retourner dans notre pays, et là, santé et là, elle recouvrera la santé et je trouverai une place comme professeur quand elle ne pourra plus rien faire. Vous, vous tous, vous serez de vrais grands hommes!

Amen! dirent en choeur les étudiants et ils secouèrent la main du brave homme.

En dépit de leur déguisement, les jeunes gens avaient été reconnus par quelqu'un qui, plus tard, raconta l'aventure. Quelques années plus tard, leurs noms étaient célèbres; c'étaient: Gustave Roger, le grand ténor: Adolphe Herman, le grand violoniste; et Charles Gounod, le grand compositeur.

De sorte que la prophétie du vieillard s'était accomplie.

Traduit du Freeman, par Carus

La pioche et la truelle N° 54 (1896)


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