Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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SCÈNE DE TRAMWAY

UNE FILLE-MÈRE

TRISTE ET BANALE HISTOIRE DE LA SÉDUCTION ET DE L'ABANDON!


La pluie tombe à torrents, une de ces pluies d’orage qui, en moins d'une heure, font de la chaussée un ruisseau et d'une flaque d'eau un étang. Les passants surpris par le mauvais temps se réfugient précipitamment dans les allées des maisons ou les bureaux d'omnibus.

Les voitures sont prises d’assaut; à travers le ruissellement de l'averse, le roulement sourd des véhicules, retentit monotone l’appel des numéros de tickets, 13, 14. 15. À chaque arrivée d’omnibus, nouvelle bousculade ou discussion.

Scènes amusantes parfois pour un spectateur désintéressé. Il y a là, le monsieur pressé qui trépigne, se fâche tout haut contre l’orage, l’incurie de la compagnie, etc., la grande dame en quête d'un fiacre et n’ayant recours au tramway que comme pis aller, l’ouvrière dont le minois chiffonné s’allonge à la pensée de la gronderie qui l’attend à l’atelier. Quelquefois c’est la même colère secouant tous ces voyageurs en détresse lorsque, comme pour les narguer, l’omnibus, longtemps guetté, s'en vient, l'ironique mention «complet» à l’arrière, défiler lentement sous leurs regards atterrés, et le sourire goguenard des contrôleurs.

Pour le coup, le monsieur pressé n'y tient plus: avec une valeur digne de l'antiquité, il s'élance au plus fort de la bourrasque; la grande dame agite son parapluie en signaux de plus en plus désespérés à l’adresse de tous les fiacres apparaissant à l’horizon, tandis que la grimace s’accentue plus maussade sur le visage de l’apprentie.


Toute pâle et frissonnante sous ses pauvres vêtements, un volumineux paquet sur un bras et l’autre à la main, se tient appuyée contre le bureau d’omnibus de l’Observatoire, une toute jeune fille à l’attitude profondément désolée. Ce ne peut être seulement la mélancolie de ce temps d'orage, la vue du ciel sombre, qui donne à son visage cette expression de morne abattement.

Hélas! si le ciel est sombre, plus sombre lui parait peut-être encore l’avenir qui l’attend... Cependant, parfois le regard de la malheureuse s'éclaire en se fixant sur le fardeau qu’elle porte dans ses bras.

Que contemple-t-elle donc ainsi avec tant de douceur, la pauvre enfant, et serre-t-elle silencieusement sur son cœur?

Quel trésor recèle-t-il donc le mauvais châle, dont la vue fait briller encore ses grands yeux noyés de larmes?

Dans la voiture où lourdement chargée et les vêtements ruisselants, la pauvre fille parvint à trouver place, plus d'un regard la dévisagea curieusement alors que se faisant toute petite et le front couvert de rougeur, elle se glissait au coin resté vacant. Là, après avoir déposé sous la banquette le paquet dont une de ses mains était embarrassée et s'être assise, elle écarta le châle qui recouvrait le fardeau serré sur sa poitrine: le visage d’un nouveau-né apparut.

L’enfant dormait, tout rose dans son sommeil, ses petites mains étendues en avant dans une attitude pleine de repos et d'abandon. La jeune mère le front penché le contemplait avec une expression poignante de douleur et de tendresse. Un bruit de rire et de voix joyeuses lui fit cependant lever les yeux. En face d'elle un jeune ménage se partageait gaiement les caresses et les baisers d'un bel enfant gazouillant sur leurs genoux. Le bébé tout potelé et souriant sous sa capote de dentelles tendait alternativement ses petits bras à son père et à sa mère et ceux-ci se le faisaient passer tour à tour...

Est-ce la vue de ce bonheur qui semblait insulter sa misère, le sentiment de son abandon et de son abjection qui la saisit tout à coup, ou seulement accès de faiblesse maladive, un lourd sanglot s'échappa de sa poitrine.

Le bruit de ce sanglot attira de nouveau sur l’infortunée l’attention des voyageurs. Le monsieur assis à son côté et absorbé jusqu'alors par la lecture du Petit Journal, s’arracha à un article plein d’intérêt sur les fluctuations atmosphériques, pour jeter un coup d’œil sur la pauvre créature; mais il n’y avait ni pitié, ni bienveillance dans son regard.

Non loin, une grosse dame crut devoir suppléer au manque de pénétration possible de sa voisine, et se penchant sur elle avec condescendance: «Fille-mère», dit-elle dans un haussement d'épaules significatif.

La dame crut avoir prononcé ces mots à demi-voix; mais dans le silence d'un arrêt de voiture, ces mots tombèrent distinctement et chacun put en faire son profit. Dans le fond de la voiture les sanglots redoublèrent. 


Cependant, la jeune femme à laquelle venait de s'adresser le charitable avertissement avait les yeux pleins de larmes. Elle avait compris bien avant d'en être informée en présence de quelle détresse elle se trouvait et son cœur débordait de pitié pour la pauvre abandonnée, jetée, un enfant dans les bras, au hasard de la vie et aux difficultés de l'existence.

Qu'allait-elle devenir?

Qui veillerait sur elle, lui tendrait au besoin une main amie?

Elle aurait voulu du moins lui adresser une parole de consolation, de relèvement. Jésus, le Maître quelle aimait et sur les traces duquel elle voulait marcher, Jésus, l'ami des perdus, ne se serait-il pas penché sur cette misère et ne lui confiait-il pas à elle, sa servante, cette mission d'amour?

Non! elle ne pouvait pas passer à côté de cette infortune sans une parole de sympathie; une circonstance quelconque, elle y comptait bien, se présenterait et lui permettrait de le faire sans attirer sur la misérable une attention déjà trop excitée. Elle n’attendit pas longtemps.


On était arrivé à une station importante et plusieurs voyageurs s'apprêtaient à descendre de voiture, entre autres le monsieur au journal. C'était une bonne occasion de se rapprocher, ce qui fut fait avec empressement.

Vous souffrez? Puis-je faire quelque chose pour vous?

À ces mots prononcés d’une voix douce à son côté, la pauvre fille tressaillit et leva les yeux avec surprise. Mais le regard qui rencontra le sien était si sympathique et encourageant qu’elle ne pouvait moins faire que d'y répondre.

Oh! dit-elle comme pour s'excuser de ses larmes, c'est mon premier jour de sortie de l'hôpital et je suis encore bien faible. Je croyais que ma mère viendrait me chercher, mais, continua-t-elle d'une voix étouffée, elle n'est pas venue; c'est le père qui n'aura pas voulu. Je comprends qu’il me repousse; mais lui, le pauvre petit (et elle serrait son enfant sur son cœur), il n'a rien fait de mal. Que va-t-il devenir?

Et bientôt, lambeau par lambeau, la pauvre fille raconta sa misère. C'était la triste et banale histoire de la séduction et de l'abandon. À présent elle était mère, sans ressource, sans gagne-pain et elle allait chez ses parents mendier leur pardon. Mais comment allaient-ils la recevoir, surtout le père, si rude, et dont elle avait déshonoré les cheveux blancs. Et c'était toujours le même refrain:

«J'ai mérité ma peine, mais lui le pauvre chéri il n’a rien fait de mal? Que va-t-il devenir?»

Pendant ce temps, le petit être s'agitait sur les genoux de sa mère: il s'éveillait, ouvrant ses yeux de nouveau-né tout ternes et clignotants. La malheureuse mère le berçait sur ses genoux.

Pauvre petit, il fallait donc qu'il souffrit de sa faute à elle. Quelle serait sa part dans la vie? La souffrance? La misère?

Non, non, disait une voix doucement persuasive à son côté, Dieu prendra soin de lui et de vous. Ayez foi en lui. Votre enfant ne sera pas un déshérité: il aura toujours une belle part dans la vie: l'amour de sa mère.

Et pendant qu’elle s’efforçait d'encourager sa compagne, la jeune femme réfléchissait. Elle était sortie pour une course très importante, mais le cas de cette pauvre enfant qui s’en allait seule affronter la colère de son père, n'était-il pas plus pressant encore?

Laisserait-elle inachevée la mission que le Seigneur lui confiait?

Son plan fut vite fait.

Écoutez, dit-elle, il fait un temps affreux et vous êtes chargée. Laissez-moi vous accompagner et vous aider. Je parlerai pour vous à vos parents. Le voulez-vous?

Si elle le voulait?

Oh! dit-elle dans un élan de reconnaissance, feriez-vous vraiment cela pour moi?

Elle se croyait déjà sauvée. La voix sympathique de la jeune dame, son extérieur distingué, son visage aux traits si doux, tout en elle l'avait subjuguée et il lui semblait que le père moins dur au fond qu'à la surface, n'v résisterait pas. En une douce vision, elle se voyait serrer dans les bras de sa mère tandis que le père se détournait ému et prêt à pardonner.


Quelque temps plus tard, la jeune messagère de paix reprenait seule pour le retour le chemin déjà parcouru. Elle avait pleinement réussi dans son ministère. Celui qui l'en avait chargée lui avait donné en même temps les moyens de l'accomplir. Son chaleureux plaidoyer n’avait pas été vain.

L'homme, autrefois sous l'influence de l’Évangile, n'avait pu résister aux paroles évangéliques qui lui rappelaient si vivement le souvenir d'une mère chrétienne et bien-aimée. Le cœur déchiré, il avait enfin cédé, ouvert ses bras à l'enfant et à la mère. Les deux abandonnés avaient trouvé asile au foyer paternel.

Jeanne Vincent.

La pioche et la truelle N° 56 (1897)


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