Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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ÉCORCHÉE VIVE

«Est-ce que ma vieille peau pourrait faire votre affaire?»


Que ferai-je ici pour Jésus?

Telle est la question que se pose au lendemain de son installation dans son nouveau logis la bonne Mme Durand.

Bien qu’emménagée de la veille, la pièce où elle se trouve a déjà un aspect confortable et soigné qui fait le plus grand honneur à la locataire. Rien de luxueux pourtant: un grand lit, un buffet, une commode en sont les seuls meubles importants; mais le buffet est si brillant, le lit recouvert d'une guipure (dentelle) si blanche, la commode si bien en lumière avec les photographies et les bibelots qui y sont disposés, que le tout ressort avec le meilleur avantage. Un petit feu, flambant clair dans le fourneau aux cuivres étincelants, quelques jolies gravures au mur, une petite table recouverte d'un tapis, achèvent l'embellissement de cet intérieur: intérieur charmant à force de bon ordre et de propreté, et où la devise; guerre à la poussière — est appliquée dans toute sa rigueur, depuis les carreaux de vitre clairs jusqu'au plancher immaculé.

Ses derniers arrangements terminés, Mme Durand se repose, assise près de la fenêtre et regarde du haut de ses cinq étages, la nuit d’hiver descendre sur la ville. Pendant qu'à travers la neige, tombant à petits flocons serrés, Paris allume ses mille feux, elle songe aux malheureux qui, par cette froidure, n’ont pas, comme elle, bon feu, bon gîte.


Mme Durand n'est pas de ces faux dévots qui, ne manquant de rien, en remercient le ciel avec componction, sans se préoccuper autrement de la misère des pauvres gens. Loin de là, elle ne saurait jouir de son modeste bien-être sans en faire part à quelque déshérité. D'une piété humble et vivante, la bonne dame a pris à cœur les paroles du Christ; «Aimez-vous les uns les autres. — Un verre d’eau froide donné en mon nom ne perdra pas sa récompense.Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits, vous me l'avez fait à moi-même».

Pour elle, donner de son pain à celui qui a faim, visiter le malade et le pauvre sur son grabat, c'est soulager, c'est visiter le Sauveur. Et c'est ce qui explique la question qu’elle se formule en ce moment;


QUE FERAI-JE ICI POUR JÉSUS?


Dans la maison qu'elle vient de quitter, elle a pu accomplir une mission humble mais bénie. Quelle sera sa tâche ici? Elle ne connaît pas encore ses nouveaux voisins. À peine a-t-elle entrevu ceux d'en face, qui lui ont paru un brave ménage d'ouvriers. La femme, qu'elle avait rencontrée la veille et saluée d’un amical «Bonsoir», lui avait répondu, à vrai dire, d'un air pressé et un peu sec; mais Mme Durand savait qu’une bonne ménagère n’a guère de temps à perdre en bavardages. Pourtant il lui semblait qu'un mot aimable, dit en passant, n’aurait pas coûté grand-chose à sa nouvelle voisine et lui aurait fait du bien à son arrivée dans cette grande maison étrangère...

Elle en était à ces réflexions, lorsqu'un bruit étrange, au-dessus de sa chambre, la fit tressaillir. C’étaient des trépignements, des cris inarticulés et sourds, suivis d'un choc comme celui d'un corps s'effondrant sur le parquet.

Qu'est-ce que cela signifiait?

La pauvre femme, tremblante à l'idée d'un accident, ou même d’un meurtre, alluma une bougie et ouvrit sa porte avec précaution. Il ne paraissait pas que rien d'insolite se fût passé, on entendait seulement une voix d'enfant fredonner une chanson dont le refrain lui arrivait distinctement:

Moi je suis né sans père ni mère,

À la Glacière.

Cette voix rassura vaguement la bonne femme. Cependant, elle avait bien entendu le bruit d'une chute: elle voulait en avoir le cœur net, et monta l'escalier sombre et délabré. La porte de la mansarde était entr’ouverte; discrètement, elle y frappa un coup.

Qui qu'est assez jobard pour cogner contre une porte ouverte? cria de l'intérieur une voix gouailleuse. Eh! l'ami, faudrait peut-être bien que je dérange mon valet de chambre pour vous introduire?

Interloquée, Mme Durand poussa la porte et se trouva dans un triste réduit qu'éclairait une lampe fumeuse. Elle n'y distingua d’abord qu'un jeune garçon, debout, près d'une table, achevant son maigre souper: un morceau de pain dur et une pomme.

Pardon, dit-elle, car elle était polie même avec les enfants, j'ai cru qu'il y avait eu ici un accident, mais je vois que je me suis trompée.

Le gamin la regarda un instant, puis éclata d'un mauvais rire.

Ah! ah! dit-il, la bonne farce! Ça doit être la mère Picard que vous aurez entendue quand je l'ai envoyée rouler dans son coin. C'est si serin ces ivrognes que ça veut cogner quand ça ne se tient pas debout! Un coup d'épaule et v’là ma pocharde le nez sur le carreau. Tenez, la v'là, et il désignait une masse informe affalée contre le mur. C'est égal, faut que vous soyez nouvelle dans la maison pour ne pas les connaître encore, les cuites de la mère Picard.

C'est ta mère? dit-elle tristement, le cœur soulevé à la vue de l’état sans nom de la créature quelle avait sous les yeux.

Non, ce n'était pas sa mère: il s'en défendit avec une sorte de dégoût. C’était une voisine qui l'avait recueilli tout petit, orphelin.

Et ton père? dit-elle.

Mon père? Connais pas! et il ajouta dans un rire qui faisait mal, mon état civil, v’là une heure qu'on vous l’gazouille.

Et il reprit à pleine voix sa chanson.

Moi je suis né sans père ni mère...


C'est ainsi que Mme Durand fit la connaissance de Maurice.

Huit jours après, elle aurait pu en dire long sur le compte du jeune garçon. Gavroche perspicace, le mauvais sujet avait vite saisi le caractère de la bonne dame, son faible à rendre service, à s'employer pour autrui, et il trouvait un malin plaisir à surprendre sa naïve bonne foi:

M’ame Durand, descendez donc un peu chez la concierge. Elle vous demande pour garder sa loge un moment.

Vite, un brin de toilette, et voilà la complaisante locataire descendant son cinquième.

En bas, on s'explique: c'est un tour de ce garnement de Maurice. Cris, tapage de la portière; jubilation extrême du gamin dans l’escalier. Quant à Mme Durand, elle ne se plaint pas, mais remonte, avec un soupir, ses cinq étages.


Une autre fois, c'est la voix nasillarde du vieux concierge que le drôle imite à merveille.

Mme Durand, une lettre pour vous.

Croyant à une lettre de son fils, son Jacques, alors au régiment, elle se hâte, le coeur battant d’espoir, d'ouvrir sa porte... et reste pétrifiée en face de la grimace du polisson.

Ou bien, allusion maligne à leur première entrevue, ce sont ces mots jetés tragiquement à travers la serrure.

M'ame Durand, au secours! V là un pochard qu'a fait une culbute sur le trottoir.

C'était, chaque jour, nouvelle invention.

La bonne femme supportait tout avec sérénité, sans un mot de reproche et de murmure. Le pauvre garçon, disait-elle simplement, où aurait-il appris à faire le bien? Il était orphelin; puissant motif de compassion pour ce cœur généreux.

Il ne se sentait aimé de personne et c’était peut-être là tout le secret de sa méchanceté.

Peut-être aurait-elle quelque jour l'occasion de gagner son cœur, de lui parler de l'amour de Jésus. En attendant, elle priait pour lui, pensait à lui avec bonté.

Que faisait-il pendant les longues journées passées dehors?

De quoi vivait-il?

De mendicité et de vol. peut-être, comme la malheureuse dont il partageait le réduit!


Un dimanche, comme elle rentrait de l'église, elle le rencontra sur l'escalier, le visage meurtri, les vêtements en lambeaux. — Comme te voilà fait, mon pauvre enfant, s'écria-t-elle. Que t’est-il arrivé?

Il ne répondit pas; il devait avoir trouvé quelque part son maître, le pauvre Maurice, et rentrait l’oreille basse.

Entre un moment chez moi, dit l’excellente femme. Nous verrons à te remettre en meilleur état.

Il ne se fit pas prier, attiré par la tiédeur de cette jolie pièce.

Étonnée de son silence, un peu inquiète, la bonne Mme Durand s'attendait à quelque nouvelle malice couvant sous ce mutisme prolongé, lorsqu’un regard avide, fixé sur la marmite en ébullition sur le petit fourneau, la fit tressaillir.

«Ce garçon a faim». se dit-elle.

Et elle se hâta de lui tremper un grand bol de potage, qu'elle plaça devant lui avec un morceau de bœuf et un pain. Quand il eut compris que c'était pour lui, il eut un geste inimitable et parut se ranimer.

«Mince alors! quelle noce!» Et, sans autre remerciement, il avala le potage tout bouillant.

Pendant qu'il achevait de faire disparaître les autres provisions, la charitable voisine, qui n’aimait pas à faire les choses à demi, remuait de vieux coffres dans le réduit voisin: elle venait de se souvenir d'un habit de son Jacques qui, recoupé, pourrait servir pour le jeune garçon.

Quand elle revint dans la pièce le vêtement sur le bras, Maurice, visiblement restauré, se balançait sur sa chaise en examinant la chambre d’un air connaisseur:

Chouette, votre domicile, dit-il avec admiration, plus chouette que le garni de la mère Picard. C'est comme votre soupe, ça tient plus chaud que son eau-de-vie.

Eh bien! puisque tu l’as trouvée bonne, viens en manger une assiettée avec moi de temps en temps. En attendant, essaie-moi ça.

La veste trop longue, épinglée pour les retouches.

«Tu auras demain un vêtement chaud, dit-elle. Viens le chercher et passer un moment avec moi».

Cette fois, il eut un regard surpris et méfiant.

Vous ne savez donc pas que je suis un mauvais sujet et que j’ai déjà volé? Vous n'avez pas peur de moi comme les autres?

Non, dit-elle avec bonté, je n’ai pas peur de toi, et je suis sûre que tu deviendras un bon garçon.

Elle ne sut pas à quel point ces paroles de confiance relevèrent le pauvre enfant à ses propres yeux. Il sortit sans mot dire; son coeur était ouvert à une bonne influence:


L’AMOUR CHRÉTIEN AVAIT COMMENCÉ SON TRIOMPHE.


* * *


Ce même soir-là, comme elle travaillait à la veste de Maurice, les trépignements habituels se firent entendre dans la mansarde, mais à travers le tapage de l'ivrognesse, elle crut discerner un cri étouffé de l'enfant.

Que se passait-il donc?

Elle se demandait si elle ne devait pas monter, lorsqu'un pas inégal se fit entendre dans l'escalier et vint s'arrêter à sa porte. Puis une voix angoissée cria: «Ouvrez-moi!» À la hâte elle tira le verrou et recula toute saisie... En travers de la porte était étendu le corps du jeune garçon inanimé.

En vain elle l'appela:

«Maurice, mon enfant, qu’as-tu?»

Elle alla alors chercher de la lumière, mais à la vue du visage de l'enfant, elle faillit laisser échapper le bougeoir. Il était horriblement brûle, ainsi que les mains, les vêtements. Il y avait donc le feu là-haut? Elle courut chez le voisin lui expliquer ce qui arrivait.

«Je vais monter.» dit-il un peu ému, mais il redescendit bientôt d’un pas tranquille. Il n’y avait de feu nulle part, mais il avait trouvé la table et la lampe renversées, et c’était probablement en voulant éteindre la flamme que le gamin s'était brûlé. Quant à la vieille mendiante elle était étendue par terre, ivre morte.

À présent, qu'allait-on faire de ce garçon?

Aidez-moi à le porter sur mon lit, dit Mme Durand, et allez chercher le docteur du bureau. Cet évanouissement est bien long.

Lorsque le docteur arriva, Maurice avait repris connaissance, mais sur la blancheur du drap, les meurtrissures de ce pauvre visage ressortaient cruellement. «Cas grave,» dit le médecin avec une grimace.

Il fit lui-même un premier pansement et se retira en disant qu'il reviendrait le lendemain. Mme Durand veilla le malade toute la nuit. Il avait une fièvre intense et parlait sans cesse d'une voix entrecoupée et basse. Il en disait long, le délire du pauvre enfant, sur sa vie de misère; mais à travers les plus tristes révélations, on sentait palpiter une âme qu'une atmosphère moralement corrompue n'avait pas entièrement viciée. Il s'interrompait parfois au milieu d’une phrase grossière pour murmurer comme un petit enfant; «Maman, maman.» Se souvenait-il de sa mère ou était-ce le cri inconscient d’un cœur avide de tendresse?

Mme Durand, les larmes aux yeux, redoublait de soins et d'amour. Les jours qui suivirent n’amenèrent pas une sensible amélioration à l'état du blessé. Il y avait quelques brûlures graves qui ne se cicatrisaient pas.


Un jour, le docteur, de plus en plus mécontent, murmura: «Il n'y aurait qu'une greffe pour fermer cela.»

Mme Durand s'empara du mot avec un tressaillement d’espérance. Elle se fit expliquer la chose, et quand elle eut bien compris ce dont il s'agissait: fermer une plaie avec de la peau prise à un sujet quelconque, elle eut un élan d’enthousiasme.

«Est-ce que ma vieille peau pourrait faire votre affaire?» demanda-t-elle un peu tremblante, car elle avait grand-peur qu’il ne dit non.

Certainement, répondit le docteur, mais vous ne la donneriez pas, je suppose, pour ce mauvais sujet qui ne vous est rien après tout?

Rien! EST-CE QU'UNE CRÉATURE POUR LAQUELLE LE SEIGNEUR AVAIT DONNÉ SA VIE POUVAIT N'ÊTRE RIEN? Et puis, ce pauvre enfant qui appelait sa mère dans sa souffrance, lui tenait singulièrement au cœur...

Je la donnerai, dit-elle simplement, et je serai prête quand vous voudrez.

Êtes-vous sérieusement décidée, demanda le docteur? L’opération est douloureuse. Vous saurez ce que c'est que d'être écorchée vive. Ce sera une incapacité de travail de quinze jours. Qui fera votre ménage?

Je demanderai à la voisine ou à la concierge de venir, dit-elle, inébranlable. On s'entraide volontiers entre gens d'une même maison.

Le docteur s'en alla, prévenant que l'opération se ferait le lendemain. Il était pensif et ému.

Voilà un brave cœur, se disait-il. Ce que j'ai vu aujourd’hui me console du spectacle de bien des misères.


* * *


Quelques jours après, l'opération ayant pleinement réussi, il n'était bruit dans toute la grande maison ouvrière que du cas de Mme Durand: la concierge s'exclamait auprès de tout venant de l'originalité de sa locataire:

«Une drôle d'idée, vous en conviendrez, d'aller se faire massacrer les bras pour un garnement qui ne lui jouait que de mauvais tours!»

On s'étonnait avec elle, ou on admirait en silence, selon qu’on avait le cœur bien ou mal placé. Quelques bonnes âmes gagnées par ce bel exemple, voulaient s'associer à cette bonne œuvre.

Le voisin d’en face, un peu fier peut-être d'avoir été mêlé des le commencement à l'affaire, avait tout de suite noblement déclaré «qu'il monterait l'eau tous les matins.»

Sa femme s'occupa du ménage jusqu'à ce que Mme Durand pût se servir de ses bras.

D'autres s'étaient offerts, pleins de bonne volonté.

Ainsi, il avait suffi de l'élan généreux d'une humble femme pour réchauffer tous ces cœurs et leur apprendre ce qu'est ce sentiment si puissant et si doux, la solidarité.

Mais ce ne devait pas être là le seul résultat de cet acte d'abnégation. Pendant les jours de communes souffrances, les deux blessés eurent de bonnes et intimes causeries, pendant lesquelles Maurice apprit de la servante du Seigneur, à connaître et à aimer Jésus.


Une âme d'enfant, une âme précieuse, fut ainsi gagnée à Christ.

Maurice est maintenant un tout autre garçon, probe et honnête. Le docteur (les bons exemples sont contagieux) s'est intéressé à lui et lui a trouvé une place de petit commissionnaire.

La vieille mendiante ayant disparu, il occupe seul la mansarde, mais le plus souvent il est chez Mme Durand dont il est devenu l'enfant adoptif. Il lui fait ses commissions, monte son eau, avec un zèle, un entrain qui montrent la sincérité de sa gratitude.

Il est toujours malicieux, mais sans grossièreté. Quelquefois, lorsque la vieille dame pose affectueusement sa main sur son épaule en l'appelant «son bon garçon,» il lui dit en riant:

«Vous savez bien que ce n'est pas moi qui suis bon, c'est la greffe!»

Et son regard reconnaissant en dit plus que bien des paroles.

Jeanne Vincent

La pioche et la truelle N° 57 (1897)


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