Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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LE NOËL DE JACQUES


Le logis est triste et pauvre: une mansarde, deux grabats, quelques meubles endommagés, des haillons, la misère enfin, la misère lugubre, conséquence du vice, la misère d’une maison de buveur.

La femme, visage altéré sans âge qu’on puisse définir, jeune peut-être si un peu de bonheur venait adoucir, éclairer ses traits assombris, tire l’aiguille avec une activité fébrile, assise auprès d’une pauvre paillasse sur laquelle repose un enfant, malade gravement à en juger par les accès de toux qui secouent par instants son petit corps amaigri. Il sommeille pourtant, mais d'un sommeil fiévreux, entrecoupé de plaintes qui serrent le cœur de la malheureuse mère. Le perdra-t-elle donc celui-ci aussi, le dernier qui lui reste, son petit Jacques si aimant et si gai malgré les privations qu'il endure, les mauvais traitements du père? Son petit Jacques, sa dernière part de joie dans la vie. N’a-t-elle donc pas assez souffert, assez pleuré? Est-elle donc maudite?

Et tandis que, les yeux secs et l’âme ulcérée, elle tire machinalement l'aiguille, son regard se charge de haine: c’est à lui qu'elle aura dû toutes ses douleurs; s'il ne buvait pas seraient-ils dans cet état de dénuement, l’enfant aurait-il pris mal, insuffisamment vêtu, nourri? Pouvait-elle suffire à tout avec son pauvre travail si mal payé; à peine de quoi donner du pain à l'enfant et payer un peu des termes arriérés!


S'il voulait pourtant! Autrefois, quand il ne buvait pas, il y avait du bien-être à la maison. Ledru, excellent ouvrier, gagnait de bonnes journées et rapportait régulièrement sa quinzaine.

Mais depuis la mort de leur petite Marguerite, il avait commencé à boire et ç’avait été bientôt le dénuement. Le dénuement, les querelles, les coups! C’est qu'il n’avait pas le vin commode, le père Ledru. À travers les fumées de l’ivresse, il avait conscience de son abjection et ce sentiment rendait sa folie furieuse. C’étaient des scènes sans motif, des accès de violence dont la femme et l’enfant étaient les victimes désignées. Et comme elle tremblait la pauvre mère pour le petit!

Elle, cela lui importait peu, mais son petit Jacques, elle ne pouvait le voir frapper sous ses yeux. Elle cherchait alors à attirer sur elle-même la fureur du misérable; que de mauvais traitements n’avait-elle pas ainsi subis pour lui! mais elle n'arrivait pas toujours à le soustraire à la rage de l'ivrogne et sa haine grandissait contre cet homme qui frappait «son enfant». La haine, douleur plus âcre que toute autre, qui faisait de la vie commune une torture, de son cœur un enfer.


Quelquefois, lorsque la vengeance grondait dans son âme, c'était Jacques qui l’apaisait. Dans ce petit cœur aimant et chaud, il semblait n'y avoir pas de place pour la colère. À force de caresses et de douces paroles, il la laissait toujours un peu apaisée, consolée. Le petit garçon avait toujours été doué d’un aimable caractère, mais l'atmosphère de débauche et de haine qu’il respirait au foyer paternel aurait depuis longtemps vicié cette riche nature sans les leçons de l’Évangile...

Heureusement il y avait près d'une année que le petit Jacques se promenant un dimanche avait remarquée dans une rue voisine, une salle dans laquelle entraient des enfants. Cela l'avait tout de suite intrigué, car il n’était pas sans savoir que les dimanches sont jours de congé pour les écoles. Comme il regardait curieusement dans la salle ouverte, un monsieur qui se tenait à la porte lui avait dit d'un ton amical:

«Tu peux entrer, mon garçon, si tu veux te tenir tranquille et écouter.»

Il était entré, il s’était tenu bien tranquille et il avait écouté de toutes ses oreilles de tous ses yeux, de tout son cœur.

La lecture de l'Évangile, le chant des cantiques, les histoires l’avaient plongé dans le ravissement. Il était devenu bientôt l'élève le plus assidu de l'école et c’étaient les enseignements du Sauveur qui avaient imprégné cette petite âme d’un esprit de support et d'amour. Mais depuis quelques semaines, pauvre petit Jacques, il n’a pu aller à sa chère école. Comme les dimanches lui ont semblé longs sans personne pour lui parler de Jésus?

Et voilà que c’est Noël, Noël, la fête de l'école tant promise, tant attendue et il ne la verra pas! Le moniteur leur a parlé depuis longtemps d’un sapin éclairé de bougies roses, blanches, de noix dorées, de pommes rouges. Jacques n’a jamais rien vu de semblable et il s'imagine quelque chose de féérique, des lumières, des fleurs, des anges, un petit coin du Paradis descendu sur la terre. Et quand il y pense, il ne peut s’empêcher de trouver qu’il est bien dur d’être là couché quand les petits camarades le voient et se réjouissent avec les anges, car les anges devaient être de la fête, il en était sûr. Il ne se plaint pas pourtant, mais je crois bien qu’il a versé quelques larmes en s'endormant.

Une année! Il lui faudra attendre une année avant de voir un arbre de Noël et cela lui paraît si long!


* * *


Un pas lourd dans l’escalier et Jacques s'éveille péniblement de son sommeil fiévreux, tandis que la mère s’arrache à ses pensées et se lève pour préparer un maigre repas. C’est le père et quand il a bu, il faut le servir, n’y eut-il rien à la maison. Mais ce jour-là, Ledru est à jeun et paraît même de bonne humeur.

«Ça ne va donc pas, Jacques?» dit-il au petit garçon qui essaie en gémissant de se soulever sur son grabat.

Un accès de toux et de suffocation lui répond et l’ouvrier se sent tout remué en voyant le pauvre petit chercher péniblement son souffle.

«Çà, dit-il, faut voir un médecin, tu entends, femme, et tout de suite.»

Elle eut un geste de découragement:

«Il dira qu’il faut le mettre à l’hôpital et... je ne veux pas, moi, l’y laisser emmener, comme notre petite Marguerite!» ajouta-t-elle violemment.

Marguerite! Il y avait longtemps que ce nom n’avait été prononcé entre les deux époux. Il tressaillit et revit en un instant le joli visage, la tête blonde de la petite. Il lui sembla même qu’il se sentait encore chanceler de douleur comme le jour où dans la grande salle d'hôpital il s’était trouvé devant le petit corps sans vie.

Il jeta sur la table l’argent de sa paie:

«Va-t'en alors au pharmacien et rapporte aussi du bouillon chaud. Elle prit argent sans mot dire et sans joie, bien que ce fût une riche aubaine pour le ménage.

«II faut qu’il soit bien mal pour qu'il s’en soit aperçu, se disait-elle avec amertume en descendant l’escalier, et maintenant... maintenant, c’est peut-être trop tard.»

L’ouvrier était venu s’accouder tout songeur près de la table. Que se passait-il donc en lui? Il se sentait tout autre depuis que le nom de Marguerite lui avait été jeté, tout ébranlé par les souvenirs d’autrefois. Qu’il faisait doux et chaud alors dans la mansarde! Comme tout était changé depuis, depuis qu’il traînait au-dehors sa vie de débauche et de misère.

«Père, dit une petite voix caressante, viens près de moi. Je suis si content que tu sois rentré ce soir sans avoir bu, allait dire Jacques, mais il s’arrêta et reprit: Je suis si content. Je t’en prie, père, viens ici près de moi.»

Plus touché qu’il ne voulait se l’avouer de la tendresse de son enfant, Ledru vint s’asseoir en silence sur un coin de la mauvaise paillasse. Comme il lui paraissait malade, le petit Jacques! aussi malade que la petite Marguerite avec la même mauvaise toux! Allait-il mourir aussi? Elle, du moins, elle avait été aimée, choyée, mais le petit, qu’avait-il fait pour lui? Les privations, les coups, c’est tout ce qu’il aurait connu de son père.

Il détourna les yeux, le regard de l'enfant lui semblait plein d’un reproche éloquent et muet. Il ne pensait pourtant pas à se plaindre, le pauvre Jacques. Sa petite main brûlante et amaigrie s’était même glissée, câline, dans la main paternelle. Cala faisait même un effet étrange à Ledru que la sensation de cette petite main confiante dans la sienne. Il lui semblait tenir entre les doigts un oisillon qu’une simple pression pouvait étouffer, et accablé par un sentiment tout nouveau, un remords grandissant de sa dureté, il se disait: «S'il meurt aussi comme Marguerite, ce sera moi qui l’aurai tué.»

«Si tu voulais père... il y a quelque chose que j’aimerais tant!»

Qu’a-t-il donc à demander, le petit garçon, qui lui semble si difficile, quel projet a mûri dans cette petite tête?

«Si tu voulais, père... C’est Noël et à l'école du dimanche, l’école de la salle de réunions, tu sais tout près du cabaret, il y aura ce soir un bel arbre de Noël. Je ne peux pas y aller parce que j'ai si mal, mais si tu voulais y aller pour moi? Le moniteur a dit que j’aurais un beau livre d'images, parce que j'avais été bien exact. Si tu voulais le demander pour moi et me l'apporter. Père, je t’aimerais bien!»

Hum! la corvée n'est guère du goût de Ledru... Si les camarades le voient entrer dans la salle, ce sera des quolibets et de la rigolade! mais la voix entrecoupée de l'enfant, la façon dont, lassé par l'effort, il laisse aller en arrière sa tête fatiguée lui ont été au cœur. Il essaye pourtant d’un subterfuge.

Et si je t'apportais un livre d'images encore plus beau, ce serait la même chose, hein?

Oh! non, père, ce ne serait pas la même chose, C'est ma récompense, tu sais; et puis dans les livres de l'école il a tant de jolies histoires sur Jésus! Père, tu iras, dis-moi que tu iras.

Eh! bien, oui, il ira. Il ne sera pas dit qu’il n’a jamais rien fait pour son petit Jacques. II lui semble si malade, le pauvre petit! S’il devait mourir, Ledru le sentait, il ne pourrait se pardonner sa dureté et oublier qu’il était resté sourd à cette petite voix suppliante et a repoussé sa dernière prière. Et il répondit d'une voix bourrue, mais où il y avait pour la première fois, peut-être, un accent de tendresse:

«Pleure pas, petit, on ira.»


* * *


Dans la salle de réunions le sapin pimpant et lumineux resplendit aux yeux éblouis des enfants. Les bougies roses, les noix dorées, les merveilles rêvées par Jacques le décorent. Les anges y sont aussi — invisibles mais présents. En écoutant bien, peut-être distingueriez-vous leurs bruissements d’ailes. Ce sont eux qui ajoutent aux voix joyeuses des enfants cette note harmonieuse; car on chante un beau cantique, le traditionnel:

Aux enfants de notre âge

Comme aux anciens bergers, etc...

après quoi un des pasteurs prend la parole. Il commence par déclarer qu'il sera court, ce dont les enfants paraissent tout de suite enchantés, car il leur tarde singulièrement d’en être à la distribution de tous les jouets alignés devant eux.

Cependant lorsqu'il commence à raconter une histoire, les petites oreilles bien décidées à ne rien entendre deviennent attentives. De temps en temps pourtant un chuchotement, une alerte, un doigt qui se lève:

«M'sieu, ça brûle dans l'arbre».

Tantôt c'est un polichinelle qui s'enflamme, une papillote qui prend feu. Vite, un coup d'éponge et le sinistre est éteint.

Encore un pasteur!! Et il ne raconte pas d'histoire! Son discours paraît horriblement long aux petits êtres impatients. Ce sont pourtant de grandes et nobles réalités qu’il présente en un langage éloquent et familier à l'auditoire.

Il parle de Christ libérateur, du joug dont il est venu affranchir sa créature, des chaînes qu’il est venu briser. Hélas! il y a là plus d'un visage qui porte les honteux stigmates du péché:

«C'est pour vous que Jésus a quitté la gloire céleste et l'adoration des anges, c’est pour vous qu'il a voulu naître dans une crèche et mourir sur une croix! Pour toi, mon frère, qui gémis sous le joug d'une passion avilissante, pour toi qui te débats vainement sous l’empire d'un mal sans remède. Vois en Christ le relèvement et la délivrance. Il est venu rendre la liberté aux captifs; celui que le Christ affranchit sera véritablement libre.

Que ce soit aujourd'hui Noël dans ton foyer et dans ton cœur.

Noël! Noël! Gloire à Dieu dans les plus hauts cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!»


Le pasteur a fini — et plus d’un auditeur est remué au fond du cœur. Mais il y a un homme entre tous que sa parole a profondément troublé. Il est entré, il s’est glissé plutôt dans la salle pendant la prédication, avec une sorte de honte, comme si une force inconnue l’y poussait. Et c'est bien malgré lui que Ledru se trouve là en effet. Il a fallu que la petite voix suppliante et entrecoupée se fasse entendre plus d’une fois:

«Tu iras, père, dis-moi que tu iras».

En vain a-t-il cherché à s’en distraire au cabaret. Au milieu du bruit assourdissant de la salle, choc des verres, propos bruyants et avinés, la douce voix le poursuivait. À la fin n'y pouvant tenir il est sorti, laissant son verre plein sur la table, au grand ahurissement des camarades.

Tout hésitant encore, il a pris le chemin de la salle de conférences. Les cloches de Noël carillonnaient dans la nuit froide et pour la première fois depuis longtemps leurs voix ont éveillé chez l'ouvrier mille souvenirs confus. Il lui semble être redevenu tout à coup le petit Jacques d'autrefois, un petit Jacques aimant et pur, comme le sien; et il se revit trottinant dans la neige et le cœur battant d’espoir:

«Ah! maman, que crois-tu qu'on me donnera à l’arbre de Noël?»

Sa mère qui lui tient la main à peine à le suivre tant ses petits pieds se hâtent.

Sa mère! souvenir chéri, mais accablant. Sa mère si tendre, si pieuse, que dirait-elle si elle le voyait maintenant, le visage rouge, titubant dans la rue.

Et maintenant, assis dans un coin de la salle, la tête dans ses mains, sous l'influence des paroles évangéliques, il se sent plus misérable que jamais.

Tant de souillures, de débauches!

N'est-ce point lui que cet homme désignait du doigt tout à l'heure, quand il parlait de passion dégradante, de chaîne maudite?

Esclave! C'est cela; il comprend à présent toute l'étendue de son ignominie, il en est comme écrasé...


Jacques Ledru!

Qui donc a prononcé son nom? Il redresse la tête; abîmé dans sa tristesse, il a oublié la fête, et regarde un moment effaré autour de lui.

Jacques Ledru!

C'est le monsieur qui distribue les récompenses qui répète son nom. Le tour du petit Jacques est venu. Il se lève à moitié, hésitant une seconde, si dans ses mauvais vêtements il s'approchera de la brillante estrade; mais la douce voix «Père, si tu voulais» lui donne du courage. Il s’approche, plein de confusion, et tend sa large main calleuse.

«Vous êtes le père du petit Jacques, sans doute? C’est un bien gentil garçon. Il est toujours malade? Dites-lui bien que nous l’aimons beaucoup, embrassez-le pour moi.»

Jacques Ledru a les larmes aux yeux. Il ne peut pas remercier, tant son émotion est grande, il retourne à sa place, à moitié chancelant. Ainsi des étrangers se montrent meilleurs que lui pour son enfant! Quel misérable il est!

«Ô Dieu! si tu avais pitié d'un homme comme moi?»

Il sort précipitamment pour ne pas éclater en sanglots devant tout le monde.


* * *


Maman, crois-tu qu’il y soit allé?

Combien de fois a-t-il prononcé la même question, le petit Jacques pendant la soirée de Noël. La mère répond évasivement sans pouvoir se résoudre à décevoir cette vivace espérance, mais bien assurée pourtant que le père aura passé, comme toujours, sa soirée au cabaret.

«Écoute, dit-elle, si ton père ne t'apporte pas ton livre, j’irai le réclamer demain soir à la réunion. Ne te tourmente pas, mon enfant.»

Mais cette assurance ne calme pas le petit garçon. Il voudrait ce soir son livre et aussi savoir comment s'est passée la fête et comment étaient les anges, et souvent il ferme les yeux et joint ses petites mains sous ses draps pour demander à Dieu d'envoyer son père à la fête.

Cependant un pas précipité se fait entendre dans l'escalier. Est-ce lui?

Le pas de Ledru est plus lourd à l'ordinaire. C'est lui pourtant. Mais quelle expression nouvelle sur son visage, il tient à la main le livre désiré et Jacques pousse un cri de bonheur.

«C'est mon livre, père?»

«Oui, ton livre, mon Jacques, et quelque chose de meilleur avec. Embrasse-moi, petit, et toi aussi, ma pauvre femme. Voulez-vous me pardonner tous deux comme Dieu lui-même m'a pardonné? Je vous ai rendus bien malheureux, mais à présent ce sera une nouvelle vie pour tous les trois. Que Dieu me soit en aide!»


* * *


Le petit Jacques a vu beaucoup, beaucoup de beaux Noëls depuis celui qu'il a passé si souffrant sur un pauvre grabat, mais jamais il ne se souvient ni ne parle de cette soirée de bonheur dans la mansarde sans une nouvelle et puissante émotion.

Jeanne Vincent.

La pioche et la truelle N° 67 (1898)


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