Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

----------

UNE VENGEANCE DE CHRÉTIEN


Les chameaux se traînaient péniblement dans le désert brûlant. Ils étaient lassés et altérés; car, depuis bien des jours, ils n'avaient pas goûté d'herbe et n'avaient rien bu: ils avançaient lentement dans la solitude aride où le sable miroitait comme une mer de feu. Les hommes étaient épuisés de chaleur sans oser s'arrêter pour prendre du repos. L'eau qu'ils avaient emportée avec eux touchait à sa fin, et les outres pendaient flasques au côté des chameaux. S'attarder, c'était courir le risque de périr de soif.

Dans la caravane se trouvait un Persan du nom de Sadi; c'était un homme grand, fort, à la barbe noire, aux yeux sombres et farouches. Il fit avancer son chameau près du guide et lui montrait du doigt avec un geste haineux un des voyageurs qui restait en arrière, il dit:

«Sais-tu que ce Svrien Yusef est un chien de chrétien, un kaffir!

(Kaffir est un terme de mépris donné par les adorateurs du Prophète à ceux qui adorent Jésus-Christ.)

Je sais que le hakeem (médecin), n'invoque jamais le nom du Prophète, répliqua l'autre.

As-tu vu, reprit Sadi, que ce Yusek a le meilleur chameau, qu'il a encore des outres pleines et qu'il transporte des étoffes précieuses et beaucoup de marchandises?»

Le guide jeta un regard cupide sur Yusef, qu'on appelait généralement le hakeem à cause des médecines qu'il distribuait et des guérisons qu'il avait opérées.

«Il n'a pas de connaissance dans la caravane, continua le perfide Sadi; si on le jetait à bas de son chameau pour le laisser mourir ici, personne ne s'en enquerrerait, qui est-ce qui s'inquiète d'un chien de kaffir?»

La haine que Sadi portait à Yusef n'était pas sans motif à ses yeux. Ce dernier avait pris la défense d'une veuve que Sadi tentait de dépouiller; la fraude découverte, le malfaiteur avait été frappé de verges; il ne l'avait pas volé, mais n'en était pas moins animé d'une rancune implacable: il brûlait de se venger.

Sans peine Sadi réussit à persuader les Arabes qu'abandonner un chien de chrétien n'était pas un mal.

Les rayons du soleil obliquaient sur les sables ardents quand Yusef, qui soupçonnait une trahison sans voir le moyen d'y échapper, fut jeté à bas de son chameau, dépouillé de tout ce qu'il portait avec lui et, malgré ses supplications, abandonné pour mourir dans le désert. Le tuer sur le champ eût été moins cruel.


«Laissez-moi un peu d'eau, rien qu'un peu d'eau! s'écria la victime.

Nous ne te laisserons rien que tes sales drogues, médecin! Attrape!» cria Sadi en lançant à la tête de Yusef la boîte à médecines.

Puis se penchant de dessus le chameau de Yusef, sur lequel il était monté. Sadi siffla à travers ses dents serrées:

«Tu m'as fait punir, te le rappelles-tu? J'ai juré d'avoir ma revanche, mon jour est venu; Chrétien, c'est la vengeance d'un musulman!»

La caravane s'éloignait, le dernier chameau s’était effacé à l'horizon lointain, les ténèbres descendaient et il restait seul: il allait périr là sur le sable du désert. Les yeux fixés sur le chemin qu'avait pris la caravane, le Syrien eut d'abord un sentiment de désespoir. Puis il leva les yeux vers le ciel; une étoile brillante scintillait là-haut. Et cette étoile le fit penser aux promesses du Seigneur:


«Je ne te laisserai pas, je ne t'abandonnerai pas.»


L'homme l'avait abandonné, le soleil avait disparu, l'eau lui manquait, mais Dieu ne le laisserait pas, lui; ses miséricordes sont inépuisables. Il pourrait le sauver de la mort, même dans cette extrémité, si c'était sa volonté: sinon, à travers la mort, il introduirait son serviteur dans la joie et la vie éternelles.

En considérant sa position, Yusef était reconnaissant de n'avoir pas été abandonné plus tôt quand on était encore au milieu du désert. Il se mit à espérer de pouvoir atteindre l'extrémité des sables, et guidé par les étoiles, il résolut de marcher aussi longtemps que les forces ne lui manqueraient pas; il rencontrerait peut-être un puits ou quelque habitation. C'était un soulagement de n'avoir plus ce grand soleil sur la tête: si les rayons enflammés avaient continué à darder sur lui, Yusef aurait succombé. Il ramassa sa boîte de médecines que Sadi lui avait jeté par dérision et se demanda s'il s'en chargerait. Et pourtant il n'aimait pas à la laisser.

«Je ne m'en servirai plus, dit-il, et cependant, qui sait?» Alors prenant la boîte à la main, il se mit à marcher péniblement dans le sable mouvant.

«Je ferai ce que je pourrai pour conserver l'existence que Dieu m'a donnée, se dit-il. Mais si c'est sa volonté que mes os soient ensevelis dans ces sables arides, je suis prêt à mourir. Il n'est pas probable que je puisse encore endurer un jour entier cette chaleur accablante et cette soif mortelle: si mes heures sont comptées, suis-je prêt-à comparaîtra devant Dieu?»


C'est une redoutable question que celle-là; nous devrions nous la poser tous.

Quelle est la vraie, la bonne préparation à la mort?

Pour mourir en paix, il faut croire au Sauveur qui nous a rachetés et aimé tous les hommes.


Pendant cette nuit solennelle Yusef sonda son cœur. Il sentait qu'il avait la foi.

«Oui, se disait-il en regardant le ciel étoilé,

JE CROIS de tout mon cœur que mon Sauveur est mort pour mes péchés et qu'il les a pardonnés et lavés dans son sang.

JE CROIS à sa grâce, à sa miséricorde infinie, mais:


MA FOI SE MANIFESTE-T-ELLE PAR L'AMOUR?


Suis-je plein de charité pour tous les hommes?

Puis-je pardonner à Sadi comme j'ai été pardonné?»

Alors s’éleva dans le coeur de Yusef un terrible combat. Il revoyait les yeux méchants de Sadi, sa figure cruelle, sa bouche moqueuse. Yusef pensa à son atroce trahison et la colère bouillonnait dans son cœur.

À peine pouvait-il s’empêcher de demander à Dieu de le venger.

Le conflit dura longtemps. Le pauvre Syrien répétait la prière du Seigneur: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.»

Il savait que Dieu ne pardonne pas à ceux qui refusent de pardonner à leurs semblables; mais comment pardonner à cet homme dont la cruauté le condamnait à périr de soif?

Yusef s’agenouilla sur le sable et se mit à prier: il demanda avec ardeur l'esprit du pardon et avant de se relever, cet esprit lui fut donné, car il put prier même pour Sadi. La colère de Yusef était tombée, en même temps que sa soif de vengeance; il pouvait demander à Dieu de lui faire retrouver son ennemi au Ciel.


Luttant contre sa fatigue extrême, Yusef marchait toujours. Une ligne rouge à l'horizon indiquait que le jour allait se lever. Avec quelle joie il distingua des objets sombres découpés sur cette ligne rouge. Une nouvelle force revint au voyageur épuisé, car ce n'était plus le désert: il entendait des chiens aboyer, puis le bêlement d'une brebis arriva à son oreille.

«Dieu soit loué! s'écria-t-il, je suis tout près de la demeure des hommes!» Encore un effort surhumain, et il n'était plus loin des tentes qu'il supposait devoir être celles de quelques tribus d'Arabes bédouins. La force lui manqua, il tomba sur le sable.

Mais les Bédouins l'avaient aperçu; l’hospitalité est une de leurs grandes vertus: les fils du désert s'approchèrent du mourant. On le releva; on fit passer entre ses lèvres desséchées quelques gouttes de lait de chamelle, il sembla au malheureux qu'il revenait à la vie: au bout d'un moment il était assez bien remis pour être en état d'accompagner ses bienfaiteurs à la tente de poil de chèvre occupée par le chef.

C'était un homme au port noble, il accueillit l'étranger avec bienveillance.

Il n'y avait pas longtemps que Yusef était là quand il s’aperçut que non seulement Dieu l'avait guidé en lieu sûr, mais aussi là où sa présence était nécessaire. Des gémissements sourds lui avaient fait tourner les yeux vers un coin obscur de la tente.

Le fils unique du chef gisait là, dangereusement malade,... «mourant», disaient les Arabes. Ils avaient épuisé les ressources de leur art primitif et n'avaient plus d'espoir. Le chef, silencieux et morne, écoutait les gémissements qui s'échappaient des lèvres de l'enfant et ses plaintes lui déchiraient le coeur.

Le Syrien demanda la permission d'examiner le jeune garçon et fut bientôt à son côté; il vit tout de suite que le cas n'était pas désespéré, et que si Dieu bénissait ses soins, le malade pouvait se relever de cette maladie. Il pria qu'on voulut lui laisser l'effet de ses drogues, et le chef, trop heureux de cette lueur d'espoir, accepta avec empressement.

Les Bédouins s'assemblèrent autour de la tente pour surveiller les mesures prises par le médecin étranger. Yusef réussit au-delà de toutes ses espérances. La médecine qu'il avait donnée soulagea promptement le malade, qui, une heure après, s'était paisiblement endormi. L'enfant reposa longtemps et, quand il s'éveilla, la fièvre l'avait quitté. À bout de quelques jours, il était rendu à sa famille en bonne santé.

Grande était la reconnaissance du chef Azim, et grande aussi l'admiration des Bédouins pour l'habilité du merveilleux docteur. Désormais Yusef ne manqua pas de clients. Tous ces Arabes considérait l'étranger comme un envoyé du Ciel et Yusef lui-même sentait que si ses plans avaient été déjoués et le cours de sa vie changé, c'était par la sagesse et par l'amour de Dieu. Son intention avait été d'aller se fixer comme médecin-missionnaire dans quelques villes arabes et Dieu l'envoyait dans les tentes des Bédouins. Toute la tribu apprit à le respecter et à l'aimer; on écoutait ses paroles comme des oracles.

Azim lui fournit une tente, un cheval, un riche vêtement et tout ce dont il avait besoin. Yusef vit qu'il pouvait être heureux et utile dans ce pays inculte et sauvage


Des mois s’écoulèrent. Un jour que Yusef partait avec Azim et quelques Bédouins pour aller visiter un campement éloigné, ils aperçurent une bande de chameaux qui disparaissait dans le lointain.

«Voilà là-bas des pèlerins qui vont à la Mecque dit le chef: ils ont à faire un long et fatigant voyage qui sera marqué par les os des chameaux abandonnés sur le sable.

Il me semble, dit Yusef, que, là-bas, près de ce monticule, je distingue quelque chose comme un homme étendu à terre.

C'est quelque pèlerin qui sera tombé malade, dit le chef; on l'aura laissé là pour mourir».

À ces mots, Yusef fit sentir l'éperon à son cheval: il n'y avait pas longtemps qu'il avait lui-même échappé à la terrible; mort du désert: il était bien naturel que sa pitié s'éveillât en faveur de celui qui se trouvait dans un danger semblable.

Azim galopa derrière Yusef et comme son cheval était plus rapide, il dépassa le Syrien et arriva le premier auprès du mourant.

En un clin d'oeil. Azim fut en bas de son cheval: il déposa son fusil sur le sable, et versa quelques gouttes de l'eau de son outre dans la bouche du malade qui donna alors quelques signes de vie.

Yusef arrivait, il se pencha vers le malheureux, et recula de surprise en reconnaissant dans les traits pâles et altérés ceux de son mortel ennemi, Sadi!

«Donne-moi ton outre, chef, dit Yusef: c'est de ma main que cet homme doit être abreuvé.» Le Syrien s'était rappelé ce commandement:


«Si ton ennemi a soif, donne-lui à boire»


Il éleva sa pensée avec adoration vers Celui qui est mort pour ses ennemis. Mais Sadi était trop mal pour avoir conscience de ce qui se passait: il buvait avec une avidité fiévreuse comme si sa soif était inextinguible.

«Qu'allons-nous faire de lui? dit le chef; je ne puis pas remettre mon voyage.

Continue ton chemin, répondit Yusef, je retournerai aux tentes avec ce malheureux, si seulement tu veux m'aider à le placer sur mon cheval. Il partagera ma tente et ma coupe, il me sera comme un frère.

Tu le connais donc? dit le chef.

Oh! oui, je le connais!»

Sadi fut donc hissé sur le cheval du Syrien, qui marchait à côté de lui, le soutenant pour l'empêcher de tomber. Ce ne fut pas sans peine que Yusef fit ce retour aux tentes, à pied, dans le sable ardent sous un soleil non moins ardent, portant une partie du poids du voyageur défaillant. Aussi fut-il bienheureux d'arriver.

On déposa Sadi sur la natte qui servait de lit à Yusef et celui-ci passa la nuit auprès du moribond. Il fit usage de tout son talent pour soigner son ennemi. Aucune peine ne lui coûta, aucun soin ne fut trop pénible pour rappeler à la vie celui qui avait voulu le faire périr.

La fièvre tomba le troisième jour et le même soir Sadi ouvrit soudain les yeux et, pour la première fois depuis sa maladie, il reconnut celui qui le soignait et qu'il avait cru mort dans le désert.

«Es-tu le mort ressuscité? s'écria-t-il en tremblant, et fixant sur Yusef un regard terrifié et hagard. Es-tu revenu pour te venger?

Non, mon frère, laissons le passé, dit Yusef avec douceur, ou bien n'y pensons que pour remercier Celui qui nous a tous deux sauvés de la mort.»

Des larmes obscurcissaient les yeux de Sadi, il saisit la main que Yusef lui tendit et dit:

«Comment puis-je recevoir de tes mains tant de bontés, moi qui t'ai fait tant de mal?»

Un sourire passa sur les lèvres du Syrien. Il se rappela les cruelles paroles de Sadi en l'abandonnant et il dit:

«Si tu m'as fait tort, c'est ainsi que je me venge: Musulman! C'est la vengeance d'un chrétien!»

La pioche et la truelle N° 16 (1891?)


Table des matières