Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UNE RUDE LEÇON


Il faisait presque nuit. Une voiture s'avançait dans la plaine humide, au milieu du brouillard. Les deux forts chevaux trottaient d'un bon pas, et le paysan qui les conduisait, enveloppé dans sa houppelande, la pipe à la bouche, leur caressait le dos de son fouet.

C'était Martin Haller, qui menait à la station du chemin de fer un marchand étranger. Celui-ci, en arrivant au village, avait demandé un cocher qui pût le conduire à la gare la plus proche pour le train de 9 heures. Il ne regarderait pas au prix. Haller se chargea de la course, car la route était glissante, et il n’y avait pas d'autres chevaux ferrés que les siens.

Le voyageur et son conducteur s'entretenaient de choses et d'autres.

Pauvres campagnards, disait le premier, vous travaillez beaucoup, mais c'est un autre qui en retire le bénéfice. Pourquoi ne faites-vous pas vos affaires vous-mêmes? La poule ne picore pas les grains de blé pour autrui.

Nous ne sommes pas des poules, répondit Haller d'un ton sec. Il est difficile de s'occuper de commerce sans user de tromperie et de mensonge, et la plupart d'entre nous, nous avons une conscience.

Conscience! conscience! répéta l'étranger avec un rire ironique. Pure imagination! Vous êtes bien stupide, si vous croyez tout ce que l'on vous dit.

Au fond, QU'EST-CE QUE LA CONSCIENCE?

Haller fronça les sourcils. Le voyageur ne lui plaisait décidément pas.

Voilà, dit-il lentement, je ne suis pas assez instruit pour expliquer clairement ce que je crois et ce que je pense.

Toutefois, il me semble que:


LA CONSCIENCE EST LA VOIX INTÉRIEURE

QUI ME DIT CE QUI EST PÉCHÉ

DEVANT LE SEIGNEUR NOTRE DIEU.


Péché! voilà encore une invention. Écoutez, mon brave ami. Le péché n'existe pas. S'il y a un Dieu au ciel – que du reste personne n'a jamais vu — il aurait trop à faire pour s'occuper de ce que fait chacun de nous.

Le fouet tomba si lourdement sur les chevaux que ceux-ci, se cabrant, galopèrent jusqu'au haut de la colline. Une fois là, le paysan les calma et ôta la pipe de sa bouche. Quand il était fâché, il ne pouvait pas fumer.

Oh! oh! dit-il enfin. Le péché n'existe donc pas!... Ou bien est-ce vous qui n’y croyez pas?

Non, certainement non, répliqua l'étranger. J'ai lu une multitude de livres russes, allemands et français, qui démontrent clairement qu'il n'y a pas de péché. C'est la prêtraille qui l'a inventé, afin de tenir l'humanité à la lisière et de pouvoir manger le pain de la paresse. Une fois que nous ne croirons plus au péché, nous n’aurons plus besoin de tous ces fainéants qui n’enseignent que des contes. Les simples les croient, c'est pour cela qu'ils restent esclaves toute leur vie; mais les gens intelligents ont découvert la ruse, et ils se sont affranchis de ces croyances.


Haller mit ses chevaux au pas et regarda devant lui d'un air pensif. Le marchand poursuivit avec vivacité:

Vous deviendrez un homme libre et indépendant et vous n'aurez plus ni soucis, ni tourments, dès que vous aurez renoncé à toutes ces balivernes.

Est-ce donc chose sûre qu'il n'y a pas de péché, pas de conscience? répéta le paysan.

Non, non, tout cela n'est que superstition et ne sert qu'à assombrir la vie et à empêcher de faire de bonnes affaires.

Il y eut un silence, puis Haller reprit:

Je vais vous prouver que le péché existe et la conscience aussi, et qu'il peut être utile d'y croire.

Mon pauvre ami, dit l'étranger, ceci est tout à fait impossible, j'ai lu à ce sujet plus de livres que vous n'avez de cheveux sur la tête. Vous ne me ferez jamais croire à l'existence du péché et de la conscience, ni à leur utilité. Quelles preuves en avez-vous?

Nous verrons, répondit Haller d’un ton bref.


Tons deux restèrent silencieux. Ils avaient fait déjà un long trajet. La route était déserte et solitaire. La nuit était sombre, et l’on n'entendait d'autre bruit que celui des roues de la voiture et des sabots des chevaux.

Combien de temps faut-il encore pour atteindre la station? demanda le voyageur.

À plusieurs lieues à la ronde il n'y a pas de village; personne n’habite cette contrée, répondit le paysan d’une voix étouffée. Nous voici près de la rivière dans laquelle deux voyageurs ont dernièrement perdu la vie, ainsi que tout leur argent. Et ce monticule de pierres indique la place où, il y a quatre ans, un riche juif fut assassiné et volé.

Le marchand frissonna. Il tira instinctivement de sa poche un petit revolver. Le paysan se retourna, d'un brusque mouvement du coude, il fit tomber l'arme à terre, et prompt comme l'éclair, la ramassa et la mit dans sa poche.

Le voyageur, effrayé et tremblant regarda son conducteur. Quelle fut son épouvante en voyant l'expression terrible et sinistre de ses traits! Au même instant les chevaux s'arrêtent. Haller saute à terre et attire vivement l’étranger à lui.

Que vous arrive-t-il? Avez-vous perdu le sens? demande celui-ci avec angoisse.

Tu vas mourir, répond le paysan d’une voix sépulcrale.

Et il tire de sa botte un grand couteau, dont il dirige la pointe vers les yeux du marchand.

À genoux, et dis ta dernière prière!

Au nom de Dieu, êtes-vous fou? crie le voyageur en se défendant désespérément.

Mais ce n’était pas pour rien que Haller passait pour I'homme le plus fort de son village. Il contint son adversaire d'un seul bras et l’obligea à ployer les genoux.

Celui-ci comprit que toute résistance était inutile.

Prenez mon argent et laissez-moi la vie! murmura-t-il.

J'aurai ton argent après ta mort, répondit le paysan d'un ton moqueur.

Qu'ai-je donc fait? Pourquoi voulez-vous m'assassiner? Oh, ayez pitié de ma femme et de mes enfants. Je vous le jure, si vous me laissez la vie, personne ne saura jamais ce qui s'est passé ici, gémissait le malheureux d’une voix lamentable. — Mon Dieu, ayez pitié de moi, ajouta-t-il plus bas, en faisant le signe de la croix.


Immédiatement Haller lâcha l'étranger, croisa les bras sur sa poitrine, avec calme, et dit, en accentuant chaque mot;

Vous êtes complètement en mon pouvoir. Rien ne peut vous en délivrer, ni votre argent, ni votre revolver, ni votre force, ni votre intelligence. Si je vous tuais maintenant dans cette solitude, personne ne le saurait jamais. Qui est-ce qui s'inquiéterait de savoir si vous êtes arrivé ou non à la gare?

Haller est connu pour un honnête homme; nul ne songerait à l'accuser d'un crime. Voyez, si je pensais comme vous!... Mais je crains Dieu, qui voit tout ce qui se passe même dans cet endroit désert, et ma conscience me dit que je ne dois pas vous nuire, que ce serait pécher aux yeux de Dieu et m'exposer à son juste jugement.


Le marchand, toujours à genoux, regardait le paysan, sans bien le comprendre. Celui-ci continua d'un ton paisible, presque joyeux;

Vous vous êtes moqué de nous, parce que, dans notre simplicité, nous croyons à l'existence du péché et de la conscience, vous avez prétendu que je ne saurais pas vous prouver que cette croyance est vrai et utile. C’est elle seule qui m'interdit de faire le mal et vous préserve de la mort. Dites, maintenant le péché existe-t-il? Y a-t-il une conscience? Est-ce bon d'y croire?

L'homme pâle et tremblant se releva lentement et passa la main sur son front comme pour en chasser un mauvais rêve.

Le péché existe-t-il? Avons-nous une conscience? Répéta Haller.

Alors venez, il nous faut regagner le temps perdu, afin d'arriver pour neuf heures à la gare.

En disant ces mots, Haller remit le couteau dans sa botte, puis il sortit sa pipe, l'alluma et s'assit sur le char, à côté du voyageur encore tremblant.


La course fut si rapide que les chevaux étaient couverts d'écume en arrivant. Pas un mot ne fut prononcé pendant le trajet. Arrivé à destination, le marchand voulut glisser un billet de banque dans la main de Haller; mais celui-ci le lui rendit tranquillement.

Nous sommes convenus du prix de la course, dit-il, et je n'accepterai pas davantage,

Je vous remercie de votre leçon, reprit le voyageur; elle a été bonne; seulement vous êtes un maître bien rude.

Je n'oublierai jamais de ma vie comment je suis arrivé à croire à l'existence du péché et de la conscience.

Ne le prenez pas de mauvaise part, dit le paysan on s'excusant. Je ne suis pas un maître d'école, et je ne sais pas agir avec douceur. Mais notre Bon Dieu là-haut est un fameux professeur; il s'entend parfaitement à donner à chacun la leçon dont il a besoin.

Il vous a enseigné aujourd'hui à croire au péché et à la conscience. Demandez-lui de vous montrer l'autre coté de la page, c'est-à-dire:


LA FOI AU SAUVEUR ET À LA GRÂCE QUI PARDONNE LES PÉCHÉS.


De l'Appel

La pioche et la truelle N° 15 (1891?)


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