Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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UN OEIL QUI VOIT LOIN


Il y a quelques années, un vieillard, que nous appellerons M. Irwin, était assis, avec le pasteur de son village et un autre ami, dans le pavillon du jardin attenant à sa maison de campagne.

On parlait d'une pauvre veuve à qui un avare du voisinage retenait depuis longtemps 2,500 fr. qu'il lui devait.

«J'ai si longtemps parlé à la conscience de ce méchant homme, disait Irwin avec joie, qu'à la fin il m'a promis de verser cette somme entre mes mains aujourd'hui même à trois heures. Il est temps que je me mette ni route.»

Là-dessus, il se leva et entra dans la maison avec ses deux compagnons.

À l'instant même un ouvrier, à la barbe et aux cheveux d'un roux fauve, coiffe d'un bonnet rouge et vêtu d'une blouse blanche, rapiécée avec des morceaux bruns, sortit furtivement de derrière le pavillon. Personne n'y prit autrement garde.

Irwin, zélé collectionneur d'insectes, saisit son filet à papillons et prit congé de ses amis pour aller à sa chasse favorite. Le pasteur s'en retourna chez lui; l’autre ami resta, et, pour passer le temps, monta à la tourelle de la maison, où l'on avait installé un observatoire.

Pendant quelques moments il s'amusa à lancer en l'air les bouffées de fumée de son cigare. Après avoir suffisamment contemplé tour à tour les collines et les vallées, les rivières et les campagnes qui l'entouraient, il se mit au grand télescope et observa dans le lointain les différents points qui excitaient sa curiosité.


Trois heures, c'était l'heure ou la dette de la veuve devait être payée, étaient sonnées depuis un moment déjà. Le télescope était braqué sur l'auberge du «Marquis de Gramby». L'ami remarqua un charretier qui vidait son verre de bière et abreuvait un cheval juste au-dessous de l'enseigne.

Tournant le tube du télescope un peu de côté, il aperçut une prairie assez étendue, à droite un étang paisible entouré de saules et d'épais buissons. Tout à coup apparaissent dans le champ de la lunette deux hommes qui semblent se donner des mouvements violents. En fixant son attention, l'observateur voit qu'ils luttent avec force l'un contre l'autre. L'un, coiffe d'un bonnet rouge, saisit son adversaire à la gorge, l'étend par terre, et il frappe à coups redoublés, avec un gros bâton, sur la tête de sa victime dont les cheveux blancs sont dans le même moment éclairés d'un rayon de soleil.

Juste ciel, s’écrie l'observateur, qui cela peut-il être?... Mais c'est mon ami Irwin. Et on est en train de l'assassiner. Quel est donc ce meurtrier?... Je l'ai sûrement vu quelque part. Ce bonnet rouge, cette barbe rousse, je les connais.

Tout en parlant il était comme rivé à sa place. Impossible d'aller au secours, il était trop tard. Il n'y avait plus rien à faire qu'à suivre des yeux l'assassin, tandis qu'il le considérait, la figure de cet homme farouche qu'il avait vu se glisser furtivement derrière le pavillon lui revint a la mémoire.

Le bonnet, la barbe, la blouse claire rapiécée, tout s’accordait. — Il vit le meurtrier se baisser sur sa victime, fouiller les poches, traîner le cadavre dans les buissons, lancer un objet d'une certaine longueur — était-ce le filet aux papillons? — dans l'étang, se laver, disparaître derrière les arbres, puis reparaître sur la grand-route et entrer dans l'auberge du «Marquis de Gramby»

L'ami, qui était sur la tourelle ne voulait pas quitter le télescope. Il cria à haute voix: Au secours! Au secours! jusqu'à ce que le jardinier accourût.

«À cheval, lui cria-t-il et cours au triple galop, jusqu'à l'auberge du Marquis de Gramby! Un meurtre vient d’être commis et l'assassin est entré dans cette auberge. C'est un homme à la barbe et aux cheveux roux, il porte un bonnet rouge, et une blouse blanche rapiécée de brun.»

Comment, s'écria le jardinier, mais c'est mon ouvrier, William Mason!» Oui c'est bien cela, répliqua l'autre. Il a assommé M. Irwin! Hâtez-vous, et attrapez-le avant qu'il échappe!

À peine le jardinier galopait-il sur la route, que l'homme à la barbe rousse sortait de l'auberge, où naturellement le jardinier ne devait plus le trouver; il se dirigea précipitamment vers la gare et disparut.

Le télescope fut alors braqué sur la gare. Le train de Bath et Bristol devait partir à quatre heures. Les voyageurs arrivaient en foule: seul, l'homme à la blouse blanche et à la barbe rousse ne voulait pas paraître. Déjà la locomotive faisait entendre son sifflet, lorsque tout à coup un dernier passager en uniforme de volontaire anglais, se précipita dans un wagon, et le train partit à tonte vapeur.


L'astronome était complètement abattu par son émotion et comme il n'y avait plus de départ de train jusqu'au soir, il descendit de la tour, se fit seller un cheval et se rendit au domicile de Mason. La maison était fermée.

Un voisin, questionné, répondit que Mason avait pris, il! y avait près d'une demi-heure, le chemin de la gare. Un autre survint et dit qu'il était peut-être allé à l'exercice.

À quel exercice? demanda l'ami d'Irwin.

Plus de doute, Mason était le volontaire en uniforme qui s'était précipité dans le train en marche. Auparavant il s'était hâté d'aller prendre chez lui son uniforme et il l'avait endossé en secret pendant la route,

L'ami quitta les deux et vola à la gare. Tout le monde y connaissait Mason. Il avait changé un billet de banque et payé sa place pour Bristol.

Le train, dit l’ami en s’adressant au chef de gare, va bientôt arriver à Bath. Télégraphiez sur le champ: L'homme en uniforme de volontaire est un assassin.

Cela fut fait. Mason fut arrêté à Bath. On trouva sur lui les 2.500 francs, moins le montant du billet qu’il avait pris pour Bristol, et on les remit ensuite à la veuve.

Le cadavre du malheureux Irwin qui était tombé victime de sa charité fut trouvé caché dans les buissons et le filet lut repêché dans l'étang.

Mason comparut devant le jury; déclaré coupable de meurtre grâce aux preuves convaincantes que nous venons de relater, il fut condamné à mort et exécuté.


* * *


Il est un observateur invisible, posté sur un observatoire plus élevé que celui de la tourelle astronomique de l'ami d’Irwin, et dont l’oeil est plus perçant et plus clairvoyant que celui de l'homme avec son télescope.

Pense à cet oeil-là, lecteur, et marche en suivant Dieu.

A. R.

La pioche et la truelle N° 15 (1891?)


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