Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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JE N’AI NI TUÉ NI VOLÉ


Apportez une couronne! Dressez un trône! Portes du ciel, ouvrez-vous, larges et hautes! Anges, applaudissez! Séraphins, entonnez des louanges! Place, place: Voici un nouvel et digne habitant du Paradis; il a mérité la vie éternelle, le royaume des cieux lui appartient: gloire, gloire à lui!

Qu'a-t-il fait de si grand, de si magnifique?

IL N’A NI TUÉ NI VOLÉ!

Sire, le conseil de vos ministres vous présente une requête. Un grand citoyen s'est illustré dans votre empire; ses hauts faits le désignent à votre bienveillance, nous demandons pour lui le signe de la gloire!

Quels sont donc les services signalés par lui rendus à la patrie?

Sire, IL N'A NI TUÉ NI VOLÉ!

Messieurs et illustres collègues, si les cinq branches de l'Académie sont aujourd'hui réunies dans cette enceinte, c'est pour y remplir la plus douce de ses attributions:


Il s'agit de décerner à un homme d'un dévouement admirable

le grand prix de vertu.


Quels sont ses titres à cette haute distinction?

JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ!

Et les anges de crier: Gloire, gloire à lui!

Et le monarque de répondre: Voilà l'étoile de la Légion d'honneur!

Et le président de l'Académie de tendre à ce héros la récompense de ses vertus.


Ce triomphateur lève la tête et s'écrie: OUI, OUI, JE N'AI TUÉ NI VOLÉ, GLOIRE, GLOIRE À MOI!


* * *


Est-ce assez absurbe? Assez ridicule? Y a-t-il des paroles pour répondre à ces outrecuidantes prétentions?

Toutefois de tels prétendants existent; nos rues en sont pleines.

Chaque jour on s'entend dire par des gens à qui l'on s'efforce de faire sentir le besoin de pardon:

«MOI, JE N'AI RIEN À CRAINDRE, JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ!»


Si un mendiant venait à la porte d'un homme riche, lui présenter à la fois sa requête et ses titres, en ces termes:

«Monsieur, je n'ai ni tué ni volé», je comprendrais qu'on lui répondit: C'est bien, tu auras la récompense que tu mérites; tu ne seras toi-même ni pendu ni incarcéré.

Mais pour obtenir le pain que tu réclames, il faut ou le mériter par ton travail ou l'accepter comme une aumône.»


N'avoir ni tué ni volé, ce n'est rien;

c’est juste ce qu'il faut pour éviter la potence et la prison.


Un jeune homme se présente chez moi et me demande la main de ma fille.

Quels sont vos titres, lui dis-je?

Monsieur, répond-il, JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ.

C'est bien, mon ami, mais tu serais menteur, jaloux, colère, ivrogne, débauché ou paresseux que tu pourrais encore te vanter de n'avoir ni tué ni volé; j'ai besoin d'autres recommandations.


Vous qui dites: «Je n’ai ni tué ni volé», pourquoi donc ne dites-vous pas d'ordinaire:

Je n’ai ni menti ni médit?

ou bien:

Je n'ai ni orgueil ni égoïsme?

ou bien:

Je n'ai jamais conçu un désir coupable?

Si telle est votre conduite, pourquoi ne vous en glorifiez-vous pas? Je vous défie de dire la tête haute: Je n'ai jamais menti, jamais médit, jamais souillé mon cœur!

MOI, J'AFFIRME QUE VOUS L'AVEZ FAIT!


Bien mieux, êtes-vous sûrs de n'avoir ni tué ni volé?

Tuer, ce n'est pas toujours frapper d'un poignard; voler, ce n'est pas toujours mettre la main dans la poche d'un autre.


ON PEUT VOLER ET TUER DE BIEN DES MANIÈRES DIFFÉRENTES.


Pour satisfaire des passions, un homme fait faire à une jeune fille un pas qui la conduira d'abord à la maladie, ensuite à la honte, peut-être au crime: cela ne s'appelle pas tuer; mais en fait c'est altérer la santé, perdre sa réputation et peut-être l'âme d'une personne jadis innocente. N'avez-vous pas été cet homme?

Une femme est jalouse de sa voisine, elle en parle avec dépit, elle en raconte la vie peut-être légère et la dépeint comme coupable. La calomnie est crue; le coup est porté, la réputation est ternie. Cela ne se nomme pas dérober. Mais le tort est-il moins réel, le dommage moins grand? Pour le sentir, il suffit soi-même d’être la victime!

Un vendeur maquille sa marchandise, donne sa qualité pour une autre, la vante outre mesure, profite d’une bonne occasion et achète pour un morceau de pain au nécessiteux ce qu'il revend au poids de l’or au riche;

Un autre fait une promesse et ne la tient pas;

Un autre donne une espérance qu’il sait être illusoire;

Un autre flatte pour obtenir une faveur;

Un autre dénigre pour détourner une protection à son profit:

tout cela n’est pas voler dans le sens strict du mot; mais au fond, n’est-ce pas faire tort? N’est-ce pas tromper?


* * *


Il y avait une fois un homme, grand ami de la fortune. Dépositaire du petit trésor d'une association charitable, il regrettait l'argent qui sortait de ses mains et celui qui n'y entrait pas. Un jour, pour gagner quelques pièces de monnaie, il dénonça la retraite de son maître que la police du temps recherchait.

Rien de plus. Il ne tua ni ne vola, seulement il donna une adresse.

Son maître fut arrêté, jugé, CONDAMNÉ ET MIS À MORT, BIEN QU’INNOCENT.

Pour moi, je l'avoue, il est tel larron, tel brigand que je préfère à ces honnêtes gens, se vantant de n'avoir ni tué ni volé; ce sont les larrons qui disent avoir été larrons et qui en pleurent; des brigands qui reconnaissent avoir été brigands, et qui, repentants, prient.

Le péager, qui, à la porte du temple de Jérusalem, se frappait la poitrine, disant: «Ô Dieu, sois apaisé envers moi, pécheur!» m'intéresse plus que l'homme qui se redresse et dit: «JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ.»

Le brigand crucifié qui s'écrie: «Je souffre ce que mes crimes méritent, Seigneur, souviens-toi de moi,» excite plus mes sympathies que le vantard qui m'assourdit de cette parole: «JE N'AI TUÉ NI VOLÉ.»

Ce péager et ce brigand sont coupables, mais au moins ils l’avouent;

ils ont fait le mal, mais au moins ils le regrettent;

ils en gémissent, en demandent pardon.

Si le crime est dans leur passé, l'humilité et le repentir sont dans leur présent, et tandis que les autres nient le mal qu’ils ont accompli pour continuer le même train de vie, ce larron et ce délinquant désirent et promettent de changer.

Aussi, Jésus-Christ nous dit-il, du premier, qu'il «retourna justifié dans sa maison» et répond-il au second: «Aujourd'hui même tu seras avec moi en paradis».


La grande différence entre les hommes, ce n'est pas que les uns aient fait le bien et les autres le mal.

La grande différence, c'est que les uns avouent et que les autres nient le mal que tous ont fait.

Ce qui constitue le coupable devant Dieu, ce n'est pas telle ou telle violation de la loi, c'est TOUTE violation.

Chacun pêche selon ses goûts, selon les circonstances, selon son éducation: mais TOUS PÊCHENT et voilà l'essentiel.

Ce serait une étrange justification pour un prévenu devant les tribunaux, que de dire:

«Sur les dix mille articles du Code, il y en a deux que je n'ai jamais violés: JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ».

Si cette défense est mauvaise devant les juges imparfaits, sera-t-elle meilleure devant le Dieu trois fois saint? Vous représentez-vous au dernier jour un juif et un chrétien, le Décalogue à la main, disant au Seigneur des cieux et de la terre: «Sur les dix articles de la loi, il en est deux que je n'ai jamais violés: JE N'AI NI TUÉ NI VOLÉ?»

Bien, répondrait le Roi, TU NE SERAS CONDAMNÉ NI POUR VOL NI POUR MEURTRE, mais seulement pour les huit autres transgressions qui remplissent ta vie.

Qu'on le jette au milieu des ténèbres, non pas avec les voleurs et les meurtriers, mais avec les impurs, les menteurs, les rebelles à père et à mère, les orgueilleux, les méchants et les calomniateurs!

La pioche et la truelle N° 18 (1891?)


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