Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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L’HOMME QUI A VU JÉSUS


Un réveil religieux avait éclaté dans le village de D. Le vent du Saint-Esprit soufflait sur les campagnes stériles et des germes verts pointaient d'abord à la surface puis devenaient des fruits authentiques et de bonne qualité.

La douce pluie du ciel, tombée sur la dure croûte du mur des hommes, l'avait amollie et cette froide écorce avait cédé pour livrer passage à la vérité régénératrice du vieil Évangile. La semence divine produisait trente, soixante et cent graines pour une.

Depuis quatre semaines déjà des réunions se tenaient le soir, et la question religieuse avait pris une telle importance dans l'esprit des habitants de la localité, que tous les autres intérêts furent mis à l'arrière-plan dans leurs préoccupations et leurs entretiens.

Les parties de plaisir à la campagne chômèrent,

les rendez-vous mondains furent oubliés,

et les croyants de l’endroit s’unirent en cette occasion et employèrent leur temps et leurs forces pour conduire des âmes à Jésus-Christ.

Les hommes, les femmes et les enfants se répandaient dans les rues, entraient dans les maisons pour inviter le monde aux réunions et ainsi leur procurer l'avantage d'entendre le message évangélique. En un mot, IL Y AVAIT LÀ UN RÉVEIL COMME AUX ANCIENS JOURS.

Malgré tout, il ne manquait pas de personnes, même croyantes, qui, comme on le disait, doutèrent de la réalité de ces conversions subites, et qui s'improvisant prophètes de circonstance, prédirent avec précision que dans peu de mois il ne resterait plus rien de tout ce mouvement. On verrait alors, insinuèrent-elles, que la semence était tombée sur le chemin.


«Rien qu'une excitation passagère, croyez-moi! dit un pasteur à son ami qui après le culte, l'accompagna à la maison et lui raconta en route de nombreux cas de pécheurs et de péagers convertis soudainement.

«Chacun doit être instruit méthodiquement dans sa religion, faire un pas après l'autre, gravir un échelon après l’autre, réaliser un petit progrès ci et là, et de temps à autre aussi un grand. Envoyez les enfants à l'école du dimanche; enseignez-leur soigneusement le catéchisme, protégez leur jeune âme par une bonne influence, et je suis sûr que Dieu tiendra ses saintes promesses.»

«Ce que tu dis là est bien; mais supposons le cas où ils se soustraient à toutes ces saintes influences, et s'adonnent au péché, ou bien qu'ils tombent dans des milieux où ils ne trouvent aucun des avantages dont tu parles — qu'adviendra-t-il d'eux alors? Faut-il tranquillement, dans ce cas, laisser périr ces précieuses âmes?»

«Non, je ne le pense pas, répondit le pasteur: mais je ne crois pas à ces conversions instantanées. Tu verras que les mauvais esprits retourneront et que l'état des gens dont tu me parles deviendra sept fois pire qu’auparavant.»


Leur entretien fut interrompu à cet endroit-là par une scène pénible à voir, et involontairement les deux hommes cherchèrent de leurs yeux les secours de la police.

Un grand nombre de grossiers garçons, encombrant et obstruant littéralement la voie, sautaient, en riant et en se moquant, autour d'un objet qui ne put pas au premier abord être aperçu et reconnu par les deux messieurs. Mais ils ne tardèrent pas à distinguer Daft, l'idiot, appelé communément le «vieux Daft» et qui, moitié ivre, moitié imbécile, servait comme objet de divertissement à cette foule presque sauvage.

Le pauvre homme, quoique surnommé le «vieux Daft», avait à peine trente ans, mais dès sa première jeunesse il avait été considéré comme un enfant à la tête faible ou dérangée.

À l'école, on avait de la peine à lui apprendre l'alphabet. Jamais ses parents ne purent obtenir de lui quelque effort soutenu pour un travail régulier, et il devint ainsi non pas seulement un paresseux déclaré, mais encore un fieffé voleur. Il dérobait des oeufs aux voisins, provoquait les autres garçons par des jets de pierres et préparait à sa pauvre mère beaucoup de soucis et de chagrins, elle qui avait déjà tant de peine à assurer le pain quotidien des deux.

Finalement, il tomba encore dans la boisson, et à l’époque où notre récit nous le fait connaître, il était rare de le voir à jeun. En état d'ivresse, il lançait certains traits d'esprit et se livrait à toutes espèces de plaisanteries qui attiraient la jeunesse auprès de lui; celle-ci, malgré sa misère, en faisait matière à amusement, comme à ce moment-là!

«Honte, à vous, jeunes gens, s’écria le Monsieur qui tenait compagnie au pasteur, c'est bas d'exercer ainsi sa malice aux dépens d'un être idiot et sans défense!

Ce garçon n'est pas sans défense, s'écria un des adolescents présents, il est seulement ivre. Maintenant n’est-il pas juste, quand un homme s'enivre, qu’il voie qu'on s’amuse de lui.»

Nonobstant cette réponse, l'attroupement se disloqua et la jeunesse abandonna la place pendant que l’homme pris de boisson titubait le long de la rue, accompagné de rires qu'on a de la peine à comprendre.

«Voici un de ces cas, dit le pasteur à son compagnon, si vos réunions et vos réveils font de cet homme un saint, de manière à ce qu'il mène une conduite pure, moi aussi je suis gagné à vous et à votre cause.

Vous posez là des conditions difficiles,» répondit l’autre en prenant congé, et les deux messieurs se séparèrent en se saluant très poliment.


Huit jours après, c’était un mercredi soir, le pasteur était très occupé à préparer son sermon pour le dimanche. Il avait formé le projet de prouver clairement par ce sermon, que l’organisation existante de son église ne doit être dérangée par aucune innovation, parce qu’elle a été établie sur des bases et des principes plus sérieux que ces dernières.

Plongé dans de profondes réflexions, le cours de ses pensées fut interrompu par des coups insolites frappés à la porte, et pendant que, ennuyé et à contrecœur, il dit:

«Entrez», la porte s’ouvrait déjà sous la main d’un homme au pas incertain, et le pasteur vit apparaître une forme à peine humaine, misérable, un véritable paquet de guenilles dans lesquelles il reconnut bientôt le «vieux Daft», et le théologien dut voir avec stupéfaction, comment celui-ci, sans en demander la permission, se laissa aller sur une de ses belles chaises de son cabinet d'études.

«JE VOUDRAIS TROUVER JÉSUS, dit-il, sans autre préambule, et comme vous êtes pasteur, j’ai pensé que vous pourriez me dire ou il est.»

Tout cela avait l’air comme si un enfant demandait à voir son camarade, et le pasteur se dit en lui-même: «Voilà que le malheureux Daft a de nouveau bu». Aussi, il ne sut d’abord que répondre, et on pouvait l'entendre dire à demi-voix:

«Encore un fruit de cette détestable exaltation religieuse.» Cependant, pour cette fois au moins, Daft n’avait pas bu, et malgré sa faiblesse d'esprit, il savait fort bien ce qui lui manquait.

Il dit donc avec une naïveté et une simplicité dont les personnes douées d’une réflexion suivie ne sont pas capables: «IL ME FAUT JÉSUS. Vous disiez dans une réunion, qu'un pécheur, aussitôt qu'il aurait trouvé Jésus, n'éprouverait plus le besoin de s'enivrer, ni de faire de mauvais coups»

Au premier abord, sachant que son étrange visiteur était un faible d'esprit incapable, à son jugement, de comprendre quoi que ce soit à la vérité du salut, le pasteur éprouva des velléités de le congédier sans autre explication, quand il surprit un regard sérieux, significatif dans des yeux qui, habituellement considéraient toute chose avec indifférence.

Cette expression singulièrement touchante lui alla au cœur, et il se souvint tout à coup de ces paroles: «Prêchez l'Évangile à toute créature humaine».

Il se sentit donc tenu d'annoncer à cette pauvre et inintelligente créature, aussi bien qu’il le put, le chemin du salut, si aisé à trouver.

Tout en ne sachant pas jusqu’à quel point le singulier chercheur de la vérité le comprenait, il ne put s'empêcher de se réjouir des signes de tête affirmatifs par lesquels il marquait son adhésion aux choses qu’il entendait et, c'est saisi d’un profond étonnement qu’il le regarda partir avec le même sans-gêne qu’il était entré.


À partir de ce moment personne ne vit plus jamais le «vieux Daft» ivre, ni poursuivre les enfants, ni commettre des voleries, il commença à faire des travaux pénibles, et il gagnait de petites journées qu’il rapportait honnêtement et intégralement à sa vieille mère.

Aux heures de loisir, on le voyait assis devant ses vieux livres d’école, et finalement il acheta une bible, dans laquelle il lisait jour et nuit. Après dix années, il avait copié deux fois le saint volume, du contenu duquel beaucoup lui était resté imprimé dans sa mémoire.

De nouveau il rassemblait autour de lui les enfants du village, mais non pas comme autrefois pour se faire moquer d’eux, mais pour les intéresser par les histoires qu'il leur racontait du livre de Dieu, et qu'il pouvait rendre d'autant plus vivantes et impressionnantes que son esprit n'avait plus pour aucune autre chose ni intérêt, ni mémoire.

Petit à petit le brave homme devint le conseiller et le consolateur de toutes les personnes éprouvées.

Il veillait les malades, parlait aux mourants de Jésus, et il se montrait particulièrement actif dans l’œuvre de la tempérance, parce qu’il pouvait dire aux hommes, de sa propre expérience, comment la passion des liqueurs fortes l'avait tenu si longtemps dans un honteux et cruel esclavage.

À vrai dire, il ne devint jamais un homme prudent, pour autant que cette qualité se rapporte aux choses de cette terre: mais plus d'un aurait pu envier la clarté avec laquelle il voyait Celui qui est invisible pour l'œil du corps. L’Église de laquelle Daft est membre perdra beaucoup le jour où il la quittera pour le ciel.

Plusieurs années après, au cours desquelles le pasteur avait fait maintes expériences propres à lui montrer l’inanité de ses théories sur la cure d'âme, il s’entretint un jour avec le vieux Daft sauvé, et lui demanda avec un réel intérêt ce qui, jadis, avait amené cette admirable transformation.

Les amis de Daft, du reste, lui avaient à plusieurs reprises, posé la même question, mais toujours, et toujours, et sans se fatiguer jamais, il répondait d'une manière aussi simple et joyeuse, comme s’il le faisait pour la première fois:


«Il n'y a rien de moi, Monsieur:

mais vous savez, j'ai vu Jésus.»


Traduit du Wahrheitszeuge.

M. Meyer.

La pioche et la truelle N° 19 (1891?)


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