Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PIOCHE ET LA TRUELLE

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RACHETÉ

(HISTOIRE VÉRITABLE)


C’était au Cap. Il n'y a pas fort longtemps régnait là encore l’esclavage avec toutes les horreurs et toutes les cruautés qui accompagnaient ce système spécial à la barbarie. Le climat y étant très sain, un habitant d'une province voisine résolut de s’y rendre pour refaire sa santé fortement compromise.

Un homme de bien entendit parler du voyage projeté du malade et lui confia, pour un missionnaire même du Cap, de ses amis, la somme de 3000 dollars.

La route étant assez longue, le voyageur dut faire plusieurs stations, et une fois il reçut l'hospitalité chez des personnes de sa connaissance, qui lui apprirent que le lendemain on se rendrait à quelques lieues de là pour assister à la vente judiciaire des biens d'un planteur mort! endetté; le nouvel hôte accepta l’invitation à se joindre à ses amis.


Arrivés au lieu assigné comme but à leur voyage, ils virent là un rassemblement d'hommes au teint basané, à l'aspect dur et repoussant, qui frappèrent l'attention de notre malade. Renseignements pris, il sut que ces personnages, à la mine si peu sympathique, étaient des marchands d'esclaves.

Devant la maison du planteur on avait rassemblé les chariots, les charrues, les meubles et les troupeaux; derrière on remarquait un groupe d'êtres humains dont les parents avaient été volés, sans qu'on ait jamais pu savoir où ils étaient passés.

Tout à coup le malade entendit derrière lui un gémissement à fendre le coeur: c’était une belle jeune fille brune, séparée des autres esclaves qui, dans un coin de sa ferme, tenait embrassée une jeune dame blanche, bien habillée, et aussi angoissée que la première: c'était la sœur de lait de l’esclave.


Le fermier, dont la justice vendait la propriété, était son père. Les deux sœurs avaient grandi ensemble; et elles ne s’étaient quittées que le jour où la fille du planteur se maria au loin. Celle-ci venait de faire deux cents lieues pour racheter l’esclave, si possible.

Les deux femmes regardèrent les marchands les yeux pleins de larmes et d’épouvante. En effet, ces hommes étaient de véritables vampires, et elle ne disposait que de peu d’argent.

Une esclave fut amenée: ces bourreaux l’entourèrent pour l’examiner en détail comme on examine un article de commerce; et sans honte aucune, ils lui palpèrent les bras, les jambes, les muscles. On la mit aux enchères: les offres se faisaient rapides et élevées, et elle ne tarda pas à être adjugée.

C'était maintenant le tour de la jeune fille à se placer sur l’estrade. Oh! comme elle était honteuse sous les doigts rudes qui la pinçaient! Ses regards anxieux étaient attachés à sa sœur de lait comme pour chercher du secours auprès d’elle, et toute l’expression de désespoir de son visage semblait lui dire: «Sauve-moi; rachète-moi!» Mais qu'y pouvait la pauvre dame.

En bien peu de temps les marchands avaient fait monter les offres à 2000 dollars pour la «marchandise extraordinairement belle». Il ne restait plus que deux amateurs qui n'avaient pas mis aux enchères. L'un était le délégué d’un pasteur qui voulait racheter la pauvre fille, et le voyageur malade, présent à ce spectacle, espérait qu’il l’aurait. L’autre amateur était encore un grossier marchand, et il résolut de l’enlever à tout prix. Il cria: 2500 dollars. L'huissier de son côté enfla la voix et cria: «Qui donne davantage?» Personne ne répondit.

À cet instant on voit descendre rapidement de la colline voisine trois hommes. Les voyant s’approcher, et estimant à grand prix l'esclave mise en vente, l'huissier pour gagner du temps et apparemment aussi pour rendre sa voix plus claire, boit un verre de limonade et attends les événements.


Un cavalier, habillé en soldat, s'approche, suivi de deux serviteurs hottentots. La vente continuait; on était arrivé à 3000 dollars, la lutte allait finir: le marteau s'éleva: un... deux... qui donne plus?

Un silence de mort suivit cette demande.

La main de l'huissier se leva pour la dernière fois, lorsque l’esclave, les mains jointes, dans une agonie de mort, s’écria: «JÉSUS! VIENS-MOI EN AIDE!» et poussant un gémissement, s'affaissa évanouie.

Pendant qu’on la fit revenir à elle, le cavalier ému, par cette scène tragique avait pris des informations, et le voyageur malade avait reconnu en lui le major M.., un de ses amis. Pour cause de santé, il avait été chasser sur la montagne, et entendant dans le vallon un bruit inaccoutumé, il était descendu, pensant qu’on pouvait avoir besoin de lui. Quelques instants avaient suffi pour lui expliquer tout.

L’esclave s’était remise. Le major cria 3100 dollars.

«Cent de plus! cria le marchand.

«Cent de plus!» cria le major.

Furieux le marchand cria: cinquante de plus!

Encore cinquante! cria le major.

Moi aussi cinquante! continua le marchand.

Encore cent de plus, dit le major, elle est à moi à tout prix».

Le marchand était tout hors de lui: on aurait presque pu entendre le sang bouillonner dans ses veines. Mais c’était la dernière offre: «Un... deux... trois...» cria l’huissier, elle marteau tomba. Le prix était de 3450 dollars. (Le dollar allemand vaut 3 fr. 75.)

«Il faut payer tout de suite» clama l'huissier.

Le major tira son portefeuille pour délivrer un chèque sur la banque du Cap:

«Pas de cela! de l’argent comptant: je ne connais rien d’autre» marmottait cette bête féroce à tête humaine; à cette apostrophe le major devint tout interdit; mais l’huissier, lui, restait inébranlable. On voyait qu'il devait être un ami du marchand, et qu’il aurait été heureux d’annuler le marché.

L’ami du major, le malade était confondu. Sa joie avait été grande trop tôt. Mais il se souvint qu'on lui avait confié trois mille dollars pour le pasteur du cap: «Celui-ci, se dit-il, pourra bien attendre quelques jours» et il les donna.

Puis, entre eux ils fouillèrent toutes les poches, mais, toutes sommes réunies, il manquait encore quelques centaines de dollars. L'huissier était sourd à toutes les promesses et à toutes les supplications:

«Vous paierez, dit cet être cruel, ou l'esclave sera remise en vente»

Le major réfléchit:

«Tiens!» fit-il, et il tira de son gilet sa montre en or, avec chaîne en or, il les posa sur la table. — L'huissier devint poli; il calcula, hocha les épaules et se déclara satisfait.

La jeune esclave qui ne s'était nullement rendu compte de ce qui se passait, mais heureuse d’avoir été arrachée au marchand de chair humaine, s’élança en avant pour tomber aux pieds de son Sauveur. Elle était là toute tremblante d'émotion et pleurant à chaudes larmes.

L'étranger se courba vers elle pour la relever puis il la conduisit à sa sœur de lait, qui, ignorant encore le marché qui venait d’être conclu, était toujours en détresse au sujet de l'esclave:

«Prenez votre amie, lui dit le major, non plus comme esclave, mais comme votre compagne. Et si vous priez quelquefois ensemble, et j’espère que vous le ferez chaque jour, souvenez-vous aussi de votre pauvre frère, le major M... »


Ô Jésus, tu as arraché mon âme à un maître d’esclaves plus cruel encore que tous ses semblables sur la terre!

Pour m’avoir, pour me perdre ce m'avait maître, offrit la satisfaction des convoitises de la chair, des convoitises des yeux et un monde de plaisirs.


TOI POUR M’AVOIR, TU AS DONNÉ TON SANG.

TU AS OFFERT LE PRIX LE PLUS ÉLEVÉ,

ET C’EST À TOI QUE JE SUIS.


M. Meyer

La pioche et la truelle N° 36 (1891?)


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