LAURENT ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE (1726-1773)
Notice.
Laurent Angliviel, dit de La Beaumelle, est né à Vallerangue (Languedoc) le 28 janvier 1726 et mort à Paris le 17 novembre 1773. Après des études à Mais et à Genève, il accepta une place de précepteur à Copenhague, en 1747 . Il y fonda, sous ce titre: la Spectatrice danoise ou l'Aspasie moderne, un recueil hebdomadaire dont il fut le principal rédacteur. Il avait déjà publié un livre sur les Assemblées des réformés (Neuchâtel, 1743-1746). Préoccupé par les conséquences de la révocation de l'édit de Nantes, il présenta, sous la forme d'une histoire orientale, les effets de l'intolérance et les droits de la conscience: l'Asiatique tolérant, traité à l'usage de Zéokinizzul, roi des Kofirans (1750). Cet ouvrage anonyme fut attribué à Crébillon fils. La Beaumelle fut chargé à Copenhague d'un cours public de langue et de littérature françaises., Il défendit l'Esprit des lois de Montesquieu contre des attaques des Nouvelles ecclésiastiques et contre des critiques de Voltaire.
Lors d'un séjour à Berlin (1751-1752), il encourut la haine de Voltaire qui ne lui pardonna jamais un passage d'un recueil intitulé: Mes pensées ou le qu'en dira-t-on ? (1751, in-12). Si son antipathie contre Voltaire était parfois injuste, plus d'une de ses critiques sur les erreurs historiques de celui-ci étaient fondées, et Voltaire ne s'est pas grandi en le poursuivant d'une rancune inexpiable et en recourant contre lui à la diffamation et à des dénonciations qui ont valu à La Beaumelle plus d'un emprisonnement. Voltaire publia, pour lui répondre, son Supplément du Siècle de Louis XIV. La Beaumelle riposta par sa Réponse au Supplément (1754). Il publia ensuite ses Mémoires pour servir à l'histoire de Madame de Maintenon (1755-1756, 6 vol.), suivis d'un recueil de Lettres dans lesquelles il a pris les libertés que les éditeurs de correspondances et de mémoires prenaient alors trop souvent (Port-Royal, avec Pascal ; Perrin, avec Mme de Sévigné ; Voltaire lui-même, avec Mme de Caylus). « S'il a eu le tort grave, dit son dernier critique, M. A. Taphanel, de tronquer, d'arranger, de remanier les textes, il ne les fabriquait pas de toutes pièces, comme l'en ont accusé le duc de Noailles, Lavallée et, après eux, tous les historiens et tous les critiques contemporains.
Beaucoup de faits, beaucoup de traits, des lettres entières attribuées par lui à Mme de Maintenon, et que les nouveaux éditeurs n'ont pas voulu admettre parce qu'ils n'en pouvaient vérifier l'authenticité, sont très authentiques cependant. La Beaumelle les tenait pour la plupart de Saint-Cyr. » Exilé en Languedoc, en 1757, il eut à Toulouse un procès qu'il gagna contre le capitoul David, tristement célèbre par son rôle dans l'affaire Calas, et il y épousa l'une des soeurs du jeune Lavaysse, impliqué dans le même procès. Poursuivi jusque dans sa retraite, par Voltaire, il se lava de l'accusation diffamatoire de lui avoir adressé par la poste quatre-vingt-quinze lettres anonymes. Malgré la défense qui lui avait été faite, La Beaumelle publia, pendant son exil en Languedoc, son : Préservatif contre le déisme ou instruction pastorale de M. Dumont, ministre du saint Évangile, à soit troupeau, sur le livre de M. J.-J. Rousseau intitulé: Émile ou de l'Education (Paris, 1763).
Sa conclusion est que, si l'Église a le droit de retrancher de son sein ceux qui n'adoptent pas ses croyances, l'État; doit être essentiellement tolérant et accorder la liberté aux dogmes et aux pratiques qui ne préjudicient pas aux lois et ait repos de la cité. Il publia également à cette époque son Examen de la nouvelle histoire de Henri IV, de M. de Bury (Genève, 1768) et une édition annotée de la Henriade que Voltaire fit saisir et mettre au pilon. Il obtint enfin, en 1771, la permission de revenir à Paris et eut une place à la bibliothèque du roi. Mais sa santé était minée et il ne tarda pas à mourir. L'ouvrage capital sur cette vie agitée est celui de M. Achille Taphanel : La Beaumelle et Saint-Cyr, d'après des correspondances inédites et des documents nouveaux (Paris, 1898).
LES APOLOGIES EXAGÉRÉES DU GRAND ROI (1)
Quoi, Louis XIV était juste quand il ramenait tout à lui-même, quand il oubliait (et ill'oubliait sans cesse) que l'autorité n'était confiée à un seul que pour la félicité de tous? Il était juste quand il armait cent mille hommes pour venger l'affront fait par un fou à un de ses ambassadeurs; quand, en 1667, il déclarait la guerre à l'Espagne pour agrandir ses États malgré la légitimité d'une renonciation solennelle et libre; quand il envahissait la Hollande uniquement pour l'humilier; quand il bombardait Gênes pour la punir de n'être pas son alliée; quand il s'obstinait à ruiner totalement la France pour placer un de ses petits-fils sur un trône étranger?...
Était-il juste, respectait-il les lois, était-il plein des droits de l'humanité. quand il écrasait son peuple d'impôts; quand, pour soutenir des entreprises imprudentes, il imaginait mille nouvelles espèces de tributs, telles que le papier marqué qui excita une révolte à Rennes et à Bordeaux; quand, en 1691, il abîmait par quatre-vingts édits bursaux, quatre-vingt mille familles... quand il créait des billets de monnaie qu'il donnait à ses sujets et qu'il ne recevait point d'eux en paiement... quand il chargeait toutes les années l'État d'un million de rentes, non pour encourager l'industrie, pour défendre les frontières, mais pour donner des fêtes et bàtir Versailles ?
Était-il juste, quand de sa seule puissance et autorité il ravissait en pleine paix aux parlements le droit de remontrance, aux bonnes villes leurs privilèges, aux seigneurs leurs prérogatives; quand il réunissait à la couronne toutes les fortifications qui appartenaient aux propriétaires de fiefs; quand il vendait d'un côté la noblesse et de l'autre l'ôtait à ceux qui l'avaient achetée pour la leur revendre encore?
Était-il juste quand, dans ses jugements particuliers ou secrets, il était plus sévère que la Loi? Quand, sur un soupçon, il couvrait d'ignominie le duc et la duchesse de Navailles ; quand il jetait dans une prison éternelle Fouquet que des commissaires n'avaient condamné qu'au bannissement... quand il punissait Dupuis pour avoir été impartial, d'Aremberg, pour avoir délivré Quesnel... et tant d'autres dont l'unique crime était ou d'être jansénistes, ou de déplaire aux Jésuites, ou d'avoir un ennemi puissant?
Protégeait-il les lois, observait-il la justice distributive, respectait-il les droits de l'humanité... quand, par la déclaration du 17 juin 1681, il permettait aux enfants de sept ans de se convertir et de se soustraire à l'autorité paternelle. aux consuls et aux marguilliers d'inquiéter la conscience des agonisants ... ?
Quand, en 1683, il défendait aux mahométans et aux idolâtres de se faire chrétiens réformés, aux huguenots d'avoir des domestiques catholiques et ensuite des domestiques protestants, aux villes épiscopales tout exercice de religion protestante contre la disposition et les termes exprès des édits les plus fameux ?
Que dirai-je de la déclaration du mois d'août 1679 qui défend sous peine de mort la sortie du royaume ; et de celle de mai 1685 qui, par un raffinement de cruauté, commue cette peine en celle des galères perpétuelles; et de celle du 12 octobre 1687 qui change la peine des galères en celle de mort contre les fugitifs et ceux qui les auront favorisés; et de celle du 13 septembre 1699 qui commue de nouveau la même peine de mort en celle des galères? Tant cette inique jurisprudence était incertaine et indépendante de principes fixes ! ...
1. Lettres de 31. de la Beaumelle à M. de Voltaire, Londres, 1763, pp. 88 et suiv. Voltaire, dans son Supplément, parlant de Louis XIV, avait dit : « Je défie qu'un me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la justice distributive, les droits de l'humanité, aient été moins foulés aux pieds, et où l'on ait fait de plus grandes choses pour le bien public, que pendant ces quarante-cinq années que Louis XIV régna par lui-même » Oeuvres de Voltaire, édit. Beuchot, XX, 520).