EUGENE BERSIER (1831-1889)
Notice
Eugène-Arthur-François Bersier est né à Morges (Suisse) le 5 février 1831 et mort à Paris le 19 novembre 1889. il descendait de réfugiés français et obtint de ce chef, en 1855, la nationalité française. Après ses études classiques au collège de Genève, il partit pour les Etats-Unis en 1848 et y resta jusqu'en 1850. C'est durant ce séjour en Amérique que ses convictions religieuses devinrent l'essentiel de sa vie. Décidé à devenir pasteur, il rentra en Europe pour commencer ses études de théologie à l'école de l'Oratoire à Genève. Au sortir de cette école,, il étudia aux Universités de Halle et Goettingue. Rattaché aux Églises libres, il fut nommé, en 1855, pasteur du faubourg Saint-Antoine à Paris et, en 1860, était appelé par l'Eglise Taitbout où il devenait le collaborateur d'Edmond de Pressensé.
A la fin de 1863, il publia son premier volume de sermons dont deux éditions se succédèrent rapidement en 1861 et 1865. Pendant la guerre et le siège de Paris, il joua un rôle important dans diverses ambulances organisées par les protestants. Il fut un des orateurs les plus écoutés parla foule au théâtre Saint-Martin et an Cirque d'Hiver. En 1874, il fit construire le temple actuel de l'Étoile destiné à une oeuvre d'évangélisation qu'il avait fondée en 1866 et dont il devint le pasteur régulier. En 1877, il rattacha cette oeuvre à l'Eglise réformée de Paris dans laquelle il fut admis avec le litre de pasteur auxiliaire. Jusqu'à sa mort, il a été l'un des prédicateurs les plus suivis et les plus admirés du protestantisme français. M. Auguste Sabatier a dit de lui : « C'était un maître de la parole publique. Il avait deux qualités qu'ont rarement les improvisateurs: la justesse et la sobriété. Un style, simple, correct, admirablement clair, jamais déclamatoire, était la forme ordinaire de ses discours. Mais. quand les circonstances l'exigeaient, quand l'émotion longtemps préparée demandait à jaillir, le ton alors s'élevait de lui-même, il devenait puissant et magnifique et donnait ce frisson particulier qui dénonce la présence de la grande éloquence.
Ce prédicateur était surtout un moraliste. Sylvestre de Sacy, qui le goûtait beaucoup, essaya un jour, dans deux grands articles du Journal des Débats, de le tirer de l'ombre et du cercle étroit où il s'enfermait, en le faisant connaître sous ce rapport au public littéraire. Il le comparait à un Bourdaloue et à un MassiIIon dans le protestantisme. »
C'est à Eugène Bersier que l'on doit l'érection du monument de Coligny au chevet de l'Oratoire du Louvre. Il a travaillé à la réforme liturgique du culte protestant. Il a publié sept volumes de sermons dont les éditions se sont multipliées. On lui doit en outre : La Solidarité (1869); - Histoire du Synode général de l'Église réformée de France (2 vol., 1812); - Coligny avant les guerres de religion (1882, 3e éd., 1884) ; - Quelques pages de l'histoire des Huguenots (3e éd., 1892). - En 1891, il a paru un volume de Sermons choisis dont les éditions se succédèrent rapidement. - Consulter le Recueil de souvenirs de la vie d'Eugène Bersier, 1912.
CONVERSION (1)
Il y eut un homme qui me fit alors du bien. Ce n'était ni un savant, ni un théologien. C'était un pauvre vieil ouvrier de Genève, que j'avais connu dans mon enfance. Il était venu aux États-Unis pour y gagner de quoi payer l'éducation de ses fils en Europe. On voyait qu'il avait passé par de grandes épreuves, car il comprenait toutes les souffrances. Sa piété était douce et de tous les instants. Il parlait de Dieu comme d'un ami qui est toujours là. Jamais je n'ai quitté son atelier sans emporter une impression bénie. « Cher enfant, me disait-il avec bonté, vous êtes dans un moment de crise, Dieu vous prépare. Ayez bon courage. »
On m'offrit une place avantageuse à New-Rochelle. J'acceptai, heureux de quitter cette ville de brouillard, de fumée et de bruit... Les beaux jours étaient venus, l'air était doux, et la campagne verdoyante. Quand j'arrivai sur les bords du Sound, que je vis ces prairies s'abaissant en pentes insensibles jusqu'à la mer, et bornées au nord par des bois immenses ces îles formées de rochers couverts de mousse et de lierre, et que je découvris sur le rivage. au milieu des arbres, la maison où j'allais demeurer, je fus saisi d'une vive émotion. Je m'étais cru blasé pour les impressions extérieures, et jamais la nature ne m'avait tant parlé. De la fenêtre de ma chambre, j'apercevais l'Océan d'un bleu verdâtre tout étincelant de soleil ; les oiseaux chantaient dans le feuillage. Tout était si heureux, si beau, qu'involontairement je répétais en moi-même: « Mon âme, bénis l'Éternel. »
Dieu me rappelait à Lui, et le jour du pardon s'approchait.
Je me souviens, comme si c'était hier, du soir où, assis à ma fenêtre, j'ouvris négligemment un volume de Vinet. Je lus d'une manière distraite d'abord, puis bientôt avec un intérêt palpitant, son discours sur la Joie, ou plutôt cette peinture admirable de la tristesse de notre siècle, de cette douleur qui ne veut pas être consolée, car c'est la douleur des anges rebelles.
« L'orgueil, disait Vinet, l'orgueil en est le principe. »
Ce mot, que je n'avais encore jamais compris, m'expliqua tout mon passé. L'orgueil m'avait perdu. N'avais-je pas bu, moi aussi, à cette coupe enivrante ? N'avais-je pas méconnu Dieu, pour m'établir à sa place ? N'avais-je pas rêvé d'atteindre le beau et le vrai, sans les chercher en Lui, et la tragique histoire du Paradis d'Eden, ne l'avais-je pas réalisée en portant la main à l'arbre défendu ?
Chacune de ces questions m'accablait. Je tombai à genoux, et je redis du fond de l'âme les paroles de l'enfant prodigue : « Je me lèverai, et je m'en irai vers mon Père, et je lui dirai : Mon Père, j'ai péché contre toi »...
Dieu m'avait brisé. Il avait détruit en moi la cause de mes souffrances ; mais je n'avais pas encore conquis le Christianisme, et je ne suivais pas la route qu'il me traçait. On ne dépouille pas en un jour son ancienne nature, et le scepticisme m'avait trop profondément atteint pour que je pusse retrouver immédiatement la foi et l'espérance. Que dis-je ? Dès les premiers pas, je m'égarais de nouveau. Au lieu de voir que l'Évangile crée une vie où le mai est surmonté par lé bien, au lieu de m'abandonner joyeusement à cette vie nouvelle avec la confiance d'un enfant, je me repliais sur moi-même. Comme pour expier mes fautes, je me livrai à un ascétisme volontaire. Je commençai contre moi-même une lutte sourde et continuelle.,.
Si j'étais né catholique, j'aurais alors été m'enfermer dans un couvent. J'ai compris les joies de la cellule, et pendant six mois, j'ai vécu de la vie d'un solitaire. Le moyen âge était le temps où se reportaient avec, délices mes pensées. Je me souvenais de nos vieilles cathédrales d'Europe, et je comparais ce passé si grand, si poétique, à la religion utilitaire et souvent si prosaïque des Américains.
Mais on ne peut anéantir la nature, et je cherchais vainement à dompter ma jeunesse. Bientôt la vie me revint à pleins flots, elle débordait en moi, et je la combattais sans succès. A travers les barreaux de ma cellule, le monde m'apparaissait plus riant que jamais.
Je ne pouvais voir sans émotion passer dans les bois les enfants du Pelham Priory, qui chaque soir y venaient jouer en compagnie de leur père. Souvent à la nuit tombante, je me suis promené autour du Prieuré.
J'écoutais les sons du piano mêlé au chant d'un cantique. Par la fenêtre ouverte, je voyais l'heureuse famille réunie autour de la lampe, dont la lumière jetait un gai reflet sur le front vénérable du pasteur, sur les jeunes visages de ses fils et de ses filles. Je m'en retournais, la mort dans l'âme...
... Le mal du pays me reprit avec violence, Je cherchais à endormir cette soif de mon coeur par la fatigue du corps. J'ai passé des journées entières de cet automne-là à la chasse, sans ouvrir un livre... Ce régime d'exercice physique ne put tromper un coeur altéré de grandes affections, ni le, vide et l'ennui d'un grand isolement.
Je compris enfin que je faisais une guerre inutile, et que Dieu ne me demandait pas de m'ensevelir vivant Cette conviction me fit grand bien. Je me remis de coeur à l'étude, Des travaux historiques m'occupèrent pendant cet hiver-là. Sismondi, Michelet et Macaulay, l'hébreu que j'appris alors, m'absorbaient presque tout entier. Je ressentis l'influence bénie des études sérieuses. En même temps mes convictions se raffermissaient. Ma Bible, que je lisais dans l'original, Pascal et Vinet, dont je fis des extraits chaque jour, contribuèrent à établir sur des fondements solides une foi si longtemps vacillante. Mon ancien désir d'étudier la théologie devint plus fort et plus sérieux, et l'été suivant, en 1850, je disais adieu à la terre d'exil.
LA PITE DE LA VEUVE (2)
La foule descendait les degrés du temple: au premier rang, on distinguait les pharisiens à leur austère expression, à leur religieuse attitude. Les riches passaient suivis de leurs nombreux esclaves, et, puisant l'argent ou l'or dans leurs bourses, ils le laissaient tomber avec ostentation sous les regards admirateurs de la multitude... Tout à coup voici venir, au milieu de la foule, une pauvre femme à la démarche modeste et tranquille. Qui était-elle ? Nous ne savons rien sur son passé. Elle était veuve, c'est-à-dire que son coeur avait été brisé dans ses affections les plus tendres, c'est-à-dire que la vie s'ouvrait devant elle solitaire et dépouillée, et, tandis qu'elle voyait passer à ses côtés des êtres qui s'aimaient, tandis qu'une mère heureuse et souriante conduisait ses enfants qu'elle consacrait au Seigneur, et que d'autres regagnaient joyeuses leurs demeures où tant de bonheur les attendait, elle marchait lentement, car elle savait que nul ne l'accueillerait à son foyer, que nulle voix aimante ne la saluerait à son retour... Elle était veuve et elle était pauvre... Pauvre! c'est-à-dire doublement veuve. Car les consolations et la sympathie, qui montent volontiers vers les douleurs qu'un rang distingué met en évidence, s'abaissent rarement vers celles qui en auraient le plus besoin. Elle était veuve et elle était pauvre,... c'est-à-dire que pour elle l'existence se présentait désormais comme une lutte sans trêve contre la misère, lutte difficile et douloureuse, avec la menace incessante de la maladie sans ressource et la sombre perspective d'une mort solitaire.
Et cependant, vous qui la plaignez, cette pauvre femme, vous ne savez pas voir, sous ses vêtements de deuil, la joie -,intime dont son coeur est rempli. C'est qu'elle a trouvé Dieu dans son temple. Pendant que tant d'autres y sont venus satisfaits de leur culte formaliste, ou l'imagination remplie de leurs rêves de gloire nationale, pendant que les sacrificateurs eux-mêmes ne songent qu'à exalter Israël et prêtent au Dieu qu'ils servent leurs idées étroites, orgueilleuses et grossières, elle a saisi par le coeur ce qu'ignorent les prêtres assis dans la chaire de Moïse : l'amour et la compassion de Dieu. Elle a vu dans l'Écriture que l'Éternel a promis aux malheureux comme elle une tendresse de prédilection : elle s'est sentie attirée vers lui par une profonde gratitude ; des liens se sont formés entre elle et son Père céleste, et, ce qui lui manque du côté de la terre, elle l'a retrouvé du côté du ciel; aussi lorsque les chants des lévites ont exalté la gloire du Dieu d'Israël, avec quelle ferveur elle s'y est associée! Comme elles lui ont parti consolantes, ces paroles du psaume: « L'Éternel fait droit à ceux à qui l'on fait tort; il donne du pain à ceux qui ont faim, il relève ceux qui sont abattus; l'Éternel garde les petits, A soutient l'orphelin et la veuve. » Tout cela, elle l'a compris, elle l'a cru ; du fond de son coeur brisé, ces magnifiques paroles sont montées à ses lèvres comme le langage naturel de sa reconnaissance, et c'est elle, la pauvre déshéritée, elle que tous plaindraient, c'est elle qui, dans cette assemblée, a su le mieux peut-être proclamer la bonté de l'Éternel.
Mais cette reconnaissance qui remplit son âme, elle voudrait l'exprimer par un acte; elle a chanté les louanges de Dieu, elle lui a rendu son culte; mais cela ne lui suffit pas. Elle voudrait, elle aussi, apporter son offrande au sanctuaire et contribuer pour sa part à l'édification du temple de Dieu. Comment le fera-t-elle ? Hélas ! elle est si pauvre qu'elle ne possède qu'un denier. Or, quelle est la valeur de cette somme imperceptible quand il s'agit de l'entretien de cet édifice immense et de ce culte magnifique? Avec un denier on ne peut ni remplacer une pierre usée ni acheter un peu d'encens ou même une tourterelle pour le sacrifice. Et pourtant ce denier pourrait procurer à cette pauvre veuve un peu d'huile ou de pain; il suffirait à entretenir pendant un ou deux jours son existence. Elle en aurait besoin, car quoi de plus incertain que sa position, quoi de plus précaire que ses ressources? A supposer même qu'elle pût, avec cette insignifiante offrande, contribuer à l'embellissement du sanctuaire, serait-ce à elle de le faire ? N'y en a-t-il pas d'autres qui le peuvent mieux qu'elle? Pauvre comme elle est, peut-elle se priver de tout ce qui lui reste? Toutes ces pensées, mes frères, ont peut-être traversé le coeur de la veuve, mais elle ne s'y arrête pas; recueillie, inaperçue, elle laisse tomber dans le tronc sa chétive obole, et s'en va, heureuse de son sacrifice, retrouver sa demeure où l'attend l'indigence.
Pauvre femme! ... qui donc l'a vue dans la foule?
Qui parmi ces grands et ces riches, qui parmi ces prêtres et ces pharisiens, a même pris garde à elle ?
Hélas ! le monde l'oublie comme il oublie tant de dévouements silencieux et de sacrifices inconnus qui sont après tout ce qu'il y a de plus grand et de meilleur ici-bas. Mais il en est un qui l'a vue et dont le regard la suit avec une tendre sympathie. C'est celui qui s'appelle la Vérité, c'est le Fils éternel de Dieu ; lui aussi est méconnu par cette foule qui n'a d'admiration que pour les grandeurs visibles et bruyantes.
Ah! va en paix, pauvre femme... Il t'a vue, et ce regard suffit pour que ton action silencieuse soit transmise à tous les âges à venir, lorsqu'il ne restera pas une pierre de Jérusalem et de son temple superbe. Il t'a vue, il t'a bénie. Va en paix, tu ne le rencontreras peut-être plus jamais sur la terre, mais un jour, quand tu auras achevé ton humble carrière, il viendra te recevoir dans les tabernacles éternels.
AUX DÉCOURAGÉS (3)
Jésus-Christ, mes Frères, a-t-il réussi lorsqu'il était sur la terre? A-t-il vu la reconnaissance répondre à ses bienfaits, les coeurs se laisser toucher par ses paroles et se convertir à ses miracles ? A-t-il vu les multitudes qu'il avait nourries prendre sa défense au jour du danger et lui témoigner quelque sympathie? A-t-il vu les apôtres qu'il avait instruits, qu'il avait entourés de la plus tendre sollicitude, lui demeurer fidèles ? Hélas 1 il faut bien le dire., il n'y a jamais eu de ministère moins fécond en résultats apparents que celui de Jésus-Christ. Quel contraste entre la charité déployée et les fruits obtenus! Trois ans d'un enseignement sublime ; trois ans d'une vie sainte et sans tache; trois ans d'un incomparable amour ; un ministère enfin tel que tous les autres pâlissent autour de lui comme les plus brillantes étoiles pâlissent devant le soleil même, et tout cela pour aboutir à rassembler au pied de la croix deux ou trois femmes qui pleurent et qui tremblent en face d'une multitude qui raille et qui maudit!
Eh bien ! âmes découragées, âmes qui gémissez de vos insuccès, qu'auriez-vous dit au pied de la croix? Vous seriez-vous douté que cette croix c'était la victoire et que le jour allait venir où toutes les nations de la terre iraient adorer à ses pieds?
Voilà le plan de Dieu. Voilà cette sainte folie dont parle l'Apôtre. Vaincre dans l'insuccès, vaincre dans l'humiliation, vaincre en donnant sa vie; voilà la victoire de Jésus-Christ.
Ce sera la vôtre peut-être. A vous non plus il ne sera pas donné de voir les fruits de votre activité. Vous aussi, vous sèmerez dans les larmes, vous aussi vous appellerez des âmes qui ne vous répondront point, vous aussi -vous multiplierez le pain de votre charité à des pauvres ingrats, vous aussi vous verrez vos meilleures intentions méconnues, votre amour méprisé... Eh bien ! dans ces heures sombres où le découragement voudra se glisser dans votre âme pour vous arracher la parole du fratricide : « Suis-je le gardien de mon frère ? » dans ces heures-là, contemplez Jésus-Christ, et, regardant à son inaltérable amour, à sa patience extraordinaire, à sa miséricorde plus haute que toutes les haines dont on l'abreuve, vous trouverez la force d'aimer encore, d'agir encore, de bénir encore jusqu ' au jour où Dieu vous dira: « Entre dans mon repos. »
1. Recueil de souvenirs de la vie d'Eugène Bersier, 2e éd., pp. 28 à 38.
2. Sermons choisis, 6e éd., 1890, t. 1, pp. 36 à 41. La veuve ou le don sans réserve.
3. op, cit, t. 1, pp, 28 à 30, La parole de Caïn.