FRANCOIS BONIFAS (1837-1878)
Notice
François Bonifas est né à Grenoble le 19 octobre 1837 et mort à Montauban le 15 décembre 1878. Son père était professeur à la Faculté de théologie de Montauban. Lui-même y fut appelé, en 1866, dans la chaire d'histoire ecclésiastique. Par le charme de sa personnalité tout autant que par la sûreté de son érudition et le souffle moral de son enseignement, il s'imposa très vite à ses étudiants qui éprouvaient pour lui une véritable vénération.
Tous ses travaux ont un but nettement apologétique : « Il faut, disait-il, que la philosophie soit religieuse et que la religion soit philosophique... Notre esprit vient de Dieu, et mettre aux prises la science et la foi, la religion et la philosophie, ce serait faire combattre Dieu contre Dieu. » Dans sa trop courte carrière, il a publié: Études sur la Théodicée de Leibniz (1863) ; - La Doctrine de la Rédemption dans Schleiermacher (1865) ; - Essai sur l'unité de l'enseignement apostolique (1866). Un ouvrage posthume de lui a été publié : Histoire des Dogmes (rédigée d'après ses notes par un de ses élèves, M. J. Bianquis, 1886). Il est dommage qu'on n'ait pas réuni en un volume les études littéraires sur Corneille et Racine qu'il a données à la Revue chrétienne.
POLYEUCTE ET LE FANATISME (1)
Un reproche grave peut être adressé à Polyeucte. Le fanatisme emporté qui l'entraîne au temple pour y briser les idoles ne saurait se justifier au point de vue chrétien. Cette violence agressive et tumultueuse est tout à fait contraire à l'esprit de l'Évangile. Jésus n'a-t-il pas repris sévèrement les deux disciples qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur la bourgade inhospitalière de Samarie ? « Vous ne savez, leur disait-il, de quel esprit vous êtes animés. » Jamais Jésus n'a employé la violence; ses armes ont toujours été des armes spirituelles : la parole, la prière et l'amour. Ce qu'avait été le Maître, les premiers disciples le furent aussi. Jamais ils ne se révoltèrent contre les puissances établies, et ils respectèrent toujours les institutions, même mauvaises, de la société où ils vivaient. Jamais surtout on ne les vit se précipiter comme des forcenés dans les temples païens, et y renverser les idoles. Pour rencontrer de tels exemples, il faut descendre jusqu'au troisième siècle, mais l'histoire de la primitive Église ne nous en offre pas un seul. - Voyez saint Paul à Athènes. Qui, plus que lui, souffrait au spectacle de cette ville immense plongée dans les ténèbres de l'idolâtrie et de la superstition ? Qui, plus que lui, brûlait d'un saint zèle pour le nom de Jésus-Christ et d'un ardent amour pour les âmes? Et cependant le voyons-nous pénétrer violemment dans les temples d'Athènes pour y renverser les statues des dieux ? Au contraire, il prend au sérieux ces manifestations d'un sentiment religieux qui s'égare, et il les respecte ; il s'en fait un point de départ et un point d'appui pour la prédication de l'Évangile, et il prêche aux Athéniens ce Dieu inconnu, à qui ils avaient élevé un autel, et qu'ils invoquaient sans le connaître. Cette conduite de saint Paul fut celle de tous les apôtres et de tous ceux qui marchèrent fidèlement sur les traces de Jésus lui-même. Mais ces mêmes hommes, qui s'abstenaient soigneusement de toute violence agressive contre le culte idolâtre, - lorsqu'on voulait les contraindre, sous peine de la vie, à sacrifier aux faux dieux, se laissaient mettre à mort plutôt que de renier Jésus-Christ.
Polyeucte n'a suivi qu'à moitié leurs exemples; il a imité leur héroïsme, sans imiter leur modération et leur prudence. Il est admirable, à la fin du cinquième acte, lorsque Félix veut le contraindre à adorer les idoles, et qu'il répond par ces simples et fermes paroles : « Je suis chrétien ! »
Adore-les, ou meurs !
- Je suis chrétien!
- Impie !
- Adore-les, te dis-je, on renonce à la vie
- Je suis chrétien.
Ici, Messieurs, Corneille est dans le vrai, et le cri de Polyeucte est aussi sublime que la situation est grande et tragique ; car il faut adorer les dieux ou mourir, et dans une telle alternative le devoir du chrétien est absolu. - Mais il n'en est point ainsi au second acte, lorsque Polyeucte entraîne Néarque au temple pour y braver les dieux et renverser leurs statues. La situation est tout autre, et le devoir n'est plus le même. Rien, en effet, n'oblige Polyeucte à aller au temple; il peut parfaitement s'abstenir, et c'est d'une manière toute gratuite qu'il va provoquer les païens au milieu de leur culte.
Et ceci, Messieurs, nous amène à faire au christianisme de Polyeucte un reproche plus grave et qui touche à ce qui, fait l'essence même de la religion. Polyeucte croit obéir à son devoir et à Dieu, et il se trouve qu'il n'obéit en réalité qu'à lui-même. Il croit que c'est Dieu qui l'appelle au temple pour y renverser les autels :
C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir.
Mais c'est sa propre voix qu'il prend pour la voix céleste, c'est l'inspiration de son propre coeur qu'il érige en inspiration divine. - Et cette mort qu'il cherche sans que Dieu le lui demande, il s'en fait un mérite devant Dieu :
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
C'est là une seconde erreur qui est la conséquence naturelle et nécessaire de la première. Quand on s'impose à soi-même un devoir, on se fait de l'accomplissement de ce devoir un mérite. Quand, au contraire, on suit humblement le devoir que Dieu lui-même a tracé, on ne songe pas à s'en prévaloir devant lui. Polyeucte veut se couronner de ses propres mains, et, dans sa fiévreuse impatience, il prétend devancer les temps marqués par la sagesse divine; il veut arracher violemment la palme céleste, au lieu d'attendre que le Seigneur la lui donne :
Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure
Aucune considération ne le retient ; pas même le bien qu'il pourrait faire en vivant pour protéger ses frères et les défendre, ou pour répandre autour de lui la lumière de l'Évangile et la parole du salut. Il ne voit qu'une chose : sa couronne de gloire ; et il est impatient de s'en emparer. Il me rappelle involontairement le jeune Horace et Cinna, qui eux aussi parlent toujours de leur gloire, et l'ont sans cesse devant les yeux comme le but de toutes leurs actions. Horace veut mourir, de peur que sa gloire ne soit ternie par les langueurs ou les fautes d'une vie inoccupée; Cinna veut immoler à sa gloire la vie d'Auguste et sa propre vie. Polyeucte, à son tour, ne fait pas autre chose; c'est à sa gloire qu'il fait le sacrifice de sa vie; il se cherche lui-même dans l'acte même de son renoncement ; son sacrifice n'est pas un vrai sacrifice parce que c'est à lui-même, en définitive, que le sacrifice est offert, comme son obéissance est une fausse obéissance parce que c'est à sa propre volonté qu'il obéit, et non point à celle de Dieu; or, nous le savons, obéir à soi-même, ce n'est pas obéir.
1. Le Christianisme de Polyeucte. - Revue chrétienne, 1865, pp. 543 à 545.