BENJAMIN CONSTANT (1767-1830) Notice
Henri-Benjamin Constant de Rebecque est né à Lausanne le 25 octobre 1767 et mort à Paris le 8 décembre 1830. Il appartenait à une famille de protestants français réfugiés dans le canton de Vaud. Son développement fut très précoce. Il n'avait qu'une dizaine d'années quand son précepteur « lui faisait inventer le grec pour le lui apprendre ». Il étudia successivement à Oxford (1780), à Geertruidenberg (Hollande, 1781), à Erlangen (1782-1783), à Edimbourg (1783-1785). Sa jeunesse est marquée à la fois par une véritable fièvre de curiosité intellectuelle et par tous les emportements de la passion. Il est alors dans une période de scepticisme presque absolu et se montre étranger et hostile au sentiment religieux.
C'est en 1795 qu'il se fixe en France ; et il réclama, en 1197, sa qualité de Français. Il était, un des habitués et le plus brillant causeur du salon de Mme de Staël. Partisan décidé de la Révolution, mais très opposé au terrorisme, il crut, après le 18 brumaire, pouvoir accepter des fonctions publiques; mais, une fois entré au Tribunat, il se rangea dans l'opposition. De 1803 à 1814, plus ou moins exilé, il vécut tantôt en Suisse, tantôt en Allemagne. Croyant aux promesses des Bourbons et confiant dans la Charte, il se rallia au nouveau régime pendant les Cent-Jours, se laissa séduire par Napoléon revenu au pouvoir et s'engageant à fonder enfin la 'liberté, passa en Angleterre après Waterloo.
Rentré en France dès 1816, il prit position contre les ultras du royalisme et se consacra jusqu'à la fin de sa vie a défendre la liberté sous toutes les formes, surtout la liberté de la presse. « Il était foncièrement individualiste : son libéralisme était une défense de l'individu contre l'État. Il voulait un gouvernement fort, pour protéger l'individu contre toutes les forces capables d'en gêner l'expansion, mais un gouvernement limité, si je puis dire, pour ne pas gêner lui-même ou opprimer l'individu...
Il mettait au service de son irréductible individualisme une parole incisive, nerveuse, volontiers insolente, dissolvante des idées et meurtrière aux personnes. » (Lanson, Histoire de la Littérature française, p. 918.) Son oeuvre de publiciste est considérable ; l'essentiel en a été réimprimé sous ce titre : Cours de politique constitutionnelle (1836; 1861 et 1872). Lui-même a publié ses oeuvres oratoires sous ce titre : Discours à la Chambre des députés (Paris, 1827, 2 vol.). Son roman, Adolphe (1816) marque la naissance du roman psychologique et, par bien des côtés, il est une sorte d'autobiographie. D'abord élève d'Helvétius et des encyclopédistes, il subit ensuite l'influence de Kant, Lessing, Herder, Schleiermacher, Lavater.
C'est à ces préoccupations nouvelles que sont dus ses deux grands ouvrages : De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements (Paris, 5 vol., 1824-1831) et Du polythéisme romain dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne (publié après sa mort, 1833). C'est une tentative, naturellement très dépassée aujourd'hui, mais encore intéressante, d'histoire des religions. Benjamin Constant y établit la permanence et l'universalité du sentiment religieux, en distinguant soigneusement celui-ci des formes successives qu'il revêt.
Consulter l'article de M. Eug. Asse dans la Grande Encyclopédie, t. XII ; - Gustave Rudler, la Jeunesse de Benjamin Constant (1909) ; - du même, Bibliographie critique de Benjamin Constant (1909). Ce dernier ouvrage contient en appendice une liste chronologique des articles et ouvrages critiques publiés sur Benjamin Constant après, sa mort.
CONTRE L'AXIOME : IL FAUT UNE RELIGION POUR LE PEUPLE (1)
L'autorité ne fait pas moins de mal et n'est pas moins impuissante, lorsque, au milieu du siècle sceptique, elle veut rétablir la religion. La religion doit se rétablir seule par le besoin que l'homme en a; et quand on l'inquiète par des considérations étrangères, on l'empêche de ressentir toute la force de ce besoin. L'on dit, et je le pense, que la religion est dans la nature ; il ne faut donc pas couvrir sa voix par celle de l'autorité. L'intervention des gouvernements pour la défense de la religion, quand l'opinion lui est défavorable, a cet inconvénient que la religion est défendue par des hommes qui n'y croient pas. Les gouvernants sont soumis, comme les gouvernés, à la marche des idées humaines ; lorsque le doute a pénétré dans la partie éclairée d'une nation, il se fait jour dans le gouvernement même. Or, dans tous les temps, les opinions ou la vanité sont plus fortes que les intérêts. C'est en vain que les dépositaires de l'autorité se disent qu'il est de leur avantage de favoriser la religion; ils peuvent déployer pour elle leur puissance, mais ils ne sauraient s'astreindre à lui témoigner des égards. Ils trouvent quelque jouissance à mettre le public dans la confidence de leur arrière-pensée; ils craindraient de paraître convaincus, de peur d'être pris pour des dupes. Si leur première phrase est consacrée à commander la crédulité, la seconde est destinée à reconquérir pour eux les honneurs du doute, et l'on est mauvais missionnaire, quand on veut se placer au-dessus de sa propre profession de foi.
Alors s'établit cet axiome, qu'il faut une religion au peuple, axiome qui flatte la vanité de ceux qui le répètent, parce qu'en le répétant, ils se séparent de ce peuple auquel il faut une religion.
Cet axiome est faux par lui-même, eu tant qu'il implique que la religion est plus nécessaire aux classes laborieuses de la société qu'aux classes oisives et opulentes. Si la religion est nécessaire, elle l'est également à tous les hommes et à tous les degrés d'instruction. Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des caractères plus violents, plus terribles, mais plus faciles en même temps à découvrir et à réprimer. La loi les entoure, elle les saisit, elle les comprime aisément, parce que ces crimes la heurtent d'une manière directe. La corruption des classes supérieures se nuance, se diversifie, se dérobe aux lois positives, se joue de leur esprit en éludant leurs formes, leur oppose d'ailleurs le crédit, l'influence, le Pouvoir...
Les défenseurs de la religion croient souvent faire merveille en la représentant surtout comme utile : que diraient-ils, si on leur démontrait qu'ils rendent le plus mauvais service à la religion?
De même qu'en cherchant dans toutes les beautés de la nature un but positif, un usage immédiat, une application à la vie habituelle, on flétrit tout le charme de ce magnifique ensemble; en prêtant sans cesse à la religion une utilité vulgaire, on la met dans la dépendance de cette utilité. Elle n'a plus qu'un rang secondaire, elle ne parait plus qu'un moyen, et par là même elle est avilie.
L'axiome qu'il faut une religion au peuple est en outre tout ce qu'il y a de plus propre à détruire toute religion. Le peuple est averti, par un instinct assez sûr, de ce qui se passe sur sa tête. La cause de cet instinct est la même que celle de la pénétration des enfants, et de toutes les classes dépendantes. Leur intérêt les éclaire sur la pensée secrète de ceux qui disposent de leur destinée. On compte trop sur la bonhomie du peuple, lorsqu'on espère qu'il croira longtemps ce que ses chefs refusent de croire. Tout le fruit de leur artifice, c'est que le peuple, qui les voit incrédules, se détache de sa religion, sans savoir pourquoi. Ce que l'on gagne en prohibant l'examen, c'est d'empêcher le peuple d'être éclairé, mais non d'être impie. Il devient impie par imitation ; il traite la religion de chose niaise et de duperie, et chacun la renvoie à ses inférieurs, qui, de leur côté, s'empressent de la repousser encore plus bas. Elle descend ainsi chaque jour plus dégradée; elle est moins menacée lorsqu'on l'attaque de toutes parts. Elle peut alors se réfugier au fond des âmes sensibles. La vanité ne craint pas de faire preuve de sottise et de déroger en la respectant.
LE SENTIMENT RELIGIEUX (2)
Il y a quelque chose d'indestructible dans la religion. Elle n'est ni une découverte de l'homme éclairé qui soit étrangère à l'homme ignorant, ni une erreur de l'homme ignorant dont l'homme éclairé se puisse affranchir. Mais il faut distinguer le fond d'avec les formes, et le sentiment religieux d'avec les institutions religieuses : non que nous prétendions médire ici de ces formes ou de ces institutions...
Mais, dira-t-on, comment se faire une idée du sentiment religieux, indépendamment des formes qu'il revêt ? Nous ne le, trouvons sans doute jamais ainsi dans la réalité; mais, en descendant au fond de notre âme, il nous sera possible, nous le croyons, de le concevoir tel par la pensée.
... Nous éprouvons un désir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons: le sentiment religieux nous présente quelque chose de meilleur. Nous sommes importunés des bornes qui nous resserrent et qui, nous froissent : le sentiment religieux nous annonce une époque où nous franchirons ces bornes. Nous sommes fatigués de ces agitations de la vie, qui, sans se calmer jamais, se ressemblent tellement qu'elles rendent à la fois la satiété inévitable et le repos impossible : le sentiment religieux nous donne l'idée d'un repos ineffable toujours exempt de satiété. En un mot, le sentiment religieux est la réponse à ce cri de l'âme que nul ne fait taire, à cet élan vers l'inconnu, vers l'infini, que nul ne par vient à dompter entièrement, de quelques distractions qu'il s'entoure, avec quelque habileté qu'il s'étourdisse ou qu'il se dégrade.
... En plaçant le sentiment religieux à un degré plus haut, mais dans la même catégorie que nos émotions les plus profondes et les plus pures, nous sommes loin de rien prononcer contre la réalité de ce qu'il révèle ou de ce qu'il devine. Pour refuser à ce sentiment une base réelle, il faudrait supposer dans notre nature une inconséquence d'autant plus étrange qu'elle serait la seule de son espèce. Rien ne paraît exister en vain. Tout symptôme indique une cause, toute cause produit son effet. Nos corps sont destinés à périr: aussi contiennent-ils des germes de destruction. Ces germes, combattus quelque temps par le principe vital qui assure notre durée passagère, triomphent néanmoins. Pourquoi la tendance que nous avons décrite et qui peut-être est déterminée par un germe d'immortalité, ne triompherait-elle pas aussi? Nous sentons nos corps entraînés vers la tombe : la tombe s'ouvre pour eux. Nous sentons une autre partie de nous, une partie plus intime, quoique moins bien connue, attirée vers une autre sphère : qui osera dire que cette sphère n'existe pas, ou nous reste fermée ?
Si vous erriez au sein de la nuit, n'ayant que la notion de l'obscurité, et toutefois y trouvant une douleur secrète et amère, et si tout à coup, dans le lointain, la voûte ténébreuse s'entr'ouvrait par intervalles, laissant échapper une splendeur subite qui disparaîtrait aussitôt, ne penseriez-vous pas que derrière cette voûte opaque, est l'univers lumineux dont le désir inexplicable vous dévorait à votre insu ?
On peut donc, bien que le sentiment religieux n'existe jamais sans une forme quelconque, le concevoir indépendamment de toute forme, en écartant tout ce qui varie, suivant les situations, les circonstances, les lumières relatives, et en rassemblant tout ce qui reste immuable, dans les situations et les circonstances les plus différentes.
L'ESPRIT DE CONQUETE (3)
Quand un peuple est naturellement' belliqueux, l'autorité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour l'entraîner à la guerre. Attila montrait du doigt à ses Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fondre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'organe et le représentant de leur impulsion. Mais de nos jours, la guerre ne procurant aux peuples aucun avantage et n'étant pour eux qu'une source de privations et de souffrances, l'apologie du système des conquêtes ne pourrait reposer que sur le sophisme et l'imposture.
Tout en s'abandonnant à ses projets gigantesques, le gouvernement n'oserait dire à sa nation : Marchons à la conquête du Monde. Elle lui répondrait d'une voix unanime: Nous ne voulons pas la conquête du Monde.
Mais il parlerait de l'indépendance nationale, de l'honneur national, de l'arrondissement des frontières, des intérêts commerciaux, des précautions dictées. par la prévoyance, que sais-je encore? car il est inépuisable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice.
Il parlerait de l'indépendance nationale, comme si l'indépendance d'une nation était compromise, parce que d'autres nations sont indépendantes.
Il parlerait de l'honneur national, comme si l'honneur national était blessé, parce que d'autres nations conservent leur honneur.
Il alléguerait la nécessité de l'arrondissement des, frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne bannissait pas de la terre tout repos et toute, équité. Car c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut arrondir ses frontières. Aucun n'a, sacrifié,, que l'on sache, une portion de son territoire pour donner au reste une plus grande régularité géométrique. Ainsi, l'arrondissement des frontières est un système. dont la base se détruit par elle-même, dont les éléments se combattent, et dont l'exécution, ne reposant, que sur la spoliation, des plus faibles, rend illégitime la possession des plus forts..
Ce gouvernement invoquerait les intérêts du commerce, comme si c'était servir le commerce, que dépeupler un. pays de sa jeunesse, la plus florissante, arracher les bras les plus, nécessaires à l'agriculture,, aux manufactures, à l'industrie, élever entre les autres peuples et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'appuie sur la bonne intelligence; des. nations entre elles; il ne se soutient que par la justice, il se fonde sur l'égalité ; il prospère dans le repos ; et ce serait pour l'intérêt du commerce qu'un gouvernement rallumerait sans cesse des, guerres.. acharnées, qu'il appellerait, sur la tête de son peuple une haine universelle, qu'il marcherait d'injustice en injustice, qu'il ébranlerait chaque jour le crédit par des violences, qu'il ne voudrait point tolérer d'égaux ?
Sous le prétexte des précautions dictées par la prévoyance, ce gouvernement attaquerait ses voisins les plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles et comme devançant des agressions méditées. Si les malheureux objets de ses calomnies étaient facilement subjugués, il se vanterait de les avoir prévenus ; s'ils avaient le temps et la force de lui résister, vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la guerre puisqu'ils se défendent.
1. Oeuvres politiques de Benjamin Constant publiées par CH. LOUANDRE- Paris, 1874. De la liberté religieuse, pp. 200 à 201.
2. De la Religion, 1821-1831, liv . 1, ch. 1er pp. 25 à 37.
3. De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, 3 éd., Paris, 1814, pp. 27 à 30. Cf. éd. LOUANDRE, pp. 390 à 391.