ERNEST DHOMBRES (1824-1894)
Notice
Ernest Dhombres est né au Vigan (Gard), où son père était pasteur, le 16 mars 1824, et mort à Paris le 10 décembre 1894. Après des études de théologie à Genève et à Strasbourg, il exerça le saint ministère à Alais (1847-1857), puis à Montpellier (1857-1860). Il fut ensuite appelé à Paris où il resta jusqu'à sa mort. Très mêlé à toute l'histoire intérieure des Églises réformées, il a été surtout un prédicateur. Il agissait fortement par une éloquence chaleureuse. Sans tomber dans la recherche de l' « actualité », il s'appliquait à répondre aux problèmes dont il sentait la préoccupation dans son auditoire.
Pendant le siège de Paris, il prononça une série de sermons qui ont été publiés sous ce titre: Foi et Patrie (1871 ; 2e éd., 1895) et qui eurent un profond retentissement. Frappé de cécité dans ses dernières années, il continua de prêcher, et il le fit avec une autorité peut-être renouvelée. Outre le volume déjà cité, il a publié trois recueils de Sermons et homélies (1re série, 1867 ; 2e série, 1878; 3e série, 1890). - Il a paru un volume de Sermons inédits, Paris, 1900.
LARMES PATRIOTIQUES (1)
Quand il pleure sur Jérusalem, Jésus nous apparaît comme éprouvant et consacrant... les douleurs patriotiques. Toutes les souffrances que causent à un citoyen l'oppression de l'étranger, l'humiliation de son peuple, les désastres du sol natal, trouvent un écho vibrant dans son coeur...
Notre Sauveur éprouve toutes les douleurs du patriotisme parce qu'il en éprouve toutes les affections.
Celui qui était veau du ciel, mais né de la terre, devait connaître cet instinct sacré qui attache l'homme au sol natal. Son patriotisme était exempt d'étroitesse, de préjugés, de passion, d'injustice, dominé, par la pensée de Dieu, agrandi par les horizons éternels, mais réel, profond, intense, comme tous les sentiments purs de l'âme humaine. Aussi, lorsque de cette route de Béthanie à Jérusalem où la foule lui décerne un touchant mais passager triomphe, il voit tout d'un coup apparaître la colline de Sion, la Cité Sainte et son temple magnifique, lui qui sait tout ce qui se cache de déchéance et d'infortune morale sous cette splendeur apparente, lui qui lit dans un avenir prochain la sentence de. condamnation prononcée sur la ville rebelle, lui qui entend déjà comme les pas précipités des légions romaines et comme le vol des aigles s'assemblant autour de ce corps mort qui fut la race élue ! - il s'émeut d'une immense compassion pour cette patrie si ingrate mais si malheureuse, et, ne pouvant contenir le flot de douleur qui monte à son coeur d'Israélite, il le laisse s'épancher en torrent de larmes !... Voici, les jours viennent que tes ennemis t'environneront de tranchées et le serreront de toutes parts... et ils ne te laisseront pierre sur pierre, parce que tu n'as pas connu le temps de ta visitation.
Mes Frères, l'amour de la patrie est un instinct avant d'être un devoir. La vie de l'homme est étroitement liée au milieu dans lequel elle se développe. Qui dira tout l'empire que le sol natal, les premières impressions, les aspects particuliers de la terre et du ciel, la langue, les habitudes, les souvenirs exercent sur nous?
Qui dira tout ce que recèle de douleur et de force, de tendre poésie et de viriles inspirations ce mot magique : Patrie! Et quand cette patrie est la France, avec son heureux climat, son ciel riant, ses campagnes riches et variées, ses villes opulentes, sa capitale incomparable ; - la France, avec son génie ferme et lumineux, idéal et pratique, plein d'enthousiasme et de bon sens, avec ses formes attrayantes, son esprit aimable, son caractère généreux ; - la France avec sa brillante littérature, dont les chefs-d'oeuvre s'imposent à l'admiration du monde, avec son histoire si étonnante et si héroïque, véritable épopée où les grandeurs succèdent aux misères et les délivrances aux accablements, - ah! disons-le sans crainte, il est permis de l'aimer, cette noble France, d'un amour fier et passionné qui, aux jours du péril, prend un caractère d'exaltation proportionné à l'étendue de ses infortunes !
Ces jours sont arrivés, mes Frères, et votre patriotisme, comme celui de Jésus, doit se répandre tout entier en douleur.
Depuis cette guerre funeste dans laquelle nous avons été jetés par des pouvoirs et par des initiatives, par des desseins et par des paroles que nous n'avons pas à juger ici, mais que Dieu et l'histoire jugeront...; quelle série de revers et de souffrances ! Ces premiers chocs supportés avec tant de vaillance par nos soldats qui luttaient un contre dix; ces provinces envahies, et déjà traitées en pays conquis; une ville qui nous est deux fois chère subissant un siège conduit avec barbarie; nos forces désorganisées cherchant à se joindre par une succession de combats malheureux qui devaient aboutir à un désastre sans exemple et à une capitulation sans nom..., et, en perspective, l'accomplissement littéral pour notre belle capitale de ces paroles de Jésus: "Voici que tes ennemis t'environneront de tranchées et te serreront de toutes part! - Ah! mes Frères pleurons! Quel que soit notre confiance en ce Dieu qui, lorsqu'il le voudra, nous enverra la délivrance, pleurons, pleurons encore! Malheur à celui qui pourrait respirer à l'aise tant que le pied de l'étranger foule le sol de la patrie! malheur à celui qui ne se sentirait pas outragé par ce qui outrage la France, prisonnier avec ses captifs, gémissant avec ses blessés, mourant avec ses morts, en deuil avec ses familles en deuil! Pleurs de Jésus coulez de nos yeux! Et pendant que nos soldats versent les flots de leur sang, nous, au moins, répandons sous les voûtes de ce temple toutes nos larmes de Français et de chrétiens!...
O France! chère et belle patrie, aujourd'hui voilée de deuil, tu peux être éprouvée, mais le Dieu des miséricordes ne saurait t'anéantir. Tes ennemis peuvent se réjouir de ton abaissement, mais ils ne verront pas ta ruine. Terre des Saint Louis et des saint Bernard, des Calvin et des Coligny, des Vincent de Paul et des Pascal, toi qui a été arrosée par le sang des martyrs des premiers siècles et par le sang des martyrs de la Réforme, toi qui compte encore, sous des noms divers, tant de chrétiens fervents, tant d'âmes vaillantes, tu ne peux être effacée du sang des grands peuples, car il est encore là-haut des compassions pour toi, à cause des pères. Ouvre ton sein fécond aux semences de la parole éternelle; et si tu consens à associer dans tes destinées ces deux mots: France et Evangile, ne craint point! Tu pourras te relever dans ta dignité, car tu auras recouvré le secret d'unir à tes dons brillants, à tes qualités chevaleresques, à ton charme expansif, les efforts virils et les mâles vertus qui font les grands peuples. Alors t'appuyant sur la double force de ton génie national et de tes fermes croyances, tu poursuivras, à travers les siècles, ta marche ascendante; tu reprendras parmi les nations ta place glorieuse, et, après avoir étonné le monde par la grandeur de tes revers, tu l'étonneras par l'énergie de ton relèvement !
UNE FRANCE NOUVELLE (2)
Pourquoi ne verrions-nous pas surgir, du sein de nos ruines, cette France nouvelle, objet de tous nos voeux? Pourquoi ne pas l'espérer? Pourquoi ne pas hâter ce jour par l'action féconde de tous les hommes de foi, de tous les hommes de bien et par l'ardeur de nos prières? N'avons-nous pas vu, à toutes les périodes de notre histoire, la noble alliance du christianisme et du génie français produire des types admirables, qui sont comme les prémices d'une France régénérée ? Ils se sont appelés Bayard et Du Guesclin, Coligny et Michel de l'Hôpital, d'Aguesseau et Malesherbes, Tocqueville et Montalembert ! Ils s'appellent aujourd'hui... je ne veux prononcer aucun nom contemporain, mais il me suffira de dire que, dans toutes les classes de notre société et dans toutes les Églises, dans la capitale et dans la province, sous les cheveux blancs et dans les rangs d'une jeunesse généreuse, il y a encore parmi nous de vrais chrétiens et de vrais Français. Qu'ils se multiplient de toutes parts, sous le coup de nos désastres, et ce ne sera pas en vain que tant de larmes et tant de sang auront arrosé cette terre de France à laquelle tu enverras encore, ô notre Dieu, les sourires de ton ciel et les bénédictions de ton amour!
Il me semble voir, là-bas, - dans ces provinces aimées, dans ces premiers champs ravagés par l'invasion, - le laboureur, d'une main furtive et encore tremblante, jeter le grain de semence dans le sillon creusé par sa charrue. Quelques mois s'écoulent, et le printemps va parer les campagnes de sa robe resplendissante : une riche moisson effacera bientôt, sous ses flots ondoyants, les traces meurtrières de la main de l'homme. Et le paysan d'Alsace et de Lorraine, en liant ses gerbes, racontera à ses enfants qu'à cette place où ils prennent leurs naïfs ébats, se livrait, il y a peu de temps, le jeu sanglant de la guerre, et qu'au pied de cet arbre, un pauvre soldat a rendu le dernier soupir en prononçant le nom de Dieu et le nom de sa mère !... Eh bien, puisse ce rajeunissement de la nature être l'image de la résurrection plus lente, mais plus belle encore de notre patrie bien-aimée! Et qu'en la voyant se lever peu à peu du fond de sa tombe, on se souvienne de la parole de Jésus-Christ pleine de douleur et d'espérance : « Si le grain de froment ne meurt, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. »
« RESTE AVEC NOUS » (3 )
Pour éclairer nos soirs attristés, je ne connais qu'un consolateur. C'est bien vers le Christ qu'il faut faire monter cette prière, ardente : « Demeure avec nous! »
Oh! si le coeur de notre France pouvait formuler ce voeu! Si, à sa générosité naturelle, à son génie lumineux. à sa grâce attractive venait s'ajouter la solidité morale que lui donneraient de fermes convictions chrétiennes, - quelle autre France ! Au lieu de nos inquiétudes pour l'avenir, au lieu des ombres du soir, ne serait-ce pas l'aurore d'un jour glorieux ?
Si l'Eglise disait à son divin chef, avec une intensité nouvelle : « Demeure avec nous », certes, elle souffrirait encore de ses pertes, mais elle ne désespérerait point... Malgré la faiblesse de ses conducteurs, malgré les défaillances de ses enfants, elle croirait à un matin, à un réveil de la foi, et elle l'obtiendrait de son Maître.
Si nos familles disaient à l'hôte divin: « Demeure avec nous !», comme sa présence les sanctifierait ! Comme nos familles baptisées de l'Esprit, seraient, par leur sainteté, une démonstration de l'Evangile, une réfutation éclatante des calomnies qui font croire aux étrangers que nous n'avons en France ni foyers, ni moeurs... En même temps, quelle paix apportée par l'hôte divin ! ne se donne t-il pas les noms les plus tendres : époux, ami, frère ? Dans l'effusion du bonheur que Jésus communique, comme ils seraient beaux, ces arbres de Noël dont la lumière correspondrait à l'illumination des coeurs, dont la poésie communicative se répandrait en bienfaits sur les pauvres, sur les petits, sur les délaissés ! Ah ! souhaitons que les clartés d'une piété fervente se lèvent sur nos familles!
Si la jeunesse de nos Églises adressait au Christ cette supplication émue : « Demeure avec nous ! » comme cette jeunesse serait embrasée de la passion du bien! Comme elle combattrait par des efforts généreux , l'incrédulité, l'immoralité! Comme elle voudrait sauver tant d'apprentis, tant d'étudiants, de nos grandes villes engagés dans les voies de la perdition ! Nous en connaissons, de ces jeunes chrétiens.
Par leur foi, par leur ardeur, par leur vaillance, ils réchauffent nos vieux coeurs; ils consolent nos soirs, en nous faisant entrevoir les jours meilleurs d'une Eglise et d'une patrie renouvelées.
En ce beau jour de Noël, ne voulons-nous" pas tous sortir de notre apathie, de nos langueurs, de nos découragements, enfin de nos crépuscules ?... Vous qui doutez, doutez de tout, - surtout des docteurs humains, - mais ne doutez pas de Jésus-Christ; ne doutez ni de sa parole, ni de sa puissance, ni de son amour éternel. - Vous qui gémissez sur vos langueurs spirituelles, pourquoi vous plaignez-vous? Si vous _l'avez éconduit, n'est-ce pas votre faute? Rappelez-le! Il reviendra; car il ne connaît point les susceptibilités des amis terrestres. Vous qui avez péché, prenez courage. Il n'attend que vos remords, que vos repentirs, il n'attend qu'un cri de votre âme pour vous faire grâce. - Vous qui répandez des larmes amères, pleurez, mais dans le sein de l'homme de douleur, de celui qui a pleuré plus qu'aucun enfant d'Adam. Je vous le dis, s'il y a une consolation sur la terre, elle se trouve auprès de Lui ; elle ne se trouve qu'auprès de Lui. Croyez-en le pasteur qui vous parle, mais qui ne voit plus vos visages aimés : Jésus peuple toutes les solitudes, Jésus console toutes les détresses, Jésus éclaire d'une aurore mélancolique, mais douce, nos ténèbres les plus profondes !...
1. Jésus pleurant sur Jérusalem. Sermon, prêché à Paris le 4 septembre 1870. Foi et Patrie, éd. 1895, pp. 7 à 20.
2. Le grain de blé dans le sillon. Sermon prêché à paris le 26 février 1871. Op. cit., pp. 204 à 206
3. Les Soirs. Sermon prêché le jour de Noël 1889. Sermons et homélies, 3e série, 1890, pp. 272 à 275.