AGENOR DE GASPARIN (1810-1871)
Notice
Le comte Agénor de Gasparin est né à Orange (Vaucluse) le 12 juillet 1810 et mort au Rivage (Genève) le 14 mai 1871. Fils d'un gentilhomme campagnard d'origine corse, il fit son droit, fut chef de cabinet de son père qui était ministre, puis maître des requêtes au Conseil d'Etat. Très libéral, il écrivit un livre : Esclavage et traite (1838), où il défendit les noirs. Élu en 1842 député de Bastia, il se signala par sa fougue et son indépendance. Il ne fut pas réélu en 1846 et profita de ses loisirs pour faire un grand voyage en Palestine. Après son retour en France, il ne s'occupa plus de politique. Il se dévoua tout entier an protestantisme.
En 1843 déjà, il avait écrit: Intérêts généraux du protestantisme français, et, en 1846, Christianisme et paganisme Il prit une part très active à l'assemblée générale des Églises réformées (1848) et fonda avec Frédéric Monod l'Union des Églises évangéliques de France, indépendantes de l'État, puis se retira en Suisse (1948), tantôt près de Genève, tantôt à Valleyres. Il y travailla avec acharnement. Il se sentait, comme chrétien, citoyen du monde entier, et avec sa passion de la liberté, il s'intéressait vivement aux luttes de l'Église et des peuples. Ses plus beaux ouvrages sont peut-être ceux qu'il a consacrés aux Etats-Unis: Un grand peuple qui se relève (1861) et l'Amérique devant l'Europe (1862), et celui qu'il dédiait à sa patrie: La France, nos fautes, nos périls, notre avenir, sorte de testament politique qu'il écrivit pendant sa dernière maladie et qui ne parut qu'après sa mort (2 vol., 1872).
Dans les derniers jours de 1870, il publia: La République neutre d'Alsace; il voulait sauver de l'oppression prussienne cette province dont il prévoyait le sort. Ses propositions furent étudiées, mais rejetées par les cabinets européens. Son véritable triomphe était dans ses conférences, où il traitait des sujets les plus divers. Par son enthousiasme pour tout ce qui est beau et noble, véritable « apologiste du droit et de la vérité », il remportait des succès inouïs, gagnant à lui ses adversaires les plus acharnés. La plupart de ses discours ont été réunis en volumes. En 1871, il assista au désastre de l'armée Bourbaki et en fut tellement affecté qu'il s'éteignit le 14 mai. Les écrits de M. de Gasparin sont très nombreux.
Outre ceux que nous avons déjà cités, mentionnons Le Bonheur (1859) ; - La Liberté morale (2 vol., 1863) - La Famille (Paris, 2 vol., 1865) ; - La Conscience (Paris, 1872); - Luther et la réforme au XVIe siècle (Paris, 1873 ) ; - Paroles de vérité (5e éd., 1883) ; - Le bon vieux temps (6e éd., Paris, 1884) ; - Innocent III (5e éd., 1884); - L'Egalité (1890). Consulter A. Naville - Le Comte de Gasparin (Genève, 1871); - Th. Borel Le Comte de Gasparin (Paris, 1879) ; - Maurice Wilmotte Agénor de Gasparin, sa vie et ses oeuvres (Bruxelles, 1882).
DÉMOCRATIE ET FOI PERSONNELLE (1)
Supposons un moment une nation (il n'en manque pas de telles) modelée d'après l'antique. Le principe païen y règne en maître; l'État y absorbe tout ; les âmes y sont enrégimentées-et administrées ; un pou'voir centralisé, providence visible, s'y substitue à l'action des individus; les croyances y ont essentiellement la forme héréditaire et nationale : on y croit ce que tout le monde croit, on y fait ce que tout le monde fait, on y a les opinions qui sont dans la tradition ancienne du pays; la vérité n'y est plus une conviction personnelle, acquise au prix de luttes sérieuses et qui vaut beaucoup parce qu'elle a beaucoup coûté, elle descend au rang des usages auxquels il est convenable de s'associer, elle a sa place marquée parmi les obIigations sociales et fait partie des devoirs du citoyen.
Qu'au sein d'une nation semblable la démocratie vienne à établir son empire, et vous verrez avec quelle promptitude disparaîtra tout ce qui pourrait ressembler à l'indépendance individuelle. Plus le nivellement s'opère, plus la société paraît grande et les individus petits, plus aussi s'efface, en présence des privilèges de l'ensemble, l'idée même des droits personnels. La majorité est tenue pour infaillible et le petit nombre semble criminel s'il se permet de ne pas soumettre sa pensée (oui, sa pensée elle-même) à celle du grand nombre. Dans cette foule innombrable d'êtres pareils, nul n'est autorisé à posséder quelque chose en propre; de toutes les aristocraties, celle de la conscience paraît alors la moins supportable. On croit à la majorité, on croit à la masse, on croit à la nation. Nous ne nous figurons pas ce qu'est le despotisme intellectuel d'une démocratie qui ne rencontre pas sur sa route l'obstacle des convictions personnelles. elle dispose de l'âme humaine, elle crée une confiance illimitée dans le jugement de l'opinion, elle tient école de courtisans du peuple et enseigne à chacun l'art de régler sa montre sur l'horloge de la place publique.
Intelligence, conscience, convictions, tout fléchit, et ce qui ne fléchit pas est brisé. Cela arrive surtout, redisons-le sans nous lasser, lorsqu'une cause détestable... vient fausser le jeu des institutions démocratiques. Alors les tyrannies de la majorité n'ont plus de bornes ; les majorités elles-mêmes se forment an moyen d'ignobles contrats et d'alliances monstrueuses. Au milieu des passions subalternes qui sont déchaînées, au travers des partis enrégimentés, des mandats impératifs, des organisations factices qui ne laissent plus la moindre issue à l'essor de la moindre volonté indépendante, les perversités de la démocratie corrompue et dévoyée se donnent pleine carrière.
... Ils des États-Unis) sont nés, on peut le dire, d'une protestation de la conscience humaine. Noble origine et qui explique bien des choses ! C'est, en effet, la revendication de l'indépendance religieuse contre l'uniformité obligatoire de l'Église établie qui les a créés il y a deux cents ans. Je n'ai pas à examiner ici, bien entendu, la vérité intrinsèque des croyances puritaines; je me contente d'affirmer qu'elles abordaient en Amérique au nom de la liberté, qu'elles y devaient fonder la liberté, qu'elles y devaient bâtir le vrai rempart contre les tyrannies démocratiques.
Dès le premier jour, on retirait à l'État la direction de l'homme intellectuel et moral. Malgré ce mélange inévitable d'inconséquences et d'hésitations qui marque nos débuts en toutes choses, les colonies puritaines, qui devaient être un jour les États-Unis, s'acheminaient dans la route qui conduit à la liberté de la croyance, de la pensée, de la parole, de la presse, de l'association, de l'enseignement. Les droits les plus considérables, les plus importants, étaient soustraits d'emblée au domaine des délibérations démocratiques ; des limites infranchissables étaient posées à la souveraineté du nombre ; le droit des minorités, celui de l'individu, le droit de rester seul contre tous, le droit d'être de son propre avis, était mis à part. IL y a plus, on ne devait pas tarder à rompre entièrement les liens entre l'Église et l'État, de manière à enlever ses derniers prétextes à l'administration officielle des croyances ; le self-government était fondé...
Les fortes croyances sont un fort rempart, les esclaves de la vérité sont des hommes libres, et la véritable indépendance commence dans le coeur. Avoir des convictions pour avoir des caractères, avoir des croyants pour avoir des citoyens, avoir des Ames énergiques pour avoir des nations puissantes, avoir des résistances pour avoir des appuis, tel est le programme de l'individualisme. Montrez-moi une contrée où l'on soit assez fier pour ne pas s'incliner devant le grand nombre, où l'on ne se croie pas perdu quand on sort de l'ornière et quand on heurte les opinions reçues, j'admettrai que là il sera possible de pratiquer la démocratie sans tomber dans l'asservissement.
Il n'y avait qu'un pays à foi individuelle qui pût tenter l'alliance, jusqu'ici jugée impossible, de la démocratie et de la liberté... Plus on réfléchit, plus on découvre que la chose essentielle, ce ne sont pas les formes du gouvernement ou même les relations des diverses classes, c'est l'état moral de la société. Y a-t-il là des hommes? Les âmes ont-elles pris possession d'elles-mêmes ? Les caractères sont-ils formés? La force de résistance a-t-elle apparu ? Quiconque aura répondu à ces questions aura décidé, qu'il le sache ou non, si la liberté est possible.
Je ne sache pas qu'aucun peuple soit exclu de la liberté; seulement tous sont tenus de la poursuivre par la voie qui y mène, par le sérieux des convictions, par l'affranchissement intérieur, autant vaut dire par l'Evangile. On aura beau chercher, on ne trouvera pas un moyen comparable à celui-là (je parle au point de Nue purement politique), lorsqu'il s'agit de faire des citoyens. Se placer sous l'autorité absolue de Dieu et de sa parole, c'est acquérir vis-à-vis des hommes, des partis, des majorités, des opinions générales, une indépendance que rien ne peut suppléer. L'indépendance du dedans se traduit toujours au dehors; celui qui est indépendant des hommes dans le domaine des croyances et des pensées le sera pareillement dans le domaine des affaires publiques.
LES DÉVOTIONS SERVILES (2)
Il existe de par le monde une façon d'être dévot que je n'ai pas le droit de Passer ici sous silence, car elle constitue une des formes caractéristiques de la servitude morale. Il suffira d'ailleurs de quelques mots, car rien n'est plus connu.
Le premier type, le type malheureusement immortel de la dévotion servile, c'est le pharisien, l'homme à la robe traînante et aux larges phylactères, celui qui prie aux coins des rues et qui fait sonner la trompette quand il distribue ses aumônes, celui dont la piété consiste en formes et dont la morale consiste en minuties. Quel esclave que celui-là! Il est comme pris dans sa petite dévotion. Il ne sort pas du cercle étroit de ses pratiques, de sa casuistique, de ses traditions. Il a un jargon, des attitudes convenues; il porte un uniforme. A la rencontre du pharisien qu'il soit juif, protestant ou, catholique, les gens sincères éprouvent une répulsion qui ressemble à la terreur. Cela leur fait froid au coeur. Ce mécanisme pieux, où la vie, n'a rien à voir, les consterne. Ils ne comprennent pas qu'on ait pu faire de la religion quelque chose d'aussi ignoble, qu'on se soit donné tant de mal pour être odieux, et qu'il se trouve des âmes qui soient parvenues à croire que la prière sans élan, la conviction sans spontanéité, la sainteté sans lutte, la charité sans amour, aient un prix quelconque aux yeux de Dieu,
Le second type est celui du fanatique. Sa dévotion se compose de haines. Son dévouement à sa foi, se mesure à l'horreur que lui inspirent les autres, croyances. Ne lui demandez pas de leur rendre justice, d'honorer ce qu'elles renferment de vrai et ce qu'elles ont fait de bon ; il ne le veut ni ne le peut. Il déteste, c'est sa religion à lui. Selon les temps, il égorge, ou il se contente de maudire et de calomnier. L'histoire des persécutions religieuses, et des assassinats pieux est là pour montrer jusqu'où va cette forme terrible de l'esclavage moral. Le misérable qui le subit finit par être féroce en toute bonne conscience; il ment pour servir la vérité; il tue pour sauver; une confusion épouvantable du mal et du bien s'est opérée en lui.
La dévotion servile a d'autres manifestations encore. C'est elle qui nous a fabriqué un christianisme qui se résume en ces mots: « faire son salut ». La peur de l'enfer, la combinaison des moyens les plus sûrs pour gagner le ciel, le calcul appliqué aux choses de l'âme, voilà ce qu'on découvre chez les dévots de cette espèce. Ils ont les opinions les plus accréditées ; ils appartiennent à l'Église qui présente le plus de garanties; ils n'oublient aucun des rites qui peuvent leur donner le doux sentiment d'être « en règle ». Est-il besoin d'ajouter que l'émotion d'un coeur que pénètrent les bontés de Dieu, que l'humiliation sincère, que la reconnaissance expansive, que la faim et la soif de la justice, que la confiance et l'obéissance filiales sont lettres closes pour eux?
... La dévotion dont je parle nous retire une de nos libertés les plus précieuses, une liberté dont la suppression fausse en nous le sens moral, la liberté d'admirer le bien partout où il se trouve.
A en croire certaines théories, nous ne trouverions en dehors de l'Évangile que des hommes occupés à manger et à boire. - Cela n'est pas, et j'en remercie Dieu... On me cite des hommes qui ont été à la fois très sceptiques et très austères. Tant mieux 1 D'autres se consacrent d'une façon touchante à une mère âgée, à une jeune soeur. D'autres sont patients et doux, ne parlant jamais de leurs souffrances, aimables envers tous, d'une égalité d'humeur délicieuse. D'autres sont philanthropes avec passion. D'autres sont de vrais chevaliers redresseurs de torts. D'autres ont l'élan, les droitures exquises, l'extrême délicatesse.
D'autres donnent d'une main libérale et cachent soigneusement leurs bienfaits. D'autres ont des générosités héroïques et font, au besoin, sans hésiter, le sacrifice de leur vie.
Serons-nous condamnés, pour l'honneur de l'Évangile, à nier tout cela, ou (ce qui serait pis) à flétrir tout cela? Ferons-nous taire notre conscience? Non certes. Si l'Évangile nous apporte la liberté, c'est avant tout pour que nous soyons libres d'appeler le bien bien et le mal mal. Il est doux d'admirer. Les plus chrétiens ont quelque chose à apprendre, croyez-moi, en face de certaines existences honnêtes. Quand je vois une pauvre ouvrière qui, supportant les privations et résistant aux tentations, consacre ses longues journées de travail à nourrir un père infirme ou un enfant, je me sens pénétré de respect. Mon coeur se serre à la pensée que dans cette humble et froide chambre où l'aiguille ne s'arrête guère, la foi au Père céleste n'entre peut-être pas. J'espère, je crois que la femme vaillante qui a compris le prix du devoir comprendra aussi le prix de l'âme et que les yeux fixés sur la tâche quotidienne se dirigeront un jour vers le ciel. Je plains la pauvre ouvrière; mais je plains beaucoup plus encore les dévots serviles qui se croient tenus de la regarder du haut en bas.
N'est-ce pas Vinet qui parlait des « chrétiens virtuels » ? En tous cas, cette parole me revient lorsque je rencontre des hommes étrangers, peut-être même hostiles à ma foi, et qui sont sérieux, sincères, chercheurs de vérités, avides de progrès. Je sais d'une entière certitude que personne n'échappe à l'empire du péché, à la nécessité du pardon et de la régénération, qu'aucune vertu n'est méritoire, que nul n'entrera au ciel en raison de ses oeuvres; je sais cela, et je sais aussi, d'une certitude non moins entière, que le bien est bien, que l'élan du sacrifice n'est pas l'égoïsme, que la fidélité au devoir n'est pas l'inconduite, que le jour où nous confondrions tout cela dans un anathème, nous troublerions l'ordre moral jusque dans ses profondeurs...
... Tant que je n'ose pas admirer et aimer tout ce qui est bon, je me sens esclave. Aidez-moi à me délivrer de ce gilet de force. Rendez-moi l'indépendance de mes sympathies par la même occasion, je reprendrai celle de mon blâme. Si la dévotion servile m'ordonne d'approuver Jacob surprenant par un mensonge la bénédiction de son père, ou David recommandant à son fils de punir après lui ceux qu'il a promis d'épargner, je me permettrai de désobéir. Le bien est bien, le mal est mal-, quiconque laisse obscurcir cela ne sera jamais un homme libre.
DEVANT LA MISERE (3)
On a inventé le pauvre 1 Hélas, je voudrais que ceux qui disent cela et qui en viennent à le penser un peu vécussent quelquefois au village, au vrai village, non point dans un château isolé, mais dans une maison qui touche aux autres maisons. Là il faudrait s'apercevoir que tout le monde n'a pas toujours des habits pour les enfants, des remèdes pour les malades, que le pain n'abonde pas quand le blé est cher, et que l'on compte les pommes de terre. Qu'est-ce cependant que la misère du village à côté de celle des villes!
Si, embarqué à bord d'un vaisseau, vous appreniez, vous, passager des premières, que des émigrants entassés aux troisièmes manquent des choses les plus nécessaires à la vie, vous serait-il possible d'hésiter? Tous les raisonnements sur la propriété, sur l'imprévoyance, sur les conséquences du désordre, sur l'impossibilité d'y remédier, n'échoueraient-ils pas contre un commandement absolu de la conscience? -Eh bien, nous naviguons ensemble, et nul de nous n'a le droit d'ignorer les souffrances de ses compagnons de route.
N'oublions pas surtout que la misère est un tentateur, et qu'il faut une rare vigueur d'âme pour ne pas subir quelqu'une des servitudes morales qu'elle apporte; elle abaisse ceux sur qui elle pèse de tout son poids. Nous n'avons donc pas le droit de nous rengorger et de nous poser en juges, parce que nous sommes courbés moins bas. De combien aurions-nous fléchi, si le même fardeau nous avait été imposé? Ah! vis-à-vis des vices de la misère, l'extrême sévérité ressemble beaucoup à l'extrême injustice. Il n'y a pas de quoi se vanter d'être honnête homme ou honnête femme dans le sens vulgaire du mot; il n'y a pas de quoi jeter la pierre à ceux ou à celles qui ne le sont pas, qui ont tort de ne pas l'être, qui pourraient l'être (la liberté morale ne périt jamais entièrement), mais qui ont succombé à des épreuves dont la classe aisée ignore le péril.
Nous marchons décidément la tête trop haute et nous nous croyons trop supérieurs aux pauvres hères dont la dégradation fait reluire notre vertu. Au lieu de les condamner sans miséricorde, que n'essayons-nous de les relever? L'entreprise vaut la peine d'être tentée,; en soulageant des misères, il nous sera donné peut-être de redresser des âmes et d'affranchir des esclaves.
L'affranchissement des esclaves sera le titre d'honneur du dix-neuvième siècle. Ayons soin seulement que les blancs n'y soient pas omis.
1. Un grand peuple qui se relève, 21 éd., 1862, pp. 362 à 377.
2. La Liberté morale. M. 1879, t. 11, pp. 256 à 261.
3. La Liberté morale, Complément de la première partie. Éd. 1879, t. II, pp. 288 à 290.