MADAME DE GASPARIN (1813-1894)
Notice
Catherine Boissier, comtesse de Gasparin, est née à Genève, le 15 septembre 1813 et morte au Rivage (Genève) le 16 juin 1894. Elle appartenait à une famille venue du Midi de la France à l'époque de la révocation de l'édit de Nantes. Elle reçut une forte éducation littéraire et religieuse. Dès l'âge de vingt ans, elle publiait, sous le pseudonyme d'Antoine Goru, une série de nouvelles, et, deux ans plus tard, ses Voyages d'une ignorante dans le Midi de la France et en Italie.
En 1837, elle épousa le comte de Gasparin. En 1842, elle fit paraître son livre sur le Mariage au point de vue chrétien (3 vol.), auquel l'Académie française décerna sa grande médaille d'or. En 1847-1848, elle fit avec son mari, dans le Levant, un voyage dont elle donna le Journal en 3 volumes. Fixée à partir de 1848 en Suisse, l'hiver au Rivage, près de Genève, l'été à Valleyres, près Orbe (Vaud), elle eut dès lors une intense activité littéraire. En 1858, elle publia les Horizons prochains qui eurent rapidement huit éditions et furent traduits deux fois en anglais. Dès ce moment, elle signe la plupart de ses écrits : « l'auteur des Horizons prochains ». Citons parmi ses nombreux ouvrages : les Horizons célestes (1859, 9 éd.); - les Tristesses humaines (1863) ; - la Bande du Jura (1865-1866, 4 vol.). Mêlée intimement à la vie sociale et religieuse de Son temps, elle a pris part à de nombreuses polémiques dans lesquelles elle se jetait avec une fougue et une ardeur qui n'avaient d'égales que sa générosité et la droiture de ses intentions.
Restée veuve en 1871, elle s'occupa surtout de la publication des oeuvres de son mari. Elle traduisit plusieurs ouvrages américains ou anglais dont le plus connu est : la Grande Armée des Misérables (1878). Elle est un écrivain de race. Sainte-Beuve, après avoir loué ses tableaux, « d'une vigueur incomparable », la hardiesse de son réalisme, son « style viril et emporté, riche en expressions vierges », « beau et large jet de sentiment moral épanoui », ajoute: « C'est une vaillante, une infatigable, qui chante son Excelsior, en montant toujours le plus haut qu'elle peut sur la montagne. » Consulter : C. Barbey-Boissier: La Comtesse A. de Gasparin et sa famille; - Philippe Godet: Madame de Gasparin et soit oeuvre (1885) ; - Marie Dutoit: La Comtesse A. de Gasparin; études morales et littéraires (1901).
LES VRAIS VIVANTS (1)
Bien boire, bien manger, bien dormir, se vêtir bien et demain mourir; cela ne m'a jamais plu beaucoup, ni à Lisette. Traverser la vie en gros bourdon pansu qui se heurte à tous les bouquets, enfonce sa trompe dans tous les calices, sans rien regarder, sans songer à rien, sans même respirer le parfum de la fleur qu'il transperce, puis, le soir venu, meurt figé sous les feuilles ou tué prosaïquement par une abeille qui n'en a plus que faire; ni Lisette ni moi, quoi qu'on en dise, ne trouvons là de poésie ou de bon sens.
Les rêveurs, je n'entends pas ceux qui rêvent à vide, j'entends les remueurs d'idées, ceux qui vont creusant quelque riche filon enfoui sous la mine, ceux qui montent d'un fier élan par delà les cieux; ceux-là, si pauvre soit leur état, si chétive soit leur figure, ceux-là nous les trouvons - Lisette qui ne les connaît pas et moi qui n'en connais guère - nous les trouvons sages, et grands poètes. Au fait, ce sont ceux-là qui traînent le monde à la remorque. Ce ne sont pas les tranquilles, les rebondis, les gens contents d'eux-mêmes et de tout parce qu'ils ne voient guère ait delà du picotin d'avoine. Ce sont ces âmes aux douleurs vigoureuses, aux joies puissantes, ces hommes de lumière qui veulent du jour partout, qui préfèrent la souffrance au sommeil, que hante la vérité, qui se sentent en voyage, pèlerins, lutteurs, toujours en proie, toujours en route, toujours en guerre, -meurtris souvent, harassés, perdant courage, mais illuminés parfois d'un bonheur si splendide, croyant si hardiment ce qu'ils croient, rois si souverains dans la région de l'âme, jetant au sol de si fortes semences, -vainqueurs si dédaigneux du fait qui leur aboie au talon, qu'en les voyant passer on sent bien que ce sont les maîtres qui passent, les vivants, et que les autres sont les ilotes et tes morts.
NE PAS OUBLIER (2)
Une chose me semble horrible dans les peines du deuil : penser qu'elles pourront prendre fin, et le bien-être les remplacer; que nous pourrons nous passer de ce qui était notre vie; qu'une petite existence vulgaire, avec les repas à leur heure et quantité de menues jouissances, viendra combler ce grand vide qu'avait fait en notre coeur la disparition d'un mort bien-aimé ; que s'il revenait, on ne saurait où le mettre ! - Il y a là de quoi vous arracher un de ces cris que poussait l'Ecclésiaste, alors qu'il mesurait nos vanités humaines.
- La vie est courte, un éclair : jouissons. Le vent a déraciné nos tentes : rebâtissons aux sables mouvants!
Ne me croyez pas idolâtre de la douleur, je ne le suis point; seulement je ne veux pas faire un Dieu du bonheur à tout prix. Je sais bien qu'il nous faut habiter la terre, achever le voyage ; seulement je veux marcher avec l'image chérie: toujours nous sommes deux..
Notre légèreté me fait honte; la mienne plus que la vôtre; cet incurable égoïsme, cette sécheresse que je trouve dans les cachettes de mon coeur. Là se tapit une invincible volonté d'être content quoi qu'il arrive, et solidement établi dans ce monde.
- « La douleur est une fleur délicate plus promptement fanée que le bonheur. Pourtant elle ne meurt pas tout entière. Comme la rose de Jéricho, desséchée méconnaissable, quelque chaude haleine, moins que cela suffit pour lui rendre sa fraîcheur.
Souvent lorsque la bouche rit, le coeur est triste. Ceux qui paraissent oublier, parfois se souviennent mieux que les gens qui mènent deuil.
Il y a deux hommes en nous. L'un s'agite, court à ses affaires, se divertit avec fracas pendant que l'autre, morne et songeur, retourne aux heures écoulées. Celui-ci marche en pleurant le long du sentier qu'il parcourut naguère. Il s'arrête, il recueille un regard, il poursuit une ombre: - Ici nous nous assîmes et sa voix s'attendrit; là, fatiguée, elle s'appuya sur moi,; ce soir elle était triste et nous priâmes Dieu de nous laisser ensemble ; ce matin elle était gaie comme une aurore de mai et nous pensions que le ciel fût descendu sur la terre !
Parce que vous voyez les yeux se ranimer, l'esprit reprendre ses allures, la vie rentrer dans l'ornière, vous dites: Ce qui est fini est fini, et les morts sont bien morts.
Non.
Après ces premiers jours où la séparation déchire le coeur: mot d'une poignante vérité; où le coeur déchiré laisse voir à chacun les profondeurs de sa blessure, il se fait une réaction. Un puissant besoin d'isolement saisit l'âme, une sorte de jalousie pudique s'empare d'elle ; elle se défend des intrus ; les portes de la chambre mortuaire se referment; on ;montre un front qui nie tout : tortures, souvenirs. Et au dedans, au dedans il y a une chapelle ardente; et tel mot vibre près du coeur qui le fait saigner, pendant que les lèvres discourent d'autre chose, peut-être sourient.
Il est avec un mort bien-aimé des entretiens si intimes qu'une oreille, même compatissante, en profanerait la douceur. Alors on lui prodigue ces expressions de tendresse dont on fut peut-être avare dans la vie : alors le pardon demandé, les aveux brûlants, et des rencontres si émues et des harmonies si suaves que la voix même d'un ami venant à retentir, semblerait une fausse note et ferait mal.
- Oubli !
Vous vous trompez. Un sanctuaire, le saint des saints, dont les voiles se sont pour jamais abaissés.
Même l'homme léger se souvient. Un son monte du passé, doux et subtil; une parole confiante, l'étreinte de cette main dans les angoisses de la mort; quelque chose de soudain, qu'il n'attendait pas; et le flot l'a submergé. Son coeur palpite, il a ressaisi, passionnément ressaisi l'image chérie ; elle est à lui, elle n'est pas morte, les tendresses d'autrefois vivent toujours, et cela lui fait du bien de souffrir ainsi.
LA FOI DE L'AMOUR (3)
Aimer pour cette terre seulement (j'élargis les paroles de saint Paul), c'est la suprême infortune.
Je me serai donné, j'aurai reçu cet ineffable don d'un coeur; nos pensées se seront à ce point unies que de jaillir d'un même élan; par ces affinités secrètes qu'on ne saurait expliquer, en lui, en elle je vivrai; l'amour aura fait ce miracle de m'ôter l'égoïsme ; un sourire de sa bouche illuminera mon coeur, nu voile de tristesse sur son visage m'attristera ; bien plus, ensemble nous aurons fléchi le genou, nous aurons ardemment cherché Dieu; ces angoisses de la lutte, ces félicités de la délivrance, toute cette noble vie du chrétien nous l'aurons vécue à deux ; et quand la mort viendra, il faudra se dire : c'est fini. Un engouffrement dans l'océan de l'amour universel terminera tout. La première âme venue me sera aussi chère, aussi indifférente (c'est tout un) que cette âme-là ; une individualité quelconque aussi précieuse que cette individualité bien-aimée, à jamais évanouie ? Ah ! mon coeur proteste. Je vous dirai ce que je disais naguère de la mémoire, de l'identité : Si je cesse d'aimer ceux que j'aimais, si je cesse de les aimer d'un amour précis, positif, spécial, je cesse d'être moi. En outre, dans ce monde, je suis le plus malheureux des êtres.
... Mais avec la persistance des affections vous introduisez la douleur au paradis. Tous ceux que vous aimez y auront-ils une place ? Êtes-vous certain de les y retrouver tous ? Un père, un enfant...
Je tombe à tes pieds, mon Dieu. J'y tombe avec un cri qui est un acte de foi. Tu les sauveras, tu les iras chercher; sous ton ardent amour tout endurcissement fondra. S'il en devait être autrement ! ... Mon Dieu, aie pitié de moi! Je sais que tu les aimes ; je sais que tu essuieras mes larmes; je crois de toute mon âme que tu ne les essuieras pas en amoindrissant mon coeur. Tu consoles en donnant; tu n'ôtes rien de ce qui est bon, de ce que toi-même tu as trouvé très bon. Et puis, voici un mystère : Toi-même, oh! Dieu, du sein de ton immuable félicité tu vois ceux qui se sont perdus. Pourtant ton amour avec ta cha rité demeurent; tu n'as pas sacrifié ton amour à ta félicité. Ce sont des harmonies voilées, mais j'en entends l'écho lointain.
Ce que ton omniscience fit pour toi, tes compassions le feront pour moi.
Mon amour ne mourra point. Frappé tout le long de la route, couvert de blessures, ce n'est pas ainsi que j'entrerai dans le royaume des cieux, sanglant et mutilé. Le Dieu devant qui s'enfuit le désespoir ne te chassera pas en dispersant aux quatre vents la cendre de mes souvenirs. L'indifférence ne me guérira pas de la douleur. Mon Dieu a d'autres remèdes pour la souffrance qui vient d'aimer.
Mes tendresses vivront, Seigneur, comme ton amour, comme tes tendresses. Ton coeur, Jésus réveillé d'entre les morts, m'est un garant de la vitalité de mon coeur.
1. Les Horizons prochains, 6e éd. 1864, pp. 34 à 36. Le songe de Lisette.
2. Les Horizons célestes, 7e éd., 1864, 1re partie, pp. 31 à 35.
3. Les Horizons célestes, 7e éd., 1864, 2e partie, pp. 174 à 175 et 182 à 184.