COURT DE GEBELIN (1719-1784)
Notice
Antoine Court fils, dit Court de Gébelin (ce dernier nom êtant celui de sa grand'mère), est né à Genève en février 1719 (et non pas 1725 ni 1728, comme l'écrivent plusieurs biographes), et mort à Paris le 12 mai 1784. Il étudia la théologie à l'Académie de Lausanne, lut consacré pasteur en 1754 et devint, la même année, professeur au séminaire français que son père avait fondé dans cette ville. En 1763, il quitta Lausanne pour Paris : il voulait travailler à la réhabilitation de Calas et publia, dans ce dessein, les Toulousaines, que les chefs-d'oeuvre de Voltaire ne doivent pas faire oublier.
Dès lors, son temps fut partagé entre les travaux littéraires ou scientifiques et la défense du protestantisme. Il avait une extraordinaire puissance de labeur. Son immense ouvrage, le Monde primitif analysé et comparé avec le Monde moderne (9 vol. in-4°, 1774-1783), eut un succès inouï. Ce n'est plus aujourd'hui qu'une curiosité assez indigeste. L'auteur regardait les traditions de l'antiquité comme des allégories. Pour en déterminer le sens, il recourait à la philologie ; croyant avoir trouvé lés traces d'une langue primitive de l'humanité, il en cherchait les éléments en remontant d'idiome en idiome, et il espérait dévoiler, par cotte, voie, les mystères do l'ancien inonde, de sa mythologie, de son culte, de son histoire.
Sa réputation lui valut beaucoup de hautes relations. Il fut un des membres les plus en vue de la franc-maçonnerie, qui était alors une secte politique et libérale, nullement antireligieuse. Il ne cessa de travailler en faveur de ses coreligionnaires qui ne lui en ont pas eu assez de gré. Il aurait voulu hâter la fin des persécutions par la création d'une banque protestante qui aurait prêté de l'argent au. gouvernement. Il rêva de fonder un « journal protestant » pour faire mieux connaître et respecter ses frères. Il s'attacha tout spécialement à la question des assemblées, des « prisonniers pour religion », des enfants protestants sans état civil, des mariages protestants qu'on refusait de légaliser. Par ses incessantes interventions auprès des autorités, il contribua à l'établissement de la tolérance. - Consulter: la France protestante (2e éd., t. IV) et P. Schmidt, Court de Gébelin à Paris (1908).
LES PASTEURS DU DÉSERT (1)
Des jeunes gens élevés dans la Religion Réformée, persuadés qu'elle est digne de l'homme, la plus conforme à cet Évangile inestimable que Jésus-Christ a annonce aux hommes, et qu'il convient que ceux qui veulent la professer soient éclairés et dirigés, afin d'aller par là de vertus en vertus, et de pouvoir concourir au plus grand bien de la société ; des jeunes gens, dis-je, remplis de ces vues et enflammé§ du désir d'être utiles par là à leurs Frères, abandonnent Parents, Amis et Fortune pour connaître, non la Religion de Calvin ou de Luther, mais l'Évangile, dont ils font leur étude essentielle ; et pour annoncer ensuite à leurs Compatriotes ces vérités si intéressantes, que Jésus-Christ a cru dignes d'être scellées de son sang; disposés eux-mêmes à mourir de la même façon, plutôt que d'abandonner les leçons de leur divin Sauveur.
Quand ils sont en état de démontrer la vérité de la Religion chrétienne, de faire sentir aux hommes l'excellence des préceptes de Jésus-Christ et la nécessité de les suivre, et d'inviter les hommes à se repentir de leurs fautes, de leurs injustices, de leur avarice, du libertinage et des autres vices contraires à la Sainteté du fidèle; non en termes fleuris, recherchés, et selon la sagesse humaine, mais avec la noble simplicité de l'Évangile, et dans son style rempli d'attraits, on les déclare par l'imposition des mains capables d'instruire leurs Frères et de les affermir dans leur devoir.
Mais que l'on ne s'imagine pas qu'alors ils sont libres et indépendants, dans le chemin de la fortune, et exempts de peines : on se tromperait fort. Ils sont assujettis chacun aux règlements d'une sage Discipline ecclésiastique, la plus conforme qu'il est possible aux Lois de l'Évangile, et aux usages de l'Église primitive ; responsables de leurs actions aux Synodes Provinciaux, formés par un certain nombre de Ministres et d'Anciens, députés de toutes les Églises de la Province: et tous ces Synodes provinciaux, relevant encore du Synode national, ils ne vivent rien moins que dans l'anarchie.
Les honoraires de chacun d'eux sont fixés à quatre cents livres tournoises par an, sans aucune casualité: plusieurs ne touchent pas même une somme, aussi forte : et très peu ont davantage : encore, y a-t-il bien loin de là à la plupart des pensions des Pasteurs protestants des Églises étrangères.
Quant à la peine, elle est grande... Nous avons tel Ministre qui a dans son district, les Réformés de plusieurs diocèses. Tel Ministre aura trente et quarante mille Protestants sous sa conduite, il faut qu'il leur prêche à tous, qu'il instruise les Catéchumènes, qu'il visite les malades, et ce seul article leur occasionne des courses assommantes, obligés de se transporter continuellement d'un quartier éloigné à un plus éloigné encore. C'est à lui encore à enregistrer lotis les mariages et tous les baptêmes, qu'il bénit ; à avoir l'oeil sur les pêcheurs, pour leur adresser les exhortations et les censures convenables. Il faut encore qu'il se prête à tous les conseils qu'on lui demande; et que ne faut-il pas? Qui ignore les soins, dont est toujours suivie la direction d'une Église, et que ces soins doivent se multiplier, à proportion de sa vaste étendue?
Ajoutez à cela la perspective de finir sa vie par la corde, comme le dernier des scélérats, si l'on est vendu ou arrêté ; ou la crainte de ne savoir où donner de la tête, lorsque parvenu à un certain âge, on n'a plus de forces pour remplir un Ministère aussi pénible.
On ne saurait donc sans une extrême injustice, refuser de reconnaître que le zèle seul est le principe qui les anime ; il n'y a que la prévention et la partialité qui puissent faire parler autrement.
MON PÈRE (2)
Nous eûmes l'avantage inestimable d'avoir pour père un homme rare, plein de génie et d'élévation, fait, par son éloquence naturelle, par son courage héroïque, par le coup d'oeil le plus sûr et le plus imposant, par la présence d'esprit la plus tranquille au milieu des périls les plus éminents, pour entraîner les Peuples, pour commander aux Nations, et qui très jeune avait rendu des services assez importants à la Patrie, pour que le Grand Régent daignât lui faire des offres qu'il ne crut pas devoir accepter.
C'était au commencement du règne de Louis XV. Le cardinal Alberoni, qui cherchait à former un parti dans le Royaume en faveur de Philippe V, avait beaucoup espéré de la part des Protestants, dont il connaissait toute l'étendue des maux. Le Grand Régent, apprenant les démarches du cardinal, craignit tout à l'égard des Provinces Méridionales, remplies de Protestants, de ces hommes dont une ancienne politique voulait fa ire croire l'existence contraire aux Gouvernements monarchiques : les craintes de ce Prince étaient d'autant plus vives, qu'il savait, aussi bien que le cardinal, à quels excès étaient parvenus leurs maux, et ce qu'avaient coûté au Royaume les troubles des Cévennes, à peine éteints. Il chercha donc quelqu'un en état de repousser au milieu d'eux les intrigues du cardinal: il s'adressa pour cet effet au grand Basnage, avec qui il était en correspondance.
Celui-ci lui indiqua le jeune Court, comme la personne la plus capable d'opérer les effets qu'il désirait. Le Prince dépéche un gentilhomme auprès de lui: il en apprend avec cet intérêt qui suit une grande crainte, qu'on a déjà éconduit une partie des émissaires du cardinal, qu'on travaille à faire échouer les sollicitations des autres ; que les Protestants ne cèdent en rien aux Catholiques dans leur attachement à la Maison Royale; que l'excès de leurs maux est incapable de les faire manquer à leur devoir ; que les troubles des Cévennes, qu'on venait d'éteindre, ne furent que des représailles de quelques villages, contre des personnes qui les avaient poussés, par leurs atrocités, au plus grand désespoir, mais qu'ils n'avaient jamais pensé à se soustraire à l'autorité royale, et qu'il en serait de même tandis qu'il coulerait une goutte de sang dans les veines des Protestants français-, que telles étaient et avaient toujours été ses dispositions, celles de tous les Protestants, et celles qu'il inspirait, au péril de sa vie, à ce petit nombre de fanatiques qu'avaient égarés trente ans d'ignorance et de lois pénales.
Le Prince, touché de ces sentiments, si différents de ce que la politique les faisait croire, et n'ayant plus de crainte à cet égard, fit assurer le jeune homme de toute sa bienveillance, et lui offrit une pension considérable, avec permission de vendre ses biens et de sortir du Royaume, pour se soustraire au funeste effet de ces lois. Celui-ci, pénétré de reconnaissance, refusa tout, à cause de l'expatriation qui en devenait la base, et il donna lieu au Régent de réfléchir sur la bizarrerie des, circonstances qui le mettaient dans l'impossibilité d'être utile à d'excellents sujets, à moins qu'ils n'abandonnassent leur Patrie, et qu'il ne 'pût plus se servir d'eux.
Ce qu'il ne crut pas devoir faire alors à des conditions aussi avantageuses, il fut obligé de le faire plus tard, en abandonnant tout, lorsque les lois pénales, qui furent renouvelées à la majorité du Roi, pesèrent avec une force sans égale sur lui et sur une famille qu'il ne pouvait plus rendre heureuse dans le sein de sa Patrie.
1. Les Toulousaines ou lettres historiques et apologétiques (Edimbourg, 1763), lettre XV, pp. 253-257.
2. Le Monde primitif..., t. VIII, pp. V-VII (De nos premières études), Paris, 1781.