JACQUES NECKER (1732-1804)
Notice
Jacques Necker est né à Genève le 30 septembre 1732 et mort au château de Coppet le 9 avril 1804. Il réalisa une grosse fortune comme banquier et ouvrit un salon qui fut très fréquenté par les philosophes et les littérateurs les plus en vue. En 1772, il se retira des affaires et renonça à son poste de représentant de la République de Genève auprès de la cour de Versailles ; il voulait tenter la carrière politique en France. Par son Eloge de Colbert (1773), A posa sa candidature au portefeuille des finances. Il publia en 1775 son écrit Sur la législation et le commerce des blés. En 1777, il devint directeur des finances, sans l'entrée au Conseil à cause de sa religion ; ses réformes et ses luttes relèvent de l'histoire de France. La publication de son Compte rendu présenté au roi (1781) marque une étape vers la Révolution.
Trois ans plus tard, il publiait son livre sur l'Administration des finances de la France. En 1788, son ouvrage sur l'Importance des opinions religieuses fut un des symptômes les plus significatifs de la réaction contre l'Encyclopédie. Son Cours de Morale religieuse (1800) est inspiré par les mêmes préoccupations. Après deux courtes rentrées au pouvoir (26 août 1788-11 juillet 4789; 14 juillet 1789-septembre .1790), il se retira à Coppet et y termina sa vie. Sa langue est ferme et pure. Mais son style. annonce ce qu'on a appelé le « style doctrinaire » et dont Sainte-Beuve a dit, justement à propos de lui, qu' « il se grave peu dans la mémoire et ne se peint jamais dans l'imagination, mais qu'il atteint pourtant à l'expression rare de quelques hautes vérités ». Le petit-fils de Necker, le baron de Staël, a donné une édition complète de ses Oeuvres, qui contient un grand nombre de morceaux iné dits (Paris, 1820-1821, 15 vol. in-8).
RELIGION ET SOCIÉTÉ (1)
On ne peut avoir pris une part active à la conduite des affaires publiques ; on ne Peut en avoir fait l'objet suivi de son attention ; on ne peut avoir comparé les divers rapports de ce grand ensemble avec la disposition naturelle des esprits et des caractères ; on ne peut enfin avoir observé les hommes dans leurs constantes rivalités, sans avoir aperçu combien les Gouvernements les plus sages ont besoin d'être secondés par l'influence du ressort invisible qui agit en secret sur les consciences. Ainsi, quand j'essaie aujourd'hui de communiquer quelques réflexions sur l'importance des opinions religieuses, je ne suis pas si loin de mes idées d'habitude, qu'on pourrait le présumer au premier coup d'oeil; et, puisqu'en écrivant sur l'Administration des finances, je n'ai rien négligé pour montrer qu'il y avait un rapport intime entre la vertu des Gouvernements et la sagesse de leur conduite, entre la morale des princes et la confiance de leurs sujets, je me crois à la suite de ces sentiments et de ces pensées, lorsque, frappé de l'esprit d'indifférence qui règne au milieu de nous, je cherche à rattacher les devoirs des hommes aux principes qui en sont l'appui le plus naturel...
C'est en vain que, dans les grandes places du Gouvernement, on s'occupe avec assiduité du bonheur général; c'est en vain que, pénétré d'un juste respect pour l'importance de ses devoirs, l'homme public veut prendre en main la cause du peuple, et s'appliquer, sans relâche, à défendre le faible contre les efforts du puissant ; il aperçoit bientôt les bornes de ses moyens et les limites même de l'autorité souveraine. La commisération pour l'infortune est combattue par les lois de propriété, la bienfaisance par la ,justice, la liberté par ses propres abus; sans cesse on voit lutter ensemble le mérite et le crédit, l'honneur et la fortune, l'amour de la patrie et l'intérêt personnel. Il n'y a de vraie pureté dans les passions que par moments et par intervalles ; et à moins que de grandes circonstances, ou une vertu vigoureuse dans l'administration, ne ramènent avec force aux idées de bien public, une langueur générale s'empare de tous les esprits, et la société ne paraît plus qu'un amas confus d'intérêts divers, que l'autorité suprême se borne à maintenir en paix, sans s'inquiéter d'aucune harmonie réelle, ni d'aucune révolution favorable aux moeurs et à la félicité publique.
C'est du milieu de ce choc habituel, c'est du milieu de ces contradictions toujours renaissantes, qu'un administrateur doué d'un esprit réfléchi est rappelé sans cesse aux idées d'imperfection ; il s'attriste, sans doute, en voyant combien est grande la disproportion qui existe entre ses devoirs et ses forces, et quelquefois il se trouble et se décourage, en apercevant les obstacles qu'il doit franchir, les difficultés qu'il doit vaincre; il élève, avec peine, quelques digues sur le rivage, les eaux grossissent, leur cours devient plus rapide, et les premières précautions rendues insuffisantes obligent à de nouveaux travaux, qui, renversés à leur tour, entraînent une succession continuelle de soins infructueux et de tentatives inutiles. Que serait-ce donc, si le lieu salutaire des idées religieuses était jamais rompu? Que serait-ce, si l'action de ce puissant ressort était jamais entièrement détruite ? On ne tarderait pas à voir s'ébranler toutes les parties de l'architecture sociale et la main du Gouvernement ne pourrait plus soutenir ce vaste et chancelant édifice.
Le souverain et les lois interprètes de sa sagesse doivent se proposer deux grands buts : le maintien de l'ordre public, et l'accroissement du bonheur des particuliers ; mais, pour atteindre à cette double fin, le secours de la religion est absolument nécessaire. Le souverain ne peut influer sur le bonheur que par des soins généraux, puisque tous les sentiments qui naissent du caractère des hommes, ou simplement des circonstances de leur situation privée, sont hors de sa dépendance. Il ne peut non plus assurer l'ordre public que par des règles et des institutions uniquement applicables aux actions, et aux actions positivement démontrées ; et il faut encore que ces lois embrassent la société d'une manière uniforme, puisqu'elles doivent tendre sans cesse à diminuer le nombre des exceptions, des nuances et des modifications, afin de prévenir les abus inséparables des décisions arbitraires.
Telle est la marche de l'autorité souveraine ; tel est le développement nécessaire de, ses moyens et de ses forces. La religion, pour atteindre aux mêmes buts, suit une route absolument différente ; et d'abord ce n'est point d'une manière vague et générale, qu'elle influe sur le bonheur, c'est en s'adressant aux hommes un à un; c'est en pénétrant dans le coeur de chacun d'eux en particulier, pour y verser des consolations et des espérances; et c'est en présentant à leur imagination tout ce qui peut l'entraîner ; c'est en s'emparant de leurs sentiments, c'est en occupant leur pensée; c'est en se servant de cet empire pour soutenir leur courage, et pour leur offrir des satisfactions jusque dans les revers et les angoisses de la vie. De même la religion concourt au maintien de l'ordre public par des moyens absolument distincts de ceux du gouvernement; car ce n'est pas uniquement aux actions, c'est encore aux sentiments qu'elle commande; et c'est avec les erreurs et les penchants de chaque homme en particulier, qu'elle cherche à combattre. La religion, en montrant la divinité présente à toutes les déterminations les plus secrètes, exerce une autorité habituelle sur les consciences ; elle semble assister à leurs agitations, et les suivre dans leurs subterfuges ; elle observe également les intentions, les projets, les repentirs, et dans les routes qu'elle parcourt, elle semble aussi onduleuse et flexible en ses mouvements, que l'empire absolu de la loi paraît immobile et contraint.
1. De l'importance des opinions religieuses. Londres, 1788. Introduction, pp. 3-13.