RABAUT SAINT-ÉTIENNE (1743-1793)
Notice
Jean-Paul Rabaut, dit Saint-Etienne, fils aîné de Paul Rabaut, pst né à Nîmes en avril 1743, et mort sur l'échafaud à Paris le 5 décembre 1793. Après avoir étudié au séminaire de Lausanne, Il fut nommé, à côté de son père, pasteur à Nîmes (1765). Il se fit bientôt une grande réputation comme orateur. Sur le conseil de La Fayette, Rabaut Saint-Étienne se décida à aller à Paris (1785) réclamer du roi un état civil pour les protestants ; en 1787, grâce à lui, l'édit de tolérance était promulgué. Sa popularité fut immense.
En 1789 il fut élu député de Nîmes au tiers état. Il se distingua à tel point à l'Assemblée nationale que certains mettaient son éloquence au-dessus de celle de Mirabeau; il se lit estimer par sa modération et sa sagesse politique. Quoique voulant conserver la royauté, il était au premier rang de ceux qui réclamaient la liberté et l'égalité ; dans un discours qui est resté célèbre (24 août 1789), il demanda que la déclaration des droits de l'homme assurât à tous les Français la liberté de conscience. Le 15 mars 1790, il fut élu président de l'Assemblée. Après la séparation de, la Constituante, il s'occupa de journalisme.
Envoyé par le département de l'Aube à la Convention, il siégea avec les girondins, vota contre l'exécution de Louis XVI, et fut nommé président le 23 janvier 4793. Mais le 28 juillet 1793, ses adversaires le tirent mettre hors la loi et décréter d'accusation. Il se cacha à Paris, fut trahi, et le 5 décembre, il monta sur l'échafaud.
Ses Oeuvres ont été publiées plus de vingt-cinq ans après sa mort par Boissy d'Anglas (1820-1826) Outre son Almanach historique sur la Révolution française (1ère éd. incomplète, 1.79 1) et quelques autres ouvrages moins intéressants, ses meilleurs écrits sont des discours ou des pamphlets.
DÉMOCRATIE (1)
Quel Citoyen, occupé de la Constitution de sa Patrie, pourrait se défendre d'un attendrissement délicieux, en songeant qu'il s'occupe aussi du bonheur de toutes les générations futures ! Rien de plus simple et de plus évident que les Principes de la Société. Quelque simples, néanmoins, que soient ces vérités, le Despotisme les efface à un tel point, qu'elles sont enfin méconnues et oubliées. Pour tous les Peuples soumis au pouvoir arbitraire, il arrive une époque de dégradation où les droits les plus évidents sont entièrement ignorés, où ils ne songent pas à les réclamer, et où, pour comble de honte, ils se complaisent dans leur avilissement, et se font un titre de gloire de leur soumission stupide. Nous épargnerons cette honte à nos neveux.
Que le Peuple, oui, le Peuple dans les rangs les plus bas de la Société, celui que ses occupations et ses devoirs détournent d'étudier ses droits, que le Peuple les apprenne de nous; qu'il se garantisse, à la faveur de nos principes. de cette usurpation continuelle de tous les forts sur tous les faibles. Consacrons les maximes immortelles de la liberté de tous les hommes, sans exception ! Que ces maximes aussi claires que le jour, et simples comme la vérité, soient mises à la portée de tous ! Que tous les voient, qu'ils les lisent, qu'ils les apprennent par coeur, que leurs enfants les retiennent à leur tour, et que, transmises d'âge en âge, elles aillent préserver les générations les plus reculées des atteintes du Despotisme!
Et si les révolutions des siècles doivent faire 'disparaître un jour ce Peuple d'hommes libres et éclairés, que l'Histoire dise aux hommes qui lui auront succédé : Il fut un Peuple où le moindre des Citoyens savait connaître et faire respecter ses Droits, et ce Peuple fut le Peuple français !
POUR LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE (2)
L'honneur que je partage avec vous, Messieurs, d'être Député de la Nation et Membre de cette auguste Assemblée, me donne le droit de parler, et de dire mon avis sur la question qui vous occupe.
Je ne cherche pas à me défendre de la défaveur que je pourrais jeter sur cette cause importante, parce que j'ai intérêt à la soutenir; et je ne crois pas que personne doive être suspecté dans la défense de ses droits, parce que ce sont ses droits...
C'est sur vos principes que je me fonde, Messieurs, pour vous demander de déclarer dans un article que tout Citoyen est libre dans ses Opinions, qu'il a le droit de professer librement son culte, et qu'il ne doit point être inquiété pour sa religion.
Vos principes font que la liberté est un bien commun, et que tous les Citoyens y ont un droit égal. La liberté doit donc appartenir à tous les Français également et de la même manière. Tous y ont droit, ou nul ne l'a : celui qui veut en priver les autres n'en est pas digne; celui « qui la distribue inégalement ne la connaît pas ; celui qui attaque, en quoi que ce soit, la liberté des autres, attaque la sienne propre, et mérite de la perdre à son tour, indigne d'un présent dont il ne connaît pas tout le prix.
Vos principes font que la liberté de la pensée et des opinions est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, Messieurs, est la plus sacrée de toutes; elle échappe à l'empire des hommes, elle se réfugie au fond de la conscience comme dans un sanctuaire inviolable où nul mortel n'a droit de pénétrer, elle est la seule que les hommes n'aient pas soumise aux Lois de l'association commune; la contraindre est une injustice; l'attaquer est un sacrilège.
Je me réserve de répondre aux arguments que l'on pourrait faire pour dire que ce n'est point attaquer la conscience des Dissidents, que de leur défendre de professer leur culte, et j'espère de prouver que c'est une souveraine injustice, que c'est attaquer leur conscience et la violer, que c'est faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait.
Mais ayant l'honneur de vous parler, Messieurs, pour vous prier de faire entrer dans la Déclaration des Droits, un principe certain et bien énoncé, sur lequel vous puissiez établir un jour des Lois justes au sujet des non-Catholiques, je dois vous parler d'abord de leur situation en France.
Les non-Catholiques (quelques-uns de vous, Messieurs, l'ignorent peut-être) n'ont reçu de l'Édit de novembre 1787, que ce qu'on n'a pu leur refuser. Oui, « qu'on n'a pu leur refuser; je ne le répète pas sans quelque honte, mais ce n'est point une inculpation gratuite, ce sont les propres termes de l'Édit. Cette Loi, plus célèbre que juste, fixe les formes d'enregistrer leurs naissances, leurs mariages et leurs morts; elle leur permet en conséquence de jouir des effets civils, et d'exercer leurs professions... et c'est tout.
C'est ainsi, Messieurs, qu'en France, au dix-huitième ,siècle, on a gardé la maxime des temps barbares, de diviser une Nation en une caste favorisée, et une caste disgraciée ; qu'on a regardé comme un des progrès de la législation, qu'il fût permis à des Français, proscrits depuis cent ans, d'exercer leurs professions, c'est-à-dire de 'vivre, et que leurs enfants ne fussent plus illégitimes. Encore les formes auxquelles la Loi les a soumis sont-elles accompagnées de gênes et d'entraves. et l'exécution de cette Loi de grâce a porté la douleur' et le désordre dans les Provinces où il existe des Protestants. C'est un objet sur lequel je me propose de ,réclamer lorsque vous serez parvenus à l'article des Lois. Cependant, Messieurs (telle est la différence qui existe entre les Français et les Français), cependant les Protestants sont privés de plusieurs avantages de la Société : cette croix, prix honorable du courage et des services rendus à la Patrie, il leur est défendu de la recevoir, car pour des hommes d'honneur, pour des Français, c'est être privé du prix de l'honneur que de l'acheter par l'hypocrisie. Enfin, Messieurs,, pour comble d'humiliation et d'outrage, proscrits dans leurs pensées, coupables dans leurs opinions, ils sont privés de la liberté de professer leur Culte Les lois pénales (et quelles lois que celles qui sont posées sur ce principe, que l'erreur est un crime !), les lois pénales contre leur Culte n'ont point été abolies ; en plusieurs Provinces ils sont réduits à le célébrer dans les déserts, exposés à toute l'intempérie des saisons, à se dérober comme des criminels à la tyrannie de la Loi, ou plutôt à rendre la Loi ridicule par son injustice en l'éludant, et la violant chaque jour.
Ainsi, Messieurs, les Protestants font tout pour la Patrie, et la Patrie les traite avec ingratitude; ils la servent, en Citoyens, ils en sont traités en proscrits ; ils la servent en hommes, que vous avez rendus libres, ils en sont traités en esclaves. Mais il existe enfin une Nation Française, et c'est à elle que j'en appelle en faveur de deux millions de Citoyens utiles qui réclament aujourd'hui leur droit de Français. Je ne lui fais pas l'injustice de penser qu'elle puisse prononcer le mot d'intolérance; il est banni de notre langue, ou il n'y subsistera que comme un de ces mots barbares et surannés dont on ne se sert plus, parce que l'idée qu'il représente est anéantie.
Mais, Messieurs, ce n'est pas même la Tolérance que je réclame; c'est la liberté. La Tolérance! le support! le pardon! la clémence! idées souverainement injustes envers les Dissidents, tant qu'il sera vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime. La Tolérance! je demande qu'il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des Citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l'éducation ont amenés à penser d'une autre manière que nous. L'erreur, Messieurs, n'est point un crime : celui qui la professe la prend pour la vérité, elle est la vérité pour lui ; il est obligé de la professer; et nul homme, nulle société, n'a le droit de le lui défendre.
Eh ! Messieurs, dans ce partage d'erreurs et de vérités que les hommes se distribuent, ou se transmettent, ou se disputent, quel est celui qui oserait assurer qu'il ne s'est jamais trompé, que la vérité est constamment chez lui, et l'erreur constamment chez les autres?
Je demande donc, Messieurs, pour les Protestants Français, pour tous les non-Catholiques du Royaume, ce que vous demandez pour vous : la liberté, l'égalité de droits. Je le demande pour ce Peuple arraché de l'Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté, depuis près de dix-huit siècles; qui prendrait nos moeurs et nos usages, si, par nos Lois, il était incorpore avec nous ; et auquel nous ne devons point reprocher sa morale, parce qu'elle est le fruit de notre barbarie et de l'humiliation à laquelle nous l'avons injustement condamné.
Je demande, Messieurs, tout ce que vous demandez pour vous : que tous les non-Catholiques Français soient assimilés en tout et sans réserve aucune à tous les autres Citoyens, parce qu'ils sont Citoyens aussi, et que la Loi et que la liberté toujours impartiales ne distribuent point inégalement les actes rigoureux de leur exacte justice.
Et qui de vous, Messieurs, permettez-moi de vous le demander, qui de vous oserait, qui voudrait, qui mériterait de jouir de la liberté, s'il voyait deux millions de Citoyens contraster, par leur servitude, avec le faste imposteur d'une liberté qui ne le serait plus, parce qu'elle serait inégalement répartie ? Qu'auriez-vous à leur dire, s'ils vous reprochaient que vous tenez leur âme dans les fers, taudis que vous vous réservez la liberté ? Et que serait, je vous prie, cette aristocratie d'opinions, cette féodalité de pensées, qui .réduirait à un honteux servage deux millions de Citoyens, parce qu'ils adorent votre Dieu d'une autre manière que vous ?
Je demande pour tous les non-Catholiques, ce que vous demandez pour vous : l'égalité des droits, la liberté ; la liberté de leurs Religions, la liberté de leurs Cultes, la liberté de les célébrer dans des maisons consacrées à cet objet ; la certitude de n'être pas plus troublés dans leur Religion que vous ne l'êtes dans la vôtre, et l'assurance parfaite d'être protégés comme vous, autant que vous, et de la même manière que vous, par la commune Loi...
Je conclus donc, Messieurs, à ce qu'en attendant que vous statuiez sur l'abolition des Lois concernant les non-Catholiques, et que vous les assimiliez en tout aux autres Français, vous fassiez entrer dans la Déclaration des Droits cet article :
Tout homme est libre dans ses opinions, tout Citoyen a le droit de professer librement son Culte, et nul ne peut être inquiété à cause de sa Religion.
LE DESPOTISME (3)
Un des grands bienfaits de la révolution qui venait de -s'opérer en France était de rendre au peuple une existence civile et politique, qu'il avait perdue depuis tant de siècles, et dont il est privé sous la plus grande partie des gouvernements. On a dit trop longtemps que le peuple est fait pour être gouverné par un sceptre de fer ; qu'il est incapable de connaître ses véritables intérêts - que la grossièreté de son éducation et de ses travaux ne permet pas qu'il s'occupe de la chose publique; et qu'il faut que le soin de le conduire soit confié à des hommes d'une classe supérieure, qui connaissent ses intérêts mieux que lui-même. Dans la révolution de France on a appuyé ces sophismes de l'exemple. Les violences auxquelles le peuple s'est porté en divers lieux, non seulement ,contre ses oppresseurs, mais même quelquefois contre des hommes innocents et quine lui avaient jamais fait directement de mal, ont servi d'argument pour prouver qu'il devait être éloigné de toute influence ,dans l'administration de la chose publique.
Mais, outre qu'il est barbare de tirer avantage de l'ignorance d'un peuple que le gouvernement même sous lequel il vivait rendait ignorant, d'une grossièreté, fruit de la politique qui consistait à. l'abrutir, et ,des vices de la servitude dont il faut le plaindre et non le blâmer, puisqu'on la lui avait donnée malgré la nature qui y répugne, il est aisé de voir que les maîtres des hommes ne tiennent ce langage que parce qu'ils aiment l'autorité...
Le bon sens et l'expérience s'accordent à prouver que. lorsque le peuple a été admis à gouverner ses propres affaires il l'a fait avec raison et intelligence. C'est que ce genre même de gouvernement l'appelle à s'instruire de ses intérêts, et qu'il apprend à les connaître quand on ne le force pas à s'en reposer sur autrui. L'ignorance est le ressort des gouvernements despotiques; l'universalité des lumières est celui des gouvernements libres. Pour obéir aux lois des premiers il faut que le peuple ne sache rien ; pour obéir aux derniers il faut qu'il sache tout : mais lorsque tous les despotismes se réunissent pour se soutenir réciproquement et pour avilir le peuple qui les soudoie et les nourrit, la calomnie dont on veut le noircir retombe sur la tyrannie même qui l'insulte.
1. Projet du préliminaire de la Constitution française présenté par M. Rabaut de Saint-Étienne. Avertissement, pp. V à VI.
2. Opinion de M. Rabaut Saint-Étienne sur la motion suivante de M. le comte de Castellane: nul homme ne peut être inquiété dans ses opinions, ni troublé dans l'exercice de sa religion. A Versailles, imprimeur de, l'Assemblée nationale, 1789.
3. Précis historique de la Révolution française, par J.-P. RABAUT UT. 7e éd., 1819, 2, partie, liv. V, pp. 292 à 296.