JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778)
Notice
Jean-Jacques Rousseau est né à Genève le 28 juin 1712 et mort à Ermenonville le 2 juillet 1778. Sa famille était d'origine française, mais établie à Genève depuis plus d'un siècle et demi. Privé dès sa naissance de sa mère, il fut élevé un peu au hasard et eut une adolescence vagabonde. Parti de Genève en 1728, et sous l'influence de Mme de Warens, il abjura plus ou moins sérieusement le protestantisme à Turin. Après avoir erré en Italie, en Suisse, en Savoie, il passe aux Charmettes trois étés (1738-1740) pendant lesquels il dévore toutes sortes de livres.
Après un voyage à Montpellier, puis un séjour à Lyon, comme précepteur, il arrive à Paris en 1741, pour y tenter la fortune, Il y débute comme musicien; puis, après un voyage à Venise comme secrétaire de l'ambassadeur, il revient à Paris, écrit des articles pour l'Encyclopédie, se lie avec Grimm et, Diderot, et cherche sa voie. En 1750, an sujet d'un concours ouvert par l'académie de Dijon, il écrit d'enthousiasme son discours sur les sciences et les arts. Du coup, il est discuté, célèbre, fait jouer son opéra: le Devin du village et publie son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1753). Il se proclame désormais républicain et démocrate, revient au calvinisme, réforme sa vie et jusqu'à son vêtement, quitte l'épée et les manchettes, se donne pour l'homme de la nature et l'ennemi des conventions sociales.
Il écrit coup sur coup la lettre à d'Alembert sur les Spectacles (1758), Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), le Contrat social (1762), Émile (1762). Persécuté à cause de la publication de l'Émile, il lance sa Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris (1763), et prend le chemin de l'exil. A partir de ce moment, malade, hypocondriaque, brouillé avec ses anciens amis (Voltaire, Diderot, Saint-Lambert, Grimm, etc.), les accusant volontiers de toutes sortes de machinations contre lui, il erre pendant huit ans (1762-1770) à Berne, à Motiers-Travers, à l'île Saint-Pierre (lac de Bienne), en Angleterre, à Trie, à Bourgoin, à Monquin, etc. Il mène une existence inquiète, soupçonneuse et surtout malheureuse, pendant laquelle il écrit ses Lettres à la Montagne (1764) et compose ses Confessions (1765-1771 ; 1re éd. 1781-1788).
Revenu à Paris , il y passe ses dernières années dans l'isolement et la tristesse d'un misérable logis dans la rue, de la Plâtrière, écrit ses Dialogues de Rousseau, juge de Jean-Jacques (1775-1776), ses Rêveries d'un promeneur solitaire (1777-1778). C'est alors que le marquis de Girardin met à sa disposition sa petite terre d'Ermenonville, près de Paris. Rousseau s'y rend et y meurt presque aussitôt. En 1794, par décret de la Convention, ses cendres ont été transportées au Panthéon.
Il serait exagéré de taire de Rousseau un type du chrétien. On relèverait dans ses écrits bien des ignorances et bien des erreurs dans ce qu'il dit des religions positives et sa critique des doctrines mériterait souvent d'être elle-même critiquée. Mais la responsabilité des ignorances qu'il laisse percevoir et des erreurs qu'il a commises, retombe souvent sur ceux qui étaient alors les docteurs ou les prédicateurs du christianisme. D'autre part, il a été seul, en plein dix-huitième siècle, à trouver certains accents pour exprimer le sentiment religieux. « J'aperçois Dieu partout dans son oeuvre, s'écrie-t-il par lit bouche du Vicaire savoyard, je le sens en moi, je le vois tout autour de moi. »
Il est peut-être, parmi les penseurs, le premier qui ait insisté sur la valeur de l'expérience religieuse. Le mot est moderne, mais l'idée est très nettement formulée. Il a introduit dans la religion la révolution qu'il avait accomplie dans les autres domaines, en mettant le sentiment à la place de la raison théorique. Il a été le précurseur, l'initiateur des méthodes qui devaient avoir leur fortune. Il a agi sur Kant, il a préparé Schleiermacher. Il a entrevu une apologétique qui fonde la vérité du christianisme sur sa sainteté, sa profondeur et son utilité. Textes choisis : J.-J. Rousseau, par Bazaillas (2 vol.) J.-J. Rousseau, par S. Rocheblave. Consulter notamment : Bernard Bouvier, Jean-Jacques Rousseau (1912); - Il. Hoeffding, J.-J. Rousseau et sa philosophie (1912); -P.-M. Masson, La formation religieuse de Rousseau (1916); - La profession de foi de Jean-Jacques (1916); - Rousseau et la restauration religieuse (1916); - G. Vallette, J.-J. Rousseau genevois, 1911.
LA CONSCIENCE (1)
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience.
Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : « Erreur de l'enfance, préjugés de l'éducation! s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises. » Ils font plus : cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l'osent rejeter; et, contre l'éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d'eux seuls, comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d'un peuple et que, sitôt qu'il est des monstres, l'espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu'il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l'autorité qu'il refuse aux écrivains les plus célèbres? Quelques usages incertains et bizarres, fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, détruiront-ils l'induction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d'accord sur ce seul point? 0 Montaigne! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l'être, et dis-moi s'il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d'être clément, bienfaisant, généreux; où l'homme de bien soit méprisable et le perfide honoré...
Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et, borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.
DU DROIT DU PLUS FORT (2)
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, ,et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non la volonté; c'est tout an plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable; car, sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin?
Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner la bourse; mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes.
DIEU DANS LA NATURE (3)
Quels temps, croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite ; ce sont mes promenades solitaires...
Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie, je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : « Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour! » J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon coeur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit, dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sari-, cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même: « Non, Salomon, dans toute sa gloire, ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux... »
« Bientôt, de la surface de la terre, j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas, je me sentais, avec, une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace ; mon coeur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit; j'étouffais dans l'univers; j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : « 0 grand Être ! ô grand Être ! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus.
Ainsi s'écoulaient dans un délire continuelles journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées : et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensais en pouvoir jouir davantage encore; et, pour réparer le temps perdu, je me disais « Je reviendrai demain. »
A UN INCRÉDULE (4)
Bourgoin, le 15 janvier 1769.
... Si Jésus fut né à Athènes et Socrate à Jérusalem, ,que Platon et Xénophon eussent écrit la vie du premier, Luc et Matthieu celle de l'autre, vous changeriez beaucoup de langage ; et ce qui lui fait tort dans votre esprit est précisément ce qui rend son élévation d'âme plus étonnante et plus admirable, savoir, sa naissance en Judée, chez le plus vil peuple qui peut-être existât alors ; au lieu que Socrate, né chez le plus instruit et le plus aimable, trouva tous les secours dont il avait besoin pour s'élever aisément au ton qu'il prit. Il s'éleva contre les sophistes, comme Jésus contre les prêtres, avec cette différence que Socrate imita souvent. ,ses antagonistes, et que, si sa belle et douce mort n'eût honoré sa vie, il eût passé pour un sophiste ,comme eux. Pour Jésus, le vol sublime que prit sa grande âme l'éleva toujours au-dessus de tous les mortels, et depuis l'âge de douze ans jusqu'au moment qu'il expira dans la plus cruelle ainsi que dans la plus infâme de toutes les morts, il ne se démentit pas un moment. Son noble projet était de relever son peuple, d'en faire derechef un peuple libre et digne de l'être ; car c'était par là qu'il fallait commencer.
L'étude profonde qu'il fit de la loi de Moïse, ses efforts pour en réveiller l'enthousiasme et l'amour dans les coeurs, montrent son but, autant qu'il était possible pour ne pas effaroucher les Romains. Mais ses vils et lâches compatriotes, au lieu de l'écouter, le prirent en haine précisément à cause de son génie et de sa vertu, qui leur reprochaient leur indignité. Enfin ce ne fut qu'après avoir vu l'impossibilité d'exécuter son projet qu'il l'étendit dans sa tête, et que, ne pouvant faire par lui-même une révolution chez son peuple, il voulut en faire une par ses disciples dans l'univers. Ce qui l'empêcha de réussir dans son premier plan, outre la bassesse de son peuple, incapable de toute vertu, fut la trop grande douceur de son propre caractère, douceur qui tient plus de l'ange et du dieu que de l'homme, qui ne l'abandonna pas un instant, même sur la croix, et qui fait verser des torrents de larmes.
JÉSUS-CHRIST (5)
Je vous avoue aussi que la sainteté de l'Évangile est un argument qui parle à mon coeur, et auquel j'aurais même regret de trouver quelque bonne réponse. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu'ils sont petits près de celui-là! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire! Quelle douceur, quelle pureté dans ses moeurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans. ses discours! quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ? ...
La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu'on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout son peuple, est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu.
LES MIRACLES (6)
Jésus ne s'annonça pas d'abord par des miracles, mais par la prédication. A douze ans, il discutait déjà dans le temple avec les docteurs, tantôt les interrogeant, et tantôt les surprenant par la sagesse de ses réponses. Ce fut là le commencement de ses fonctions, comme il le déclara lui-même à sa mère et à Joseph. Dans le pays, avant qu'il fit aucun miracle, il se mit à prêcher an peuple le royaume des cieux, et il avait déjà rassemblé plusieurs disciples sans s'être autorisé près d'eux d'aucun signe, puisqu'il est dit que ce fut à Cana qu'il fit le premier.
Quand il fit ensuite des miracles, c'était le plus souvent dans des occasions particulières, dont le choix n'annonçait pas un témoignage public, et dont le but était si peu de manifester sa puissance, qu'on ne lui en a jamais demandé pour cette fin qu'il ne les ait refusés. Voyez là-dessus toute l'histoire de sa vie ; écoutez surtout sa propre déclaration : elle est si décisive. que vous n'y trouverez rien à répliquer.
Sa carrière était déjà fort avancée, quand les docteurs, le voyant faire tout de bon le prophète au milieu d'eux, s'avisèrent de lui demander un signe. A, cela qu'aurait dû répondre Jésus, selon vos messieurs? « Vous demandez un signe, vous en avez eu cent. Croyez-vous que je sois venu m'annoncer à vous pour le Messie sans commencer par rendre témoignage de moi, comme si j'avais voulu vous forcer à me méconnaître et vous faire errer malgré vous ? Non : Cana, le centenier, le lépreux, les aveugles, les paralytiques, la multiplication des pains, toute la Galilée, toute la Judée, déposent pour moi. Voilà mes signes,: pourquoi feignez-vous de ne pas les voir ? » Au lieu de cette réponse, que Jésus ne fit point, voici, monsieur, celle qu'il fit : « La nation méchante et adultère demande un signe, et il ne lui en sera point donné. » Ailleurs il ajoute : « Il ne lui sera point donné d'autre signe que celui de Jonas le prophète. » Et leur tournant le dos, il s'en alla.
Voyez d'abord comment, blâmant cette manie des signes miraculeux, il traite ceux qui les demandent; et cela ne lui arrive pas une fois seulement, mais plusieurs...
Les Juifs demandaient un signe du ciel. Dans leur système, ils avaient raison. Le signe qui devait constater la venue du Messie ne pouvait pour eux être trop évident, trop décisif, trop au-dessus de tout soupçon, ni avoir trop de témoins oculaires : comme le témoignage immédiat de Dieu vaut toujours mieux que celui des hommes, il était plus sûr d'en croire au signe même qu'aux gens qui diraient l'avoir vu; et pour cet effet le ciel était préférable à la terre.
Les Juifs avaient donc raison dans leur vue, parce qu'ils voulaient un Messie apparent et tout miraculeux. Mais Jésus dit, après le prophète, que le royaume des cieux ne vient point avec apparence; que celui qui l'annonce ne débat point, ne crie point, qu'on n'entend point sa voix dans les rues. Tout cela ne respire pas l'ostentation des miracles ; aussi n'était-elle pas le but qu'il se proposait dans les siens. Il n'y mettait ni l'appareil ni l'authenticité nécessaires pour constater de vrais signes, parce qu'il ne les donnait point pour tels. Au contraire, il recommandait le secret aux malades qu'il guérissait, aux boiteux qu'il faisait marcher, aux possédés qu'il délivrait du démon. L'on eût dit qu'il craignait que sa vertu miraculeuse ne fût connue : on m'avouera que c'était une étrange manière d'en faire la preuve de sa mission.
Mais tout cela s'explique de soi-même, sitôt que l'on conçoit que les Juifs allaient cherchant cette preuve où Jésus ne voulait point qu'elle fût : « Celui qui me rejette a, disait-il, qui le juge. » Ajoutait-il « Les miracles que j'ai faits le condamneront » ? Non « La parole que j'ai portée le condamnera. » La preuve est donc dans la parole, et non pas dans les miracles.
PRIERE (7)
Dieu tout puissant, Père éternel, mon coeur s'élève en votre présence pour vous y offrir les hommages et les adorations qu'il vous doit; mon âme, pénétrée de votre immense majesté, de votre puissance redoutable et de votre grandeur infinie, s'humilie devant vous avec les sentiments de la plus profonde vénération et du plus respectueux abaissement, 0 mon Dieu, je vous adore de toute l'étendue de mes forces, je vous reconnais pour le créateur, le conservateur, le maître et le souverain absolu de tout ce qui existe, pour L'Etre absolu et indépendant qui n'a besoin que de soi-même pour exister, qui a tout créé par sa puissance et sans le soutien duquel tous les êtres rentreraient aussitôt dans le NéANT.
Je reconnais que votre divine Providence soutient et gouverne le monde entier, sans que ces soins, pleins de bonté, soient capables d'altérer le moins du monde votre auguste tranquillité. Enfin, quelque magnificence qui règne dans la construction de ce vaste univers, je conçois qu'il n'a fallu, pour le sortir du néant dans toute sa perfection. qu'un instant de votre volonté et que, bien loin d'être le dernier effort de votre puissance, toute la vigueur de l'esprit humain n'est pas seulement capable de concevoir combien vous pourriez étendre au delà les effets de votre pouvoir infini...
Mais, ô Dieu du ciel, si votre puissance est infinie, votre divine bonté ne l'est pas moins. 0 mon Père, mon coeur se plaît à méditer sur la grandeur de vos bienfaits; il y trouve mille sources intarissables de zèle et de bénédictions. Quelle bouche pourrait faire dignement l'énumération de tous les biens que j'ai reçus de vous ? Vous m'avez tiré du néant, vous m'avez donné l'existence, vous m'avez doué d'une âme raisonnable, vous avez gravé dans le fond de mon coeur des lois à l'exécution desquelles vous avez attaché le prix d'un bonheur éternel, lois pleines de justice et de douceur, et dont la pratique tend à me rendre heureux, même dès cette vie. Vous avez attaché des douceurs à mon sort dès cette terre, et en exposant devant mes yeux le spectacle touchant et magnifique de ce vaste univers, vous n'avez pas dédaigné d'en destiner une grande partie à ma commodité et à mes plaisirs...
Mes hommages et mon zèle, tout faibles qu'ils sont, oseront-ils se présenter à vous pour satisfaire à ma gratitude? Oui, mon Dieu, vous daignez les agréer en considération de ma faiblesse; vous acceptez des sentiments bien indignes de vous, à la vérité, mais qui sont cependant le fruit de tous les efforts de mon coeur; ma reconnaissance, mon zèle et mon amour, tout faibles qu'ils sont, ne sont pas dédaignés de votre divine bonté. 0 mon créateur, mon coeur s'excite, par la contemplation de toutes vos grâces et de tous vos bienfaits, à vous offrir des actions de grâces et des remerciements proportionnés: agréez-les dans la plénitude de votre miséricorde.
0 mon Dieu, pardonnez tous les péchés que j'ai commis jusqu'à ce jour, tous les égarements où je suis tombé; daignez avoir pitié de mes faiblesses, daignez détruire en moi tous les vices où elles m'ont entraîné. Ma conscience me dit combien je suis coupable: je sens que tous les plaisirs que mes passions m'avaient représentés dans, l'abandon de la sagesse sont devenus pour moi pires que l'illusion et qu'ils se sont changés en odieuses amertumes ; je sens qu'il n'y a de vrais plaisirs que ceux qu'on goûte dans l'exercice de la vertu et dans la pratique de ses devoirs. Je suis pénétré de regrets d'avoir fait un si mauvais usage d'une vie et d'une liberté que vous ne m'aviez accordées que pour me donner les moyens de me rendre digne de l'éternelle félicité. Agréez mon repentir, ô mon Dieu ! Honteux de mes fautes passées, je fais une ferme résolution de les réparer par une conduite pleine de droiture et de sagesse. Je rapporterai désormais toutes mes actions à vous, je vous méditerai, je vous bénirai, je vous servirai, je vous craindrai.
1. Emile, liv. IV. Profession de foi du Vicaire Savoyard. Oeuvres complètes. Ed. 1846, t. 11, pp. 582 à 584.
2. Du contrat social. - Oeuvres complètes. Ed. 1852, t. 1, p. 611.
3. Quatre lettres à M. le Président de Malesherbes (31 lettre fragm.). Oeuvres complètes, t. 1, Ed. 1852, pp. 396 à 397.
4. Lettre à M. de ***. Oeuvres complètes. Ed. 1852, t. IV, pp. 771 à 772.
5. Émile, liv. IV. - Profession de foi du Vicaire Savoyard Oeuvres complètes, 1852, p. 597.
6. Lettres écrites de la montagne. Oeuvres complètes. Ed. 1846. t. III, pp. 26 à 28.
7. Annales de la Société J.-J. Rousseau, 190.5, T. 1, P. 224.