VESSIERE DE LA CROZE (1661-1739)
Notice
Mathurin Veyssière de la Croze est né à Nantes le 4 décembre 4661 et mort à Berlin le 21 mai 1739. Entré à dix-sept ans chez les Bénédictins de Saint-Maur, à Saumur, afin de pouvoir se livrer à son goût pour l'étude, il fut envoyé en 1682 à Paris, où la lecture des Pères et quelques ouvrages de controverse éveillèrent en lui des scrupules sur sa foi. Il sortit de France en 4696 et embrassa à Bâle le protestantisme. Après un voyage aux Indes, il alla à Berlin, y devint bibliothécaire de l'électeur de Brandebourg, puis précepteur de la princesse royale de Prusse, enfin professeur au collège français. Orientaliste très érudit, il a publié entre autres ouvrages : Entretiens sur divers sujets d'histoire, de littérature, de religion et de critique (1711), qui ont eu au moins deux autres éditions (1733 et 1740); - Histoire du christianisme aux Indes (1724), plusieurs fois réimprimée et traduite en allemand et en danois ; - Histoire du christianisme d'Éthiopie et d'Arménie (1739).
Après sa mort, l'Université d'Oxford a fait imprimer de lui un Lexicon aegyptiaco-latinum (1775). Consulter: Jordan, Histoire de la vie et des oeuvres de M. de la Croze (Amsterdam, 1741). L'originalité de sa pensée consiste à fonder « le religion intérieure » sur l'expérience personnelle. Pour lutter contre le déisme, il. n'a de confiance qu'en l'apologétique qui met en jeu les preuves internes ou mystiques. - Cf. Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand (1916), p. 249 et suiv.
L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE (1)
Nous avons des preuves intérieures, encore plus énergiques et plus persuasives; et plût à Dieu que ceux qui les sentent eussent le don de pouvoir les rendre sensibles à ceux qui n'en ont point de connaissance. Ce sont les preuves de sentiment, dont il y a aujourd'hui tant de gens qui se moquent, parce qu'ils n'en ont point d'idée, et qu'ils croient qu'on ne les peut soumettre à la rigueur des raisonnements ordinaires. En effet, il est plus facile de dire qu'on sent les affections de son coeur entraînées vers un objet, que de dire pourquoi elles y sont entraînées. On peut peindre aux autres, si j'ose m'expliquer ainsi, ses réflexions et ses pensées ; mais on ne saurait faire connaître les mouvements de sa volonté qu'à ceux qui en ont senti de semblables. Il semble qu'il y a dans l'homme pieux comme un sixième sens qui lui fournit des perceptions, dont il ne peut donner une idée juste à ceux qui ne sont pas disposés à les recevoir. Quelque effort qu'on fasse, on ne fera jamais comprendre à un aveugle de naissance quelle est cette modification de la lumière qui produit en nous la sensation des couleurs: cependant cet aveugle raisonne; mais ses organes ne sont pas capables de lui fournir une pareille idée. Il la croirait sans doute impossible, s'il n'était comme accablé par le grand nombre de témoins qui déposent pour elle. Il n'en serait pas de même dans une république d'aveugles, où le témoignage de deux ou trois personnes clairvoyantes ne suffirait jamais pour persuader aux autres qu'il leur manque un sens si nécessaire à l'homme, et qui seul lui fournit plus d'idées que tous les autres ensemble. Il y a donc de la témérité à nier ces sentiments sous prétexte qu'on n'en a jamais été frappé...
Quelque imparfaite que soit l'idée qu'on peut donner de l'existence de Dieu par les preuves de sentiment, il ne faut pourtant point les négliger, quoiqu'elles soient au-dessus de toute expression et qu'elles perdent plus qu'elles ne gagnent par le raisonnement. Tel qui ne les sent pas pourra les demander à Dieu et les obtenir: car c'est l'unique voie par laquelle on y parvient. On peut en donner une idée superficielle par la considération des inquiétudes perpétuelles du coeur de l'homme, lorsqu'il s'est une fois livré à l'amour des créatures. Tout fini qu'est le coeur, ses désirs sont infinis ; le dégoût suit de près la possession de ce que peu auparavant il avait désiré avec le plus d'ardeur. Il ne trouve jamais son bien ni son repos, parce qu'il ne sait pas le chercher. Idolâtre des biens sensibles, il ne peut, s'élever jusqu'au vrai Bien, qui seul peut fixer toutes ses inquiétudes et lui donner un avant-goût de la félicité pour laquelle il a été créé. Ceux qui ont goûté Dieu nous assurent que cela est véritable. Nous inscrirons-nous en faux contre leur expérience? Ne serait-il pas infiniment plus raisonnable de suspendre son jugement sur ce qu'on ne connaît point que de prononcer témérairement à l'égard des choses dont on ne veut pas travailler à se convaincre par sa propre expérience ?
1. Entretiens sur divers sujets d'histoire, de littérature, de religion et de critique. Cologne, 1733, pp. 446-448 et 450 à 452.