ARISTE VIGUIE (1827-1890)
Notice
Ariste Viguié est né à Nègrepelisse (Tarn-et-Garonne), le 29 janvier 1827 et mort à Paris le 27 novembre 1890. Il fit ses études de théologie à Montauban, à Berlin, à Bonn et à Strasbourg, et conquit en 1858 le grade de docteur en théologie. Suffragant à Montauban, puis pasteur à Nîmes, il fut nommé, en 1866, président du consistoire de cette ville où son ministère m'exerça pendant vingt-six ans. En 1879 il fut appelé à Paris comme professeur d'homilétique à la Faculté de théologie, et, dans ses dernières années, il joignit à ces fonctions celles de pasteur de l'Oratoire.
Sa carrière a été surtout celle d'un prédicateur. « Sa parole, a écrit Auguste Sabatier, était puissante, large, naturellement élevée et sereine. Il n'avait point le don de l'improvisation facile, il lui fallait le temps d'une méditation laborieuse et d'une forte préparation. Mais nul ne s'emparait avec plus de force d'un grand sujet et d'un grand auditoire; nul n'avait dans ses idées une plus lumineuse ordonnance; nul, une fois qu'il avait pris son essor, ne donnait de plus larges coups d'ailes et n'emportait plus aisément vers les hauteurs, ceux qu'il avait une fois saisis. Par ces dons d'ampleur et de force expansive, il semblait né pour porter la parole dans les circonstances extraordinaires et les fêtes solennelles. Aussi, durant plus de trente ans, ne se faisait-il guère, sur la terre des Cévennes, dans le Midi de la France, de dédicace de temple, de consécration de jeunes pasteurs on de commémoration des temps du Désert, sans qu'il fût appelé à les présider. » Il appartenait à la fraction libérale des Églises réformées; il était même l'un des chefs les plus écoutés de son parti ; mais dans tous les camps, on s'est toujours plu à rendre hommage à la façon dont il a défendu ses idées, à son désintéressement, à son esprit de paix, à son respect pour ses adversaires.
Parmi ses nombreux écrits, nous citerons De la nature de l'autorité du Nouveau Testament (1850); Le principe chrétien de la Réformation (1956); - Histoire de l'apologétique dans l'Eglise réformée française (1858); - Les théories politiques libérales au XVIe siècle, Etudes sur la Franco-Gallia (1879). Il a publié trois volumes de Sermons (1864, 1874, 1885). Après sa mort, on a donné de lui un volume de Sermons inédits (1892).
LES PÈRES DE LA LIBERTÉ (1)
Toutes les libertés sont solidaires. La Réforme, en proclamant de fait la première et la plus sainte des libertés, la liberté de conscience, proclamait du même coup toutes les autres libertés. Ou plutôt, la liberté est une. Du centre, du coeur, du fond intime de la personne humaine, elle a rayonné, par de naturelles et splendides irradiations, dans tous les domaines de la pensée et de l'activité. Sciences, arts, politiques, elle a tout marquée de son empreinte. Où que nous regardions, c'es toujours elle, L'examen, le sérieux, la dignité, l'élan, la responsabilité, l'individualité, désormais nous retrouverons partout ces effets, ces inspirations de la liberté. Hotman, le grand croyant, le pieux persécuté, a saisi, lui, librement, joyeusement, avec son âme indépendante et ardente, la vérité chrétienne: il a regardé, il a examiné, il a choisi. Cette foi fait sa force, c'est lui-même.
Ce même esprit, il le portera partout. Il le portera dans la science du droit, et il ne voudra que ce qui est juste et vrai; de là son Antitrobinien. Il le portera dans la science de la politique, et il ne voudra aussi dans ce domaine que ce qui est juste et vrai: de là sa gaule Franque. Toutes les fictions sont passées, voici le règne de la lumière et de la conscience. ces grands esprits qui affirmaient, par leur sang, la liberté religieuse, affirmaient tout naturellement et par voie de nécessaire conséquence la liberté politique. - Il faut leur pardonner quelques excès de langage, en regard des vérités immortelles que les premiers ils ont proclamées. Ne leur soyons pas trop sévères en entendant dans leurs pamphlets certains cris d'amère vengeance. Ils parlaient en face de leurs bourreaux triomphants. ne nous voilons pas la face en nous écriant: ils formaient un Etat dans l'Etat, ils brisaient l'unité de la nation. Non, ils combattaient pour l'existence, et leur seule préoccupation était d'assurer leur vie, en tant que minorité. ne nous scandalisons pas outre mesure en les voyant implorer le secours de leurs voisins. Ils nous répondraient d'abord avec Condé: « Et eux, qu'ont-ils les premiers pourchassé en Espagne ?» Ils diraient que c'était la nécessité de leur martyre, et que c'était d'ailleurs la politique courante. Nous avons entendu ces accents du plus pur patriotisme au début de la Gaule franque (2), cet amour passionné du pays, alors que le pays les massacrait, les écrasait. la patrie leur fut toujours chère, d'autant plus chère, semble-t-il, qu'elle leur était plus cruelle. C'est elle qu'ils aimaient, et qu'ils voulaient rendre et qu'ils auraient rendue plus grande, plus pure, plus florissante, au moyen de ces institutions de la liberté.
Voilà pourquoi, en regard de ces principes sacrés qu'ils osèrent proclamer en ces sombres jours de l'histoire, nous ne saurions taire les sentiments de reconnaissance et d'admiration que la contemplation de leur oeuvre nous inspire.
C'est vraiment beau d'entendre en plein seizième siècle, en face la tyrannie cruelle, en face des bûchers menaçants, au milieu du sang à flots répandu, c'est vraiment beau d'entendre ces accents passionnés de liberté et de justice. Ces accents nous touchent d'une façon plus qu'ordinaire. Ils nous consolent, ils nous ravissent. la honte et le dégoût nous allaient prendre au coeur en regardant à cet aplatissement, à cette dégradation des courtisans, des septiques, des peureux et des lâches. Nous étions sur le point de nous écrier avec une tristesse découragée: la voilà donc bien bas, dans la boue, sans faire effort pour en sortir, cette humanité tant vantée. mais aussitôt, ces cris d'indignation, de résistance, de fierté, de justice, d'ardente foi, nous relèvent et nous consolent. Nous reprenons courage, nous bénissons Dieu, un saint transport nous agite, une reconnaissance émue nous pénètre, des larmes de joie et d'admiration tombent de nos yeux. Qui donc osait prétendre que l'humanité prenait lâchement son parti de la honte, du crime et de l'esclavage? Non, non, entendez-les ces vaillants, ces croyants, ces forts, ces héros, revendiquant avec noblesse, avec intrépidité, jusqu'au martyre, les principes sacrés, les titres immortels de la conscience. Non, non, la conscience ne peut pas périr. L'humanité, ne la regardez pas dans la fange, dans la boue. Regardez-la sur ces hauteurs de la liberté et de la justice. La voilà l'humanité, l'humanité vraie, l'humanité faite à l'image de Dieu.
C'est là le premier et grand service que ces puissants et généreux esprits nous rendent: ils relèvent en nous la foi en l'âme humaine. Ce n'est pas le seul: ils relèvent en nous la foi dans les institutions de la liberté... Il nous plaît de voir nos idées modernes si magistralement exposées et défendues, il y a déjà trois siècles, par un maître dans la science de l'histoire et du droit. Il nous plaît surtout, en nous associant à ses profondes recherches, de voir nos idées modernes en germe déjà aux origines de notre histoire, et comme indissolublement liées à notre tradition nationale. Bien loin d'être des utopistes et des rêveurs, nous *sommes le passé autant que l'avenir. Nous sommes l'esprit, l'âme des vieux ancêtres.
Et j'oserai dire enfin : ces généreux esprits du seizième siècle relèvent en nous la foi en la vérité et la sainteté de l'histoire. Il faut en finir avec la prétendue histoire de parade, de convention, de théâtre, qui nous donnait, comme le tableau vrai d'un peuple, le récit apprêté et louangeur de quelques tristes et puissants monarques. Comme si la vie du passé, comme si la vie d'une nation tenait tout entière dans l'existence frivole de ces êtres artificiels ! Il y a une autre histoire, la vraie, celle qui est faite des émotions, des aspirations, des soupirs, des larmes, des idées de cet être puissant qui s'appelle le peuple. Ces oeuvres des Hotman, des La Boëtie, des Languet, nous sont une révélation. Elles disent, à l'encontre de l'histoire frivole des cours, des fêtes, du luxe, des tournois, des parades, elles disent ce que pensaient, ce que voulaient les nobles coeurs. A travers et au-dessous de ces draperies majestueuses et factices, elles nous montrent les faits, les réalités, les résistances, les fiertés de ces âmes ulcérées et grandies dans le malheur. Il y a là un autre courant, large, puissant, Impétueux, qui n'a rien de factice, et c'est ce courant dont les flots, parfois torrentueux, mais toujours bienfaisants, nous ont portés, nous ont soulevés, nous poussent vers la vérité, vers la justice, vers l'avenir...
LA VRAIE APOLOGÉTIQUE (3)
La vraie apologétique, au point de vue de la science comme au point de vue de la foi, c'est, à notre avis, l'apologétique de la conscience chrétienne. Montrer à l'homme sa misère et sa grandeur, et lui présenter en Jésus-Christ la guérison de ses nobles souffrances et la satisfaction complète de ses besoins de sainteté, voilà l'oeuvre de la science du salut.
L'étude de la question en elle-même, l'examen du principe de la théologie réformée, l'histoire de l'apoIogétique dans notre Église, tout nous a conduit à ce résultat et tout nous y confirme.
J'entends les objections, ou mieux, l'objection : car toutes peuvent se résumer en une seule: Eh ! quoi ! Il n'y a selon vous qu'une preuve. Vous voulez donc être ainsi exclusif. Mais ne voyez-vous pas l'infinie variété des esprits et des coeurs ? Tel est frappé par le côté moral de l'Évangile, tel par le côté miraculeux. Celui-ci est amené à la foi par la contemplation de la prophétie, cet autre par la vue de la propagation extraordinaire du christianisme. Il ne faut pas ainsi fermer tous les chemins. En d'autres termes (et pour employer une parole qui, hélas ! a grandement cours dans le monde théologique et religieux), plusieurs routes conduisent à la croix de Jésus-Christ : peu importe celle que vous allez prendre ; l'essentiel est d'arriver.
Nous ne saurions protester assez énergiquement contre une telle parole. Non, il n'y a pas plusieurs routes qui conduisent au sommet du Calvaire. Il n'y en a qu'une, une seule, vraie, sûre, efficace. C'est la route que suivit le Sauveur lui-même. C'est la route, qu'après lui, ont prise tous les disciples, en gémissant. C'est la route de la souffrance morale, de l'humiliation intérieure, du coeur brisé, de la conscience angoissée. Il n'est pas vrai. que vous arriviez jamais au haut de la montagne sainte, en suivant les sentiers unis et faciles du raisonnement abstrait, de l'autorité extérieure, de la critique historique ou de la vague sentimentalité. On nous parle d'aptitudes différentes, je le veux, mais l'homme est un, avant d'être divers : et le centre de notre imité, c'est la conscience. Et comme il n'y a qu'une conscience, et comme il n'y a qu'un péché, il n'y a aussi qu'un salut, et il n'y a aussi qu'un chemin, et un chemin, pour parler avec un maître, qu'il faut faire à pied, pieds nus, à genoux plutôt, à travers les cailloux tranchants, les épines et les ronces. Dans d'autres voyages c'est le terme qui importe ; ici c'est la route. Nous ne parlons pas seulement au point de vue de la foi, nous parlons aussi au point de vue de la science.
Or, c'est ce chemin que décidément nous ont tracé nos pères : c'est ce chemin que nous retrouvons, en particulier dans la théologie apologétique, dans cette ligne qui va de Mornay à Vinet, avec plus ou moins de détours sans doute, mais au fond constamment poursuivie dans la même direction intime et morale.
Il faut donc, sans hésitation, renouer et fortifier la tradition protestante, interrompue par les malheurs des temps. Il faut se rattacher, dans un esprit de ferveur et de largeur, à la foi et à la science du passé. Car cette science et cette foi reposent sur Jésus-Christ saisi directement par la conscience.
1. Les Théories politiques libérales au seizième siècle, Études sur la Franco-Gallia, 1879, pp. 64 à 56.
2. Voir dans le premier volume de cette Anthologie, p. 124.
3. Histoire de l'apologétique dans l'histoire de l'Eglise réformée française. Ed. 1858, 4e partie, pp. 276 à 278,