Les temps évoluent, tournent sur des gonds
mystérieux, et souvent ces pivots prodigieux ne sont que quelques,
âmes d'hommes, élus pour la méditation solitaire, la souffrance et
la prière. John Bunyan est de ces hommes. Solitaire, il le fut, même
parmi ses pairs. Trop paysan pour les aristocrates de la pensée et
du savoir, trop haut et trop puissant pour les médiocres, trop
simple pour les dilettantes de la religion, de la politique et des
belles manières, trop pesant pour les cervelles fragiles, l'auteur
du Voyage du Pèlerin vécut avec sa Bible, son petit troupeau, avec
ses rêves et avec Dieu. La solitude élimine l'homme, le fait passer
sous silence, ou elle le grandit. Bunyan domine sa génération,
solitaire mais puissant. Sur lui s'attachent un instant, comme pour
durcir leur détermination, les regards de ces hommes qui connaissent
les batailles de l'esprit et qui ont besoin de contempler les traits
lumineux et balafrés d'un vainqueur, étant eux-mêmes voués à la
lutte et à la victoire.
Chaque saint, dit Péguy, est suivi
d'un Immense cortège de pécheurs, comme dans une procession. Bunyan
est un saint à l'usage des pèlerins de la vie. Il marche devant. Des
âmes faibles ont besoin de lui, contemplent son visage, touchent sa
main rude, et puisent au trésor de son art de vivre, de prier et de
lutter.
L'époque qui vit naître Bunyan - douze
ans après la mort de Shakespeare - était Infiniment troublée et, à
certains égards, bien semblable à la nôtre. Ce qui la caractérisait,
c'était le chaos religieux, cratère bouillonnant de croyances, de
sectes, de mouvements religieux profonds, violents et
contradictoires, le «sans-culottisme calviniste» ainsi que disait
Carlyle. Qui niera que notre génération ne présente sous des noms
d'emprunt, et sous des programmes laïques et même athées, une
effervescence religieuse prodigieuse ? Comme, en ces temps lointains
de trois siècles, où Cromwell faisait figure de saint laïque et
botté, la politique s'associe intimement aux luttes de religion, et
la religion aux luttes sans merci pour la domination.
C'est en une ère infiniment trouble,
bouleversée et tumultueuse, qu'a surgi cette âme magnifique de
certitudes, de clartés conquises sur la nuit, de forces reprises sur
le néant, de sécurité assise sur mille souvenirs d'épouvantes. Or,
nous ne trouvons aucune allusion aux luttes du temps dans l'oeuvre
de Bunyan. Il semble n'y avoir pris part qu'en subissant douze ans
de prison ! Son épopée s'est déroulée au champ clos de son âme ; ce
conflit entre les ténèbres et la lumière, entre Dieu et lui-même -
il aurait dit Satan - fut un combat singulier. Mais s'il ne
participa pas à la politique active, il se dressa au sein de sa
génération bouleversée comme un roc et comme une citadelle. Trois
siècles ont passé: la citadelle est toujours intacte.
Qui dira quel monde nouveau, unifié,
simplifié, solidement enraciné en Dieu se prépare dans des âmes
soeurs de celle du chaudronnier de Bedford, et qui, au sein de ce
monde tourmenté dont nous sommes, méditent, rêvent et prient ainsi
qu'il fit ?
Nos temps font de l'homme une unité
économique. Bunyan, homme du XVIIe siècle et fils de la Bible, en
faisait une unité d'éternité. A ce titre, Il était, par excellence,
un homme de révolution. En marge de toute politique, il n'en était
pas moins au coeur même de l'humanité en effervescence. En lui
bouillonnait la sève de l'esprit. Or, l'esprit seul crée, de la
violence de ses colères, de ses révoltes, de ses visions, de ses
élans, de sa charité, de ses sacrifices. La sainteté complète est
acte révolutionnaire.
Au delà du Politique et de
l'économique, Bunyan conduit l'homme dans la réalisation de sa
plénitude spirituelle. Le Voyage du Pèlerin se déroule sur place,
géographiquement parlant. Mais l'homme brise tous les moules du
conformisme, le conformisme religieux d'abord, c'est-à-dire
l'essentiel. Le Pèlerin fuit la Ville aux Vanités. Mais ceux qui
viendront après lui s'apercevront que s'il en est parti, la ville
aussi a changé. L'évasion d'un homme hors de sa vieille carapace
d'homme-comme-les-autres a bouleversé l'ordre établi. La communauté
humaine y découvre une espérance, une délivrance, un gain.
L'éternel et l'économique se sont
toujours affrontés, depuis le désert de la Tentation, aux temps
évangéliques. Bunyan sert son temps en servant l'éternel, et ne le
sert Jamais autant qu'en rétamant des casseroles dans les quatre
murs de sa prison, et en luttant pour conquérir sa paix intérieure.
Ne pas lutter quand la vérité souffre
de n'être nulle part sinon au pilori, est pour une âme d'homme, une
manière de reniement. Toutefois, la lutte efficace n'est pas celle
où prennent part les grands mouvements de foule. Pour n'avoir pas
participé aux luttes de son temps, Bunyan a-t-il trahi ? Il a lutté
plus que d'autres, et a remporté une victoire prodigieuse là où
d'autres n'ont fait que donner des coups et en subir. Ce poète de la
vie chrétienne a bâti ; son oeuvre a émergé, s'est révélée et s'est
imposée, quand les flots eurent achevé de balayer les bâtisses
provisoires édifiées par ses contemporains et les générations
suivantes. Le chrétien doit bâtir avec l'éternité pour partenaire.
Et c'est dans le silence qu'il lie sa main à la main invisible qui
construit le monde. Il ne construit peut-être que son âme ; mais
celle-ci se lève droite comme un donjon, couronné d'un feu qui ne
s'éteint point.
Bunyan n'a pas fait de politique. Il a
fait plus, il a fait mieux : il fut un bon artisan de la vie. Il a
conquis sa haute stature, et a élevé d'autres de ses frères avec
lui, jusqu'à lui. Il fut lumière, sel, il fut levain. Il a laissé sa
marque sur des hommes innombrables : il a rempli son rôle d'homme et
de chrétien.
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