Après la mention de son rôle à, la conférence de
Jérusalem (15,
7-11), Pierre disparaît du livre des
Actes. La première épître qui porte son nom, où il est permis de
voir sa pensée, rédigée par son compagnon, le Juif helléniste Silas
(voir nos Origines, p. 224-225), est muette sur son activité, mais,
en déclarant qu'elle avait été composée à Babylone (1
Pierre 5, 13), c'est-à-dire, d'après
le langage symbolique du temps, à Rome, elle suggère l'idée d'un
séjour de l'apôtre dans cette ville (1).
Les renseignements que le Nouveau Testament donne sur lui doivent
donc être complétés par ceux des Pères de l'Église.
Le grand événement qu'ils s'accordent
à mentionner est son séjour à Rome, mais l'imprécision de leurs
détails ou les erreurs manifestes qui s'y attachent empêchent de lui
accorder mieux qu'un certain degré de probabilité. Les avis sont
très partagés sur ce point. Charles Guignebert, dans son livre sur
La Primauté de Pierre et la Venue de Pierre à Rome (Paris, Nourry,
1909, ch. II), n'y voit qu'une légende, à créer un équivalent au
rôle de Paul et contredite par l'histoire de l'Église primitive (2).
Par contre, Paul Monceaux le regarde comme bien
établi (3).
Cette conviction. était celle de Basnage : « Tous les anciens,
dit-il, qui ont parlé de saint-Pierre le font mourir à Rome, et
comment résister à une si grande nuée de témoins ? » Telle est aussi
l'opinion de Scaliger, Casaubon, Gieseler, Renan (L'Antéchrist, p.
182-201), Harnack (Manuel, T. I, p. 180), etc. Entre ces deux avis
si tranchés se place celui des critiques qui se contentent de
reconnaître la probabilité de ce séjour (Pédézert), ou simplement sa
possibilité (Goguel).
Passons en revue, en les commentant,
les témoignages des Pères. Dans son épître aux Corinthiens (ch. VI),
Clément de Rome dit au sujet de Pierre : « Il supporta beaucoup de
maux, et, après avoir ainsi rendu témoignage, il alla au séjour
glorieux qui lui était dû ». Renseignement très vague, qui n'indique
ni temps ni lieu (4).
Denys, évêque de Corinthe, écrit, vers l'an 170, aux chrétiens de
Rome : « Tous deux (Pierre et Paul), ayant planté dans notre
Corinthe, nous ont enseignés pareillement (grec : homoïôs). Après
avoir pareillement enseigné l'Italie, ils ont confirmé leur doctrine
par leur martyre ». (Cité par Eusèbe, H. E., L. 11, 25). Ce
témoignage, d'ailleurs imprécis, est sujet à caution, car il est
difficile d'admettre une activité importante de Pierre à Corinthe,
sur laquelle les épîtres de Paul et toute l'ancienne littérature
chrétienne sont muettes.
D'après Irénée, « l'église de Rome a
été fondée et constituée par les deux très glorieux apôtres Pierre
et Paul » (Adversus Hoereses, L. III, ch. 3). Affirmation
surprenante, car ni Pierre ni Paul n'ont été les fondateurs
de cette église (5).
D'autre
part, le prêtre Caïus, qui vivait à Rome sous le pontificat de
Zéphyrin, écrivait à Paulus, hérétique d'Asie : « Je puis montrer
les trophées des apôtres, car si tu vas au Vatican ou sur le chemin
d'Ostie, tu trouveras les monuments de ceux qui ont fondé cette
église » (Cité par Eusèbe, H. E. L. 11, 25). « Ces paroles, dit avec
raison Pédézert, prouvent que, au commencement du IIe siècle, on
croyait posséder à Rome les sépultures des deux apôtres ; elles ne
prouvent rien de plus » (p. 139).
Plus importants sont les témoignages
qui vont suivre. Clément d'Alexandrie racontait dans ses Esquisses
(Hypotyposes) que Marc écrivit son évangile à Rome et le fit
approuver par Pierre (6).
Tertullien, à la fin de son De Proescriptione Hoereticorum, parle de
« cette heureuse église (de Rome) où les apôtres ont répandu leur
doctrine avec leur sang, où Pierre a souffert une passion semblable
à celle du Sauveur, où Paul a été couronné de la même manière que
Jean-Baptiste » (ch. 36). Cyprien, Lactance, Eusèbe, Jérôme,
d'autres encore, mentionnent aussi le séjour de Pierre dans la
capitale.
S'il a vraiment eu lieu, plusieurs
questions se posent. Quand a-t-il commencé ? Quelle a été sa durée ?
Quel rôle Pierre a-t-il joué dans l'église ? Quelle a été sa fin ?
D'après la Chronique d'Eusèbe, il vint
à Rome sous Claude, en 42, et y resta vingt ans. Au dire de
Jérôme, ce séjour dura vingt-cinq ans. Ces dates sont erronées (7).
Pierre n'a pu être établi dans cette ville en 42, avant la
conférence de Jérusalem, qui eut lieu probablement en 44. Il n'y
résidait pas vers l'an 57, époque de l'envoi de l'épître de Paul aux
Romains, puisque cet apôtre ne l'y fait par. saluer (eh. 16). Il ne
s'y trouvait pas non plus vers l'an 60, à la venue de Paul à, Rome,
puisque les Actes ne le mentionnent pas (ch. 28). Thiersch a supposé
que Pierre, en fuyant la persécution de Jérusalem (Actes,
12,
17), avait fait une première visite
à Rome pour retourner ensuite en Judée à l'occasion de la
conférence, mais alors comment expliquer le silence de Paul, dans
son épître, sur ce premier ministère ?
L'erreur d'Eusèbe a sa source dans la
tradition, propagée par Justin Martyr, de la venue de Simon le
Magicien à Rome, au temps de Claude, et de son très vif succès
(Apologie, ch. 36), complétée par celle des Homélies, Clémentines,
ouvrage judaïsant du IIe siècle, au sujet des victoires remportées
sur lui par Pierre en Asie-Mineure et en Italie. Après Eusèbe,
Jérôme accepte cette légende, qu'Arnobe (fin du IIIe siècle) avait
enrichie en racontant la triste fin de l'imposteur, qui, après
s'être cassé les jambes, se serait laissé tomber du haut d'une
maison. Lactance (fin du IIIe siècle) est moins éloigné de la
vraisemblance quand il raconte, dans son traité sur La Mort des
Persécuteurs (ch. 2), que Pierre vint à Rome sous le règne de Néron
et y fit tant de conversions qu'il fut dénoncé à l'empereur et mis à
mort. Il s'accorde sur ce point avec Origène, qui déclarait que
Pierre n'était allé qu'assez tard dans la capitale.
Sur la fin du séjour, le mystère est
aussi épais. Eusèbe et Jérôme placent la mort de Pierre en l'année
68, la dernière du règne, de Néron. Il est probable qu'il périt,
avec Paul, dans la persécution de juillet 64.
D'après Rufin, il fut crucifié la tête en bas, assurant, au dire de
Jérôme, qu'« il n'était pas digne d'être crucifié comme son Seigneur
» (De Viris, 1). Selon Ambroise, évêque de Milan, Pierre, quittant
Rome pour échapper à la mort, rencontra sur sa route le Christ
chargé de sa croix. « Seigneur, dit le fugitif, où vas-tu ? (quoi
vadis ?) » - « Je vais à Rome pour être crucifié une seconde fois.
». L'apôtre comprit et revint sur ses pas.
Si Pierre vint dans la capitale,
comment faut-il concevoir les fonctions qu'il y remplit ? La
tradition lui attribue celles d'évêque (8).
C'est
là un titre qui n'est mentionné ni par Denys de Corinthe ni par
Irénée (9).
Pierre était un apôtre avant tout. « Qui a songé, observe Pédézert,
à faire de Paul un évêque de l'Église de Corinthe ?... Dans les
anciens catalogues, on ne considérait pas les apôtres comme les
premiers évêques des villes, et on avait raison. Si l'on a fait une
exception pour Jean, c'est à cause de son séjour exceptionnellement
long à Éphèse» (p. 151).
Que reste-t-il de tous les récits des
Pères sur la question qui nous occupe ? Un séjour tardif et court,
plutôt probable que certain. Sur ce roc à peu près solide, la piété
chrétienne a bâti plusieurs légendes.
Elle les a même étayées par des
constructions véritables. Elle a érigé sur la route d'Ostie l'église
Domine, quo vadis ? Elle a marqué le lieu du sépulcre de Pierre et
permis ainsi à Michel-Ange de l'ombrager sous une incomparable
coupole.
Une partie de la légende du séjour à
Rome - celle qui a trait aux rapports de Pierre avec Paul - a subi
une évolution qu'il est intéressant de préciser.
Elle a revêtu deux formes différentes
et même opposées. La première, issue des milieux ébionites
judaïsants et représentée par les Homélies Clémentines, voit dans
Paul l'hérétique révolté, « l'homme ennemi », adversaire du Christ
et de ses apôtres, de Pierre surtout. Il est flétri sous le nom de
Simon le Magicien, père des hérésies, que Pierre finit par
confondre. « Je suis la pierre solide, lui dit ce dernier, le
fondement de l'Eglise... Si tu n'étais pas un ennemi, tu n'irais pas
me calomnier partout... Quand tu seras devenu disciple de la vérité,
tu pourras collaborer avec nous » (Homélie XVII, 19). L'autre forme
insiste au contraire sur les rapports fraternels des deux grands
apôtres. Ce point de vue, sensible déjà dans le parallèle tracé
entre eux par les Actes canoniques, est esquissé dans la double
notice de Clément de Rome, où d'ailleurs, comme dans les Actes, le
rôle de Paul est plus brillant que celui de Pierre.
Les citations déjà rappelées, d'Ignace
et de Denys de Corinthe les présentent comme deux docteurs également
vénérés. Les Actes (apocryphes) de Pierre et de Paul, détachant ce
dernier du personnage de Simon, font de lui le lieutenant et le
collaborateur du premier, Ils montrent ces deux apôtres se
décernant, devant Néron, des attestations mutuelles d'orthodoxie
(ch. 60 et 62). Mais, à partir du IIIe siècle, la légende de Pierre,
devenu cher à la hiérarchie ecclésiastique, finit par dominer celle
de Paul. « Il eut alors, dit Auguste Sabatier, son trophée, son
monument commémoratif au Vatican, au-dessus de la Ville Éternelle.
Paul avait le sien sur la route d'Ostie et restait hors des murs.
Symbole parlant de l'inégale destinée que le catholicisme a faite à
ces deux apôtres » (Religions, p. 206).
Sur l'activité des autres apôtres, le livre des
Actes est muet, sauf pour Jacques, frère de Jésus
(12,
17 ; 15,
13 ; 21,
18), Jean, fils de Zébédée (1,
13 ; 3,
1 et 11,
etc.), son frère Jacques (12,
2) et Thomas (1,
13). Quant aux détails fournis sur
eux par les Pères de l'Église, ils sont rares et sujets à caution.
Jacques, « frère du Seigneur » (10),
dont la tradition a fait le premier évêque de Jérusalem, est dépeint
par Hégésippe comme un ascète qui s'était interdit de se laver et de
se couper les cheveux. Il restait si longtemps en prière que ses
genoux s'étaient durcis comme ceux des chameaux. Invité par les
Juifs à parler de Jésus à la foule, il lui rendit, du haut du
temple, un tel témoignage que, dans leur fureur, ils le
précipitèrent en bas. Il mourut en priant pour ses bourreaux.
Au sujet de Jean l'apôtre, Clément
d'Alexandrie, dans son petit livre Quel est le riche qui peut être
sauvé ? raconte la conversion qu'il aurait faite d'un jeune brigand.
« Ce récit est très touchant, écrit Pédézert, mais le silence de
tous les Pères antérieurs sur un fait aussi intéressant doit le
faire considérer comme une douce et pieuse légende» (p. 133). Au
dire de Tertullien (De Proescriptione Hoereticorum, ch. 36), Jean
aurait été plongé, à Rome, dans une chaudière d'huile bouillante
sans éprouver de mal, et il aurait été ensuite exilé à Patmos.
D'après Irénée (Adv. Hoer., L. V, ch. 30), cet exil aurait eu lieu
vers la fin du règne de Domitien, tradition répétée par Eusèbe et
Jérôme. Clément et Origène mentionnent cet exil sans nommer le
«tyran » qui l'avait ordonné. Épiphane, par contre, l'identifie avec
Claude. Possible au temps de cet empereur, le fait ne peut qu'être
rejeté si on le fait descendre à l'époque de Domitien.
Quant à Thomas, Papias, évêque
d'Hiérapolis, en Phrygie, le mentionne parmi les apôtres dont il s'êtait
fait répéter les paroles. Eusèbe lui assigne un ministère chez les
Parthes (H. E. III, 1). Au IVe siècle, on racontait qu'il était mort
à Edesse. D'autre part, d'après une tradition venue de cette ville (11),
il
aurait fait un séjour au sud de l'Inde.
Les lacunes des Actes des Apôtres sur
l'activité de Pierre, Paul, Jean et Jacques, et leur silence sur
celle des apôtres moins marquants ont inspiré à la piété chrétienne
le désir de la raconter en détail. De là l'essor des Actes
apocryphes aux II et IIIe siècles (12).
Deux d'entre eux se rapportent à
Pierre : la Prédication de cet apôtre (Kérygma Pétrou), suite de
discours reliés par un récit, composée, en Égypte ou en Grèce,
probablement dans la première moitié du IIe siècle (13),
et
les Actes de Pierre (Praxéis Pétrou), dont il s'est conservé deux
parties, le martyre et la lutte contre Simon le Magicien. C'est là
que se trouvent les détails bien connus du Quo vadis ? et de la
crucifixion de l'apôtre la tête en bas. Cet écrit, qui porte des
traces de docétisme (14),
a été rédigé en Asie-Mineure, vers l'an 200 (15).
Il y eut, de même, deux ouvrages
relatifs à Paul une prédication, très peu connue, et surtout les
Actes de Paul. Ils se composent de trois parties, comme l'a montré
Carl Schmidt : les Actes de Paul et de Thécla, la correspondance de
cet apôtre avec les Corinthiens et enfin son martyre. La première
raconte en détail la conversion de Thécla à Iconium, son activité
d'évangéliste et sa mort à Séleucie. La seconde est une réponse de
Paul aux Corinthiens qui s'étaient plaints à lui de deux hérétiques.
La troisième relate son supplice et sa résurrection. Les Actes de
Paul, dus (d'après Tertullien, De Baptismo, 17) à un prêtre
d'Asie-Mineure (vers l'an 170), sont tout imprégnés d'ascétisme (16).
Un autre écrit, intitulé Actes des
saints apôtres Pierre et Paul, remontant, d'après Bardenhewer, à la
première moitié du IIIe siècle, raconte la venue de Paul à Rome, où
Pierre se trouvait déjà, leur activité commune et leur martyre.
L'inspiration en est orthodoxe, comme pour les Actes de Paul.
La légende d'André, frère de Pierre, a
suscité les Actes de l'Apôtre André, signalés par Eusèbe (H. E. III,
25) et d'autres auteurs, qui les présentent comme un ouvrage
hérétique (17).
Il s'en est conservé trois épisodes : les Actes d'André et de
Matthias dans la ville des anthropophages, récit fantastique qui
dépeint le premier délivrant le second, emprisonné par ce peuple
avide de se nourrir de sa chair ; les Actes des saints apôtres
Pierre et André, qui les montrent pénétrant, avec trois compagnons,
dans une ville des Barbares, grâce à un miracle grotesque, et y
prêchant la continence ; enfin une Passion, qui se donne pour une
lettre du clergé d'Achaïe sur la crucifixion d'André par le
proconsul, irrité de voir sa femme gagnée par l'apôtre à un
ascétisme excessif.
Les Actes de Jean, mentionnés aussi
par Eusèbe qui leur assigne une origine hérétique, perdus mais reconstitués
avec des fragments et aussi à l'aide de recensions catholiques, font
un récit très simple, mais déparé par les discours ampoulés et de
nombreux miracles, de la mission de l'apôtre Jean en Asie-Mineure,
où la tradition a placé son long ministère. On y trouve l'histoire
d'un certain Lycomède, qui, par reconnaissance pour l'apôtre qui a
guéri sa femme Cléopâtre, expose son portrait dans sa chambre et lui
rend des hommages, à sa grande indignation (18).
Relevons-y également un hymne à Dieu, entrecoupé d'Amen, que Jésus
est censé avoir fait chanter à ses disciples dans la chambre haute,
ainsi qu'un récit de la Passion et de la Résurrection imprégné de
docétisme.
Les Actes de Thomas, connus par deux
recensions, dont une syriaque, racontent l'activité de cet apôtre en
quatorze épisodes. Ils le montrent parcourant l'Inde, où il prêche
la chasteté absolue, au point de causer des troubles. À Andrapolis,
il s'attire la colère du roi pour avoir inculqué cet idéal à sa
fille et à son fiancé. Ailleurs, il irrite Charisios en persuadant à
sa femme de se détourner de lui, et il est percé de quatre lances.
Entre temps, il accomplit divers miracles. Ce roman pieux fait une
place importante aux prières et aux rites. Le plus saillant est
celui de l'initiation à la foi chrétienne par onction d'huile, avec
une prière où l'on a reconnu des formules gnostiques. Cette
particularité, ainsi que la couleur ascétique de ces Actes,
expliquent leur vogue, de même que celle des Actes d'André et de
Jean, dans les milieux hérétiques. Ils paraissent dater du IIIe
siècle.
Il a existé aussi des Actes de
Thaddée, l'un des douze disciples (Matth.
10,
3), analysés par Eusèbe (H. E. 1,
13), écrits en syriaque (première moitié du IIIe siècle), des Actes
de Philippe (fin du ive siècle) et des Actes de Matthieu (ive
siècle), dont il reste deux récits.
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