Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

La réaction orthodoxe contre le Gnosticisme

suite

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Le besoin de se garer contre les flots successifs et menaçants du Gnosticisme poussa aussi les églises à édifier, comme un môle protecteur, l'unité dogmatique.

Ce travail fut lent. « Jusque vers la fin du IIe siècle, écrit de Faye, dans son beau livre sur la « doctrine » d'Origène, la tradition chrétienne, fort riche et touffue, reste très flottante. Beaucoup de sentences inédites de Jésus circulent... Diverses traditions constituent des variantes de celles des évangiles... Il sera nécessaire d'y opérer un triage et de, la fixer » (15).

S'agit-il des idées dogmatiques ? Grande était encore leur diversité. Si les chrétiens étaient monothéistes et ne distinguaient pas entre l'Yahvé de l'Ancien Testament et le Père Céleste, ils ne s'accordaient pas dans la définition de son caractère. Clément de Rome; l'auteur du Pasteur d'Hermas, d'autres encore (16), voyaient surtout en lui le Juge. Certains Pères apologistes, Aristide, Justin Martyr, Tatien, le définissaient avec des termes empruntés au platonisme et au stoïcisme (17), tandis que d'autres chrétiens s'en tenaient aux données évangéliques (18).

Sur le Christ et son oeuvre, les opinions variaient ou manquaient de précision. Clément de Rome, Polycarpe, l'auteur de l'Épître de Barnabas s'en tenaient à un paulinisme atténué. Si, en général, les Pères voyaient en Jésus le Logos incarné, certains se permettaient quelques réserves. Ignace, en particulier, ne le faisait participer ni à la création ni au gouvernement du monde, et il déclarait que les prières des chrétiens devaient s'adresser non pas à lui mais à Dieu le Père par son entremise. Quant à Hermas, il pensait, avec son bon sens hostile aux subtilités métaphysiques, que Jésus était un homme sans souillure que Dieu avait, divinisé.

Sur la rédemption, plus grand encore était le flottement de la pensée chrétienne. « Il semble, dit E. de Faye, qu'au IIe siècle le baptême et les règles de la pénitence constituaient les moyens efficaces d'obtenir le pardon et le salut. Dans ce mystère, on ne voit pas la part qu'on réservait à Jésus-Christ. C'était bien en son nom que l'on baptisait, mais quel rôle sa mort sur la croix jouait-elle dans l'économie du pardon et du salut ?... Il est mort pour nos offenses, répétait-on depuis les apôtres. Ces formules étaient d'usage courant, mais quel sens précis y attachait-on ?... Il n'y avait pas alors une doctrine ecclésiastique de la Rédemption » (19). Pour Ignace, écho du IVe évangile, la croix était une « machine » qui a élevé les hommes vers la maison du Père, et a préparé la résurrection du Christ, garantie de celle des croyants. Pour Justin, elle était le mystère qui avait brisé la puissance du Serpent. Irénée, plus dépendant de l'école johannique que de l'école paulinienne, comme l'a fait remarquer le professeur A. Jundt (20), pensait que c'était par son obéissance à, Dieu et sa victoire sur Satan que le Sauveur avait créé une humanité nouvelle, et, par une étrange supposition qui étonne chez cet évêque si préoccupé d'unir en faisceau les convictions courantes et de ne pas innover, il rattachait le salut à une méprise du diable, qui, ayant fait mourir Jésus sans s'apercevoir qu'il était le Logos, aurait perdu le droit de dominer l'humanité.
Quant à la croyance à la personnalité du Saint-Esprit, elle semble avoir été assez répandue, mais on note de l'imprécision, par exemple chez Justin, qui tantôt le considère à, part, non sans le mettre « au troisième rang », tantôt paraît l'identifier avec le Logos.

On le voit, au temps d'Irénée, l'unité chrétienne n'était encore qu'idéale, et si ce Père, au lieu d'être ébloui par cette vision, avait vu la réalité, ce n'est pas au soleil qu'il aurait comparé l'Église mais à l'arc-en-ciel. Pourtant, sous la diversité des traditions et des croyances perçait un effort général vers l'unité dogmatique.
Il se traduisit par l'élaboration d'un Canon des saints écrits et par celle des règles de foi.

Il s'était formé, vers la fin du 1er siècle, des recueils d'épîtres pauliniennes et même d'évangiles, tirés des archives tenues par les anciens (21), et variant selon les régions et les points de vue théologiques. Ignace et Polycarpe connaissaient une collection importante de lettres de Paul, celle, sans doute, que mentionne la 2e épître de Pierre (3, 15). L'épître de Barnabas cite Matthieu avec cette formule, qu'on retrouve aussi chez Basilide vers l'an 125 : « Il est écrit ! » Au temps de Justin Martyr, les quatre évangiles apparaissent réunis. Peu de temps après, les églises, pressées d'opposer un recueil officiel à, la fois à la littérature apocryphes et aux hérésies, élaborèrent un canon assez vaste, comprenant les quatre évangiles, treize épîtres pauliniennes et 1 Pierre et 1 Jean. Tous ces écrits figurent dans la Version syriaque, la Version latine, le Fragment de Muratori et ailleurs (22). Ils furent également admis, avec addition des Actes des Apôtres, par Irénée, Clément d'Alexandrie et Tertullien, représentant les églises de Gaule, d'Égypte et d'Afrique. Peu à peu, à 1 Pierre et 1 Jean, qu'on appela catholiques (générales) parce qu'elles avaient un cercle de destinataires assez étendu, s'ajouteront d'autres épîtres (Jacques, 2 Pierre, Jude) offrant le même caractère, et, avec elles, se glisseront la 2e et la 3e de Jean. Quant à l'épître aux Hébreux, elle fut rattachée aux lettres de Paul.

Parallèle à cette élaboration canonique fut le travail d'enrichissement des règles de loi. On s'accorde à chercher leur origine dans les premières formules baptismales trinitaires, inspirées par la déclaration attribuée à Jésus (Matth. 28, 19) : « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Il s'y ajouta peu à peu des éléments empruntés à l'enseignement apostolique et aux méditations des Pères de l'Église, les uns dans un but didactique, d'autres avec une intention polémique contre les hérésies. La règle de foi (regula fidei, comme dira Tertullien, ou canôn tés aléthéias, selon l'expression d'Irénée), « fut ainsi comme l'eau mère dans laquelle le Symbole des Apôtres se cristallisa peu à peu autour des trois branches maîtres ses de la formule du baptême » (23). Ce travail n'a laissé dans les documents que de rares vestiges. Cette obscurité provient sans doute de la longue répugnance de l'Église à confier au papier le texte de la profession de foi baptismale, de peur de révéler aux adversaires ce mot d'ordre sacré. On sait pourtant qu'il y avait, dans plusieurs églises, deux formules symboliques, l'une plus longue et l'autre plus courte. Ajoutons que Justin (Apologie, ch. 61) semble, faire entendre que le Credo baptismal nommait Dieu, « le Père et Maître de toutes choses », et mentionnait « la crucifixion sous Ponce-Pilate » et la « rémission des péchés ». De son côté, Irénée déclare que le chrétien « reçoit à son baptême, la règle invariable de la vérité » (Adv. Hoer. 1, 9, § 4), et il en donne le résumé, que nous avons déjà indiqué. Signalons enfin, chez Tertullien, la mention du symbole romain (De Proescr. Hoeret. ch. 36 (24).




À la concurrence hérétique l'Église pouvait opposer aussi son culte et ses rites, avec leur spiritualité, sinon immaculée, du moins profonde encore et très édifiante.

Le grand jour du culte public était alors le dimanche (25), « jour du Seigneur » (dies dominica), terme préféré à celui de « jour du Soleil », qui aurait pu faire croire que les chrétiens étaient les adorateurs de cet astre (26). On se réunissait aussi le jour du sabbat, et même tous les jours dans les grandes églises comme Alexandrie. Le dimanche, anniversaire de la Résurrection, était un jour de joie intérieure, où le jeûne était interdit, et on le passait dans le recueillement. On se tenait éloigné des affaires et des divertissements. Les lieux de réunion n'étaient pas fixes. L'idée d'édifices sacrés n'était pas encore entrée dans des esprits altérés du culte « en esprit et en vérité» (Jean, 4, 24). Au proconsul, lui demandant où les chrétiens se recueillaient, Justin répondait : « Où chacun le peut et le veut. Vous croyez que nous nous réunissons tous au même endroit. Il n'en est rien, car notre Dieu ne s'enferme dans aucun lieu ». Un peu plus tard, Minucius Félix dira dans son dialogue L'Octavius : « Nous n'avons pas d'autels ». - « Nous ne voulons pas de temples » (27), s'écriera Origène (Contre Celse, III, 34). - « Nous pouvons prier, dira Tertullien, partout où nous sommes portés par la nécessité» (De la Prière, ch. 19). Pourtant, l'opposition à toute idée de sanctuaire n'empêcha pas les chrétiens d'élever des «maisons de prières » (28), qui devaient se multiplier au IIIe siècle. A partir du temps de Tertullien et d'Origène, on les désigna par le terme d'« église » (29). À l'époque de Dioclétien, on les appellera aussi Dominicum ou Kyriakon (lieu du Seigneur).

Le culte public, à cette époque, « est tout ensemble un sacrifice spirituel et une eucharistie, l'offrande du coeur chrétien et l'action de grâces à, Dieu pour le salut obtenu (grec eucharistia, « action de grâces »). La sainte Cène est son centre et son but... Pour Justin Martyr, le sacrifice essentiel est celui de la prière qui monte à Dieu pour reconnaître ses bienfaits et ses pardons ; la Cène en est la plus haute expression par ses sublimes symboles » (30).

Voici, d'après Justin Martyr (Apologie, 65-67), le tableau du culte chrétien de son temps. Le dimanche, les fidèles se réunissaient « au même endroit ». On commençait par « la lecture des mémoires des apôtres et des écrits des prophètes ». Puis, le « président » ( o proestôs) « faisait une exhortation » (31), et l'assemblée se levait pour la prière d'intercession. Après cette première partie, l'eucharistie commençait (32). Les baptisés, qui, seuls, y participaient, se donnaient le baiser de paix, et déposaient sur une table le pain et le vin du repas mystique. Cette offrande, ils la faisaient, dit Justin, « en mémoire des aliments... qu'ils tiennent de Dieu (33), et aussi en souvenir des souffrances que le Fils de Dieu a endurées pour eux ». Le président prononçait alors des « prières et des actions de grâces », et « le peuple » ratifiait ces paroles en disant Amen. Cette prière eucharistique avait une forme spontanée, laissée à la « capacité » de l'officiant, et elle se terminait par une doxologie (paroles de louange) adressée à Dieu. Une seconde constituait proprement la prière de consécration. Puis le pain était distribué, et la coupe contenant du vin mélangé d'eau circulait de main en main. La cérémonie se terminait par le chant d'un cantique, puis les diacres portaient le pain aux absents, acte fraternel qui n'était pas sans danger, car il pouvait suggérer l'idée qu'une grâce y était incorporée. Les pauvres n'étaient pas oubliés : les dons étaient déposés aux pieds du président pour être distribués (34).

Il faut remarquer la participation de l'assemblée au culte par de brèves exclamations, Amen en particulier, et par des hymnes. Elle chantait les psaumes d'Israël, et, dès l'époque de Pline (voir sa lettre à Trajan), « des cantiques à Christ comme à un dieu ». L'usage des hymnes devait être répandu, puisque les gnostiques en avaient eux aussi. Au dire de Chrysostome, on chantait à l'unisson à cette époque, sur des airs sans doute sobres et purs, et de telle sorte, d'après Isidore de Séville, que « les modulations de la voix s'élevaient à peine au-dessus de la parole ordinaire ». Les instruments de musique étaient exclus. Peut-être y avait-il déjà ces chants alternés, où deux choeurs se répondaient, si fréquents en Orient.

À une date indéterminée, les cultes du dimanche, les jours de Pâques et de Pentecôte, furent célébrés comme des fêtes solennelles. Au début du IIIe siècle apparaîtra une troisième fête, l'Épiphanie (grec épiphania, « apparition »), rappelant la consécration du Christ à son ministère par le baptême. On prit aussi l'habitude de célébrer les anniversaires de la mort des martyrs par des pèlerinages à leurs tombeaux, non sans déclarer, comme ce fut le cas pour ceux qu'on rendait à Polycarpe, que ces honneurs n'étaient rien à côté des hommages dus au Christ. On célébra également les anniversaires de naissance des défunts, avec cultes commémoratifs dans les souterrains (35).

Le baptême, au milieu du IIe siècle, garde encore, à certains égards, sa spiritualité première, si l'on en juge par le témoignage de Justin Martyr (Apologie, I, 61). Si sa célébration solennelle est liée à l'entrée des catéchumènes dans l'Église, elle n'est ni étroitement réglementée ni soumise à la prépondérance sacerdotale, et elle est consécutive à une préparation morale très sérieuse des néophytes. « Ils sont invités, dit Justin, à unir le jeûne à la prière pour demander à Dieu le pardon de leurs péchés, et nous aussi nous jeûnons et prions avec eux. Nous les conduisons ensuite à un endroit où il y a de l'eau, et ils reçoivent leur régénération comme nous l'avons reçue nous-mêmes, car ils sont plongés dans l'eau au nom de Dieu.... de Jésus-Christ, notre Sauveur, et du Saint-Esprit ». On le voit, cette régénération qui s'accomplit, d'après Justin, au moment du baptême, n'était que le couronnement d'un renouvellement spirituel préparé avec ferveur. Ce rite, d'ailleurs, n'était pas célébré dans un endroit consacré : on se rendait à la rivière voisine. Enfin, il était administré par l'Église elle-même (36), représentée, sans nul doute, par ses anciens et ses diacres, mais sans qu'un sacerdoce exclusif leur fût ici reconnu. Il faut noter pourtant que, en raison même de l'importance de cette cérémonie, il s'y attacha une idée sacramentelle. Certains lui attribuèrent une telle efficace qu'« ils n'imaginaient pas que le néophyte pût retomber dans le péché, du moins dans les vices dont il avait été purifié » (37).

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(15) Origène, T. Ill : La Doctrine, Leroux, Paris 1928 p. 162. 
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(16) Ce sera encore le cas de Tertullien. 
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(17) Voir Geffecken, Zwei griech. Apolog. 1907. 
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(18) Cf de Faye, De la formation d'une Doctrine chrétienne de Dieu au Ile siècle (Il. H. R., janv. et fév. 1911).
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(19) E. de Faye, Origène, T. III. p. 209. En fait, comme Ritschl l'a fortement montré (Die Entstehung, etc.), le paulinisme n'a pas été compris au lIe siècle.
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(20) Annales de Bibliogr. Théol., août 1910. Voir aussi Beuzart, ouvrage cité.
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(21) Cf Irénée, Adversus Haereses, IV, 32. 
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(22) Pour l'admission des autres livres, il y avait désaccord. 
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(23) F. Chaponnière, art. Symbole des Ap. (Encycl. Licht.). 
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(24) La question du Symbole des Apôtres sera reprise -dans notre Livre III. 
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(25) Témoignages de Pline le Jeune (Épîtres, L. X, 96) et de Justin Martyr (Apologie, Il, 61). 
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(26) Cette crainte sera mentionnée par Tertullien (Apologétique, 16). Ce terme, pourtant devait être adopté plus tard par plusieurs langues modernes (Sunday, etc.). 
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(27) Le mot temple était réservé aux sanctuaires païens, et il ne fut appliqué aux églises chrétiennes qu'après Constantin. 
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(28) La Chronique d'Edesse raconte la destruction d'un temple chrétien lors d'une inondation en 203. 
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(29) « In ecclesiam venire », dit Tertullien (De L'Idolâtrie, ch. 7) 
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(30) E. de Pressensé, Vie des Chrétiens, p. 283. 285. Cet historien fait remarquer que, à cette époque, l'eucharistie n'est pas regardée comme un sacrifice matériel offert à Dieu, en renouvellement de l'immolation du Calvaire (p. 295). 
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(31) Il faut noter cette expression de « président ». Elle n'implique pas forcément un évêque. Remorquons aussi qu'il parlait, non sur un texte, mais sur le morceau lu. Cela s'appelait une homélie, exégétique et morale. 
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(32) Justin ne dit pas que les non-baptisés étaient invités à se retirer, comme cela se fera au IIe siècle. 
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(33) Irénée dit (le même : Offerre primilias Deo ex suis creaturis (Adv. Haer. IV, 17). 
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(34) Les offrandes n'étaient pas réglementées. Irénée conseillait d'imiter la générosité des Israélites qui apportaient la dîme de leurs revenus et les prémices de leurs récoltes, mais Il ne l'exigeait pas. « Nul n'est contraint, dira Tertullien, les offrandes sont volontaires » (Apolog. 39). 
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(35) Le culte de Marie était inconnu à, cette époque. 
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(36) « Nous les conduisons », dit Justin, qui était un laïque. 
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(37) E. de Faye, Origène, T, III, p. 208. 
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