La prédication continua tous les jours.
J. Wildermuth écrivait: « Je retiens
Farel ici et je le fais prêcher dans les
maisons, parce que je sais qu'il peut ainsi faire
du bien, quoique cela m'attire des menaces; mais je
puis bien apprendre à les braver, sachant
que Dieu est plus fort que l'homme et que le diable
». La bonne nouvelle retentissait donc
partout, non seulement dans les maisons mais en
plein air; les vents et la neige de décembre
n'empêchaient pas la foule de se rassembler
partout où elle entendait la voix de Farel.
A peine l'apercevait-on dans la rue qu'on
accourait, chacun avait quelque question à
lui poser; la plus commune était celle-ci:
Que faut-il que je fasse pour être
sauvé?
Farel avait passé une semaine
à Neuchâtel, lorsqu'il écrivit
à son ami le prédicateur de Noville:
« Je ne veux pas vous laisser dans
l'ignorance, cher frère, quant à
l'oeuvre que Christ accomplit parmi ses
élus, car contre toute espérance, Il
a touché les coeurs de plusieurs ici.
Malgré les défenses tyranniques et
l'inimitié des hommes à la tête
rasée, on vient en foule entendre la Parole
de Dieu sur les places publiques, dans les granges
et les maisons. On écoute avec attention et
presque tous acceptent ce qui leur est dit, bien
que ce soit tout le contraire des erreurs qu'on
leur a enseignées jusqu'à maintenant.
C'est pourquoi, rendez grâce avec moi au
Père des miséricordes; je
retournerais volontiers auprès de vous
à Aigle, mais la gloire de Jésus-Christ et la soif
qu'éprouvent ses brebis, m'oblige gent
à continuer en présence de
souffrances que la langue ne peut exprimer. Mais
Christ me rend toutes choses faciles; oh mes amis,
puisse sa cause être la chose la plus
précieuse que nous connaissions.
»
Quelques jours après, le
réformateur fut appelé à
Morat, où beaucoup d'âmes
s'étaient converties l'été
précèdent. Les habitants
s'étaient réunis pour décider
s ils voulaient que la messe continuât ou
non. La majorité décréta
l'abolition de la messe d l'établissement
d'une prédication évangélique
dans l'église. Mais comme la
prédication n'est pas la même chose
que le culte, les croyants de Morat avaient
maintenant à chercher dans la Bible comment
les convertis au Seigneur Jésus devaient
adorer Dieu. Ils avaient appelé Farel pour
conférer avec lui de ces sujets. Plusieurs
autres villes réclamèrent aussi sa
visite, et ainsi s'écoula le printemps de
1530. Le détail des aventures te Farel
à cette époque serait trop long; il
allait ça et là, accompagné
partout de la même bénédiction
divine et de la même opposition de
l'ennemi.
«Jeudi dernier, écrivaient
Messieurs de Berne au comte de Gruyères,
maître Guillaume Farel, prescheur d'Aigle,
passant sur votre territoire, a logé une
nuit à Saint-Martin-de-Vaud,
accompagné d'un héraut portant nos
armoiries. Le vicaire de l'endroit avec deux autres
prêtres est venu assaillir le dit Farel de
mauvaises paroles; ils l'ont frappé avec un
pot en terre et notre héraut de même,
en appelant Farel un hérétique et un
diable. Lesquelles violences et injures nous
regardons comme nous ayant été faites
personnellement. Nous vous prions de punir les
coupables comme ils le méritent et comme
vous y engagent les traités conclus entre
nous, faute de quoi nous serions obligés d'y
mettre ordre nous-mêmes. »
Cette
plainte n'est
qu'une entre bien d'autres adressées par les
autorités bernoises à ceux qui
maltraitaient Farel et ses collègues.
D'autre part, Messieurs de Berne recevaient des
réclamations continuelles de
l'évêque de Lausanne et de leurs
alliés fribourgeois, qui les suppliaient
d'arrêter les prédications. En
conséquence, Farel reçut plusieurs
fois des avertissements de ses protecteurs, le
priant de ne pas trop s'avancer, de ne point
prêcher dans les endroits où personne
ne le demandait, de ne pas offenser, de ne pas
briser les images, d'éviter ce qui pouvait
causer de l'émotion. Farel obéissait
autant qu'il le jugeait convenable; il faisait
profession de ne recevoir d'ordres que de Dieu, et
tout en étant reconnaissant de l'appui des
Bernois, il ne donnait à personne le droit
de faire des plans pour lui, ni de limiter ses
actions. « Il serait à désirer,
disait-il, que les bourgeois de Berne eussent
autant de zèle pour l'Évangile que
ceux de Fribourg en ont pour l'idolâtrie.
»
Un jour d'avril 1530, le curé de
Tavannes, village situé non loin de Bienne,
était occupé à chanter la
messe. Tout à coup entrent deux hommes, dont
l'un monte en chaire et se met à
prêcher. Le prêtre n'eut pas de peine
à deviner que c'était Guillaume Fard;
son compagnon, âgé de dix-huit ou
dix-neuf ans, se nommait Antoine Boyve. Quelques
historiens pensent qu'il était cousin de
Farel, mais cela n'est pas certain. Nous ignorons
pourquoi, dès son arrivée en Suisse,
on l'a toujours appelé Antoine Froment. Il
nous raconte que le sermon prêché par
Farel à Tavannes fut si rempli de puissance
et d'énergie que le peuple se leva comme un
seul homme pour détruire les images. Le
curé, effrayé, s'enfuit, et les
habitants de Tavannes écrivirent à
Messieurs de Berne: « Nous vous remercions de
nous avoir envoyé un prédicateur pour
nous annoncer le saint Evangile de Dieu, lequel
nous avons reçu, et nous
désirons, Dieu aidant, vivre selon la
vérité. »
L'évêque de Bâle eut
bientôt connaissance des choses qui se
passaient dans son diocèse. Il en
écrivit aussi à Messieurs de Berne en
leur disant: «Un nommé Farel parcourt
notre diocèse en vomissant beaucoup
d'injures contre notre personne, ce qu'il n'a sans
doute pas appris dans l'Évangile... il
cherche à répandre aussi sa doctrine
parmi nos sujets... il prétend avoir un
ordre de vous, mais nous ne pouvons tolérer
qu'un étranger vienne semer le trouble et la
désunion parmi les nôtres et nous
signaler à leur mépris, ce qu'un
moindre que nous ne permettrait pas... Nous vous
prions instamment d'inviter le dit Farel à
laisser en paix les lieux de notre
dépendance et à se contenter de
prêcher là où il est
appelé et où l'on se fait plaisir de
l'entendre. Autrement, s'il persistait dans son
injurieux dessein, ou s'il était cause de
quelque effusion de sang, nous agirions contre lui
selon l'exigence du cas, afin de nous mettre
à l'abri chez nous de sa
présence.»
Mais Farel était sourd aux
plaintes de l'évêque, et la
prédication continua comme auparavant. Voici
ce qu'in catholique a écrit sur ces temps
émouvants. «Farel croyait entendre une
voix du ciel qui lui criait « Marche» !
et il marchait comme la mort, sans
s'inquiéter des robes rouges et bleues, des
manteaux d'hermine ou de soie, des couronnes de
ducs ou de rois, des vases sacrés, des
tableaux, des statues qu'il regardait comme de la
poussière. D'histoire, d'art
chrétien, de tradition, de formes, il se
moquait insolemment. Si vous le hissez sur une
borne, il entraînera le peuple qui passera
dans la rue. Descendez-le dans une mine, les
ouvriers quitteront leur travail pour
l'écouter et le suivre. Si vous le
transportez dans une chaire entourée
d'images, il prendra un couteau ou un marteau pour
déchirer ou briser ce qu'il appelle des idoles.
Montbéliard,
Aigle et Bienne, remués par sa parole,
avaient chassé leurs moines et
institué un culte nouveau. Il ne passait pas
dans une ville sans que les habitants en vinssent
aux mains. Le ciel souffre violence, disait-il
ordinairement, et il accomplissait sans remords sa
mission de bruit et de ruines. Les magistrats
eux-mêmes, effrayés des tentatives de
l'étranger, n'osaient le garder qu'un
moment. La révolte accomplie, ils lui
ouvraient les portes de la ville, et Farel,
content, prenait son bâton de pèlerin
et s'en allait à pied, à travers les
montagnes, chercher une autre cité où
sa voix pût éveiller quelque nouvelle
tempête. Le cheval d'Attila coupait l'herbe
sous ses pieds, le bâton de Farel abattait
sur le grand chemin les croix du Christ et les
images de la Vierge. »
En juin, Farel reparut à Neuchâtel,
accompagné d'Antoine Froment. Son absence
avait duré six mois, et pendant ce temps il
y avait eu beaucoup de conversions. Il
recommença à prêcher dans les
rues et les maisons. Un jour, les
Neuchâtelois s'avisèrent de le
conduire à la chapelle de l'hôpital,
en disant que c'était là qu'il devait
prêcher. Les prêtres
s'efforcèrent de lui barrer le chemin, mais
la foule se précipita comme un torrent dans
l'édifice, entraînant le réformateur avec elle.
« Quand le Fils de Dieu vint jadis sur la
terre, dit Farel, on le reçut au milieu des
pauvres, dans une étable, et maintenant
c'est dans l'asile des malheureux et des
estropiés que l'Évangile sera
annoncé. » Il termina son discours en
disant: «Si nous avons un Christ vivant,
qu'avons-nous plus besoin de ces images muettes et
de ces peintures ? Ôtons-les et adorons
désormais le Dieu vivant et
rédempteur. »
Et, joignant l'exemple à la
parole, le prédicateur enleva le crucifix,
les images, les tableaux qui ornaient la chapelle,
le peuple les emporta et les détruisit. Le
gouverneur trouva qu'il était temps
d'intervenir; il cita les habitants à
paraître devant lui, mais ceux-ci en
appelèrent à Berne qui envoya des
messages au gouverneur et à Farel. Ils
disaient à Georges de Rive que leurs
alliés devaient avoir la liberté de
conscience et qu'eux, Bernois, ne permettraient pas
que les Neuchâtelois en fussent
privés. A Farel ils écrivirent qu'il
eût à s'abstenir d'employer la force,
qu'il devait se borner à prêcher
hardiment, mais ne pas faire de changements dans la
ville, ce pouvoir appartenant aux habitants et non
point à lui.
Le gouverneur, sachant combien le petit
État de Neuchâtel avait besoin de la
puissante protection de Berne, n'osa plus s'opposer
à la prédication. Il y a quelques
années, on pouvait encore voir, dans une
humble chaumière du Val-de-Ruz, une fresque
grossière, oeuvre de quelque artiste
villageois. Elle représentait le
réformateur en voyage, le bâton
à la main, dans un costume presque indigent,
tel qu'on l'avait vu tant de fois parcourir la
vallée, exhortant, encourageant, priant avec
tous, se dépensant pour tous. Il n'avait ni
la robe ni le bonnet de docteur; il n'était
et n'a voulu être qu'un messager de Celui qui
évangélisait les multitudes, et
n'avait souvent pas un lieu où reposer sa
tête.
Bien
des
pécheurs furent convertis pendant
l'été de 1530. Parmi ces âmes
altérées qui vinrent boire à
la source de la vie, nous remarquerons trois
prêtres. Eymer Beynon avait eu le courage de
confesser sa foi en Christ publiquement. Mais il
s'était converti un si grand nombre de ses
paroissiens, que cette nouvelle causa plus de joie
que de chagrin à Serrières.
«Vous m'avez appelé quelquefois un bon
curé, dit Beynon à ses ouailles,
j'espère que vous me trouverez encore
meilleur pasteur. »
Un grand jour s'approchait pour
Neuchâtel. Le 23 octobre 1530, Farel,
prêchant comme à l'ordinaire dans la
chapelle de l'hôpital, s'écria:
«Je suis heureux de prêcher ici, mais
c'est une triste chose que la messe soit encore
à la place d'honneur plutôt que
l'Évangile. L'église, qui pourrait
contenir des foules, est réservée
à la messe, tandis qu'on annonce l'Evangile
dans cette petite chapelle qui ne peut recevoir
qu'un auditoire si restreint. » A ces mots,
les assistants se levèrent en
s'écriant tout d'une voix: «Allons
à l'église ! » Et ils se
précipitèrent à travers les
rues, portant Farel plutôt qu'ils ne
l'emmenaient vers la grande église.
Cet antique édifice était
fort beau; il ne comptait pas moins de trente
chapelles bâties autour de la nef et du
choeur. Il y avait vingt-cinq autels
resplendissants d'or et de bijoux; on voyait de
tous côtés des images et les portraits
des innombrables saints qu'on adorait sous ces
voûtes. Jusqu'alors, aucune bonne nouvelle
n'avait retenti dans ces vastes galeries. On y
avait chanté la messe, brûlé
des cierges, joué des farces dans les jours
de fêtes des saints. Car tels étaient
les sermons papistes d'alors, des drames
représentés par les moines et les
nonnes qui jouaient les rôles de tous les
personnages de la Bible mêlés dans la
plus étrange confusion. Dans ces
occasions-là, on voyait paraître, revêtus d'habits
élégants, pêle-mêle, les
héros de la Bible, de l'histoire et des
légendes, saint Georges et le dragon, saint
Christophe le géant, saint Pierre et saint
Paul, et chose triste à dire, le Seigneur
lui-même.
Mais l'aurore d'une ère nouvelle
avait paru et c'était une foule
sérieuse et sincère qui franchissait
le seuil de la cathédrale avec Farel. Les
prêtres et les moines impuissants à
l'arrêter, se retiraient effrayés.
Farel monta dans la chaire; il promena ses regards
sur les ornements étincelants des autels et
des chapelles sur l'immense auditoire qui
attendait, suspendu à ses lèvres,
puis il éleva son âme au Seigneur.
Enfin le réformateur commença,
prêchant, dit la chronique, le plus puissant
sermon qu'il eût encore prononcé
à Neuchâtel. Il montra au peuple
comment il s'était détourné du
seul chemin qui mène à la vie; il
annonça un seul Sauveur pour les
pécheurs et un seul culte que les saints
doivent offrir en esprit et en
vérité. Soudain un cri se fit
entendre dans la foule et se répéta,
gagnant de proche en proche comme une
traînée de feu jusque dans les recoins
les plus éloignés de l'église.
«Nous voulons suivre Christ et
l'Évangile, nous voulons vivre et mourir
dans cette foi, nous et nos enfants ! » Puis
tout l'auditoire se jeta sur les autels et les
images, brisant et détruisant tout. L'image
de la Vierge qui avait été
donnée par la mère de la comtesse
Jeanne, ne put échapper au désordre;
pas un autel ne resta debout. Les ciboires, les
vases d'or employés pour la messe et
l'encens furent lancés par dessus le mur du
cimetière, jusque dans les rues du bas de la
ville. Le peuple se partagea les saintes hosties et
les mangea pour faire voir que ce n'était
que du pain. Georges de Rive parut en vain, sa voix
se perdit dans le tumulte.
Il y avait quatre prêtres
préposés à la garde de
l'église et, chose étrange, on les
vit s'aider à renverser les autels, car
dirent-ils,
il
est évident que maître Farel a la
Bible de son côté. Cet éloquent
discours avait été béni de
Dieu pour chasser l'idolâtrie du coeur des
hommes aussi bien que des parois de
l'église. En souvenir de ce jour
mémorable, les habitants de Neuchâtel
firent graver sur une plaque d'airain les mots:
« L'an 1530, le 23 octobre, fut
ôtée et abolie l'idolâtrie de
céans par les bourgeois. » Cette plaque
fut placée sur un pilier à gauche de
la table de communion, dans la principale
église. On plaça aussi sur la chaire
l'inscription suivante: «Lorsque brilla le
vingt-troisième soleil d'octobre, le soleil
de la vie brilla aussi pour la ville de
Neuchâtel. » Pendant six cents ans les
messes latines et les prières
idolâtres avaient retenti dans l'antique
édifice, mais le jugement était venu
en une heure » (Apoc. XVIII, 10) et pas un
vestige du sombre passé ne put subsister.
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